CHAPITRE PREMIER - Paul-Louis et son père
CHAPITRE PREMIER
Paul-Louis et son pèreBAPTISTE VENAIT DE LAISSER TOMBER TOUTE UNE PYRAMIDE D’ASSIETTES.« Une lettre, Monsieur… Je ne sais pas d’où elle vient… »
Le valet de chambre présentait la lettre sur un plateau, ou, pour mieux dire, il tenait un plateau de la main gauche, et tournait, retournait, soupesait de la main droite une missive volumineuse chargée de timbres et d’aspect exotique.
Mais son maître était bien trop engagé dans sa discussion pour remarquer l’incident.
« Il vaut mieux aller en Angleterre et visiter Birmingham, Manchester, Leeds, tous les grands ateliers que tu désires connaître, disait-il à son fils.
– Bon ! je trouverai toujours le temps de faire ce voyage, répliquait celui-ci. Et vous, mon père, vous serez si content de voir Naples, Florence, les nouvelles fouilles de Rome !… Allons plutôt en Italie… »
On était en juillet, et il s’agissait de décider la grosse question du voyage de vacances. M. Benjamin Gloaguen et son fils Paul-Louis déjeunaient tête à tête. C’était leur habitude constante, depuis que l’un avait commencé ses études à l’École centrale des arts et manufactures, et que l’autre, pour ne pas se séparer de lui, avait transporté ses pénates de Nantes à Paris, dans un spacieux appartement de la place des Vosges.
« Transporté ses pénates » n’était pas dans le cas présent une simple métaphore. En sa qualité d’admirateur passionné de l’antiquité grecque et romaine et d’archéologue enthousiaste, M. Gloaguen possédait une collection de petits dieux lares plus que suffisante pour justifier cette locution. Et jamais, sans doute, au cours de leur existence vingt fois séculaire, ces statuettes de pierre ou de bronze n’avaient été plus dévotement adorées que par leur possesseur actuel.
Tout, dans la grande salle à manger à vieux meubles de bois peint en gris, portait témoignage des goûts de M. Gloaguen.
Ce n’étaient, aux murs, que moulages de bas-reliefs illustres, fragments de statues antiques, bustes au nez cassé, pierres couvertes d’inscriptions latines, grecques, hiéroglyphiques ou cunéiformes, débris où l’œil du profane n’aurait vu que des cailloux sans valeur, papyrus à demi rongés par les vers, terres cuites, vases étrusques, vieilles médailles, pierres gravées, hachettes de silex.
Sur la cheminée, une statue de marbre noir à tête d’épervier, coiffée du pschent et les bras collés au corps, se dressait entre un cratère de Pompéi et un trépied d’Herculanum. Le buffet était protégé contre les incursions des souris par une momie de chat venue en droite ligne de Gizeh. Un gypaète empaillé déployait ses ailes au milieu du plafond. À compter les scarabées sacrés, les cachets d’agate ou les saphirs, les figurines émaillées de vert et de bleu, les Nephtys minuscules qui s’alignaient en bon ordre dans les vitrines d’ébène, on aurait pu se croire plutôt au fond d’un hypogée de Thèbes ou d’une syringe de Memphis qu’à un premier étage de la ci-devant place Royale.
Au milieu de tous ces vestiges des civilisations du passé, un joli modèle de locomotive et une bobine d’induction, posés côte à côte sur une tablette, jetaient seuls une note moderne et comme une protestation contre ce débordement archéologique.
Cette simple antithèse n’aurait-elle pas suffi à indiquer au visiteur l’existence d’un double courant dans la vie des habitants du logis ?
M. Benjamin Gloaguen, ancien archiviste paléographe de la ville de Nantes, subitement mis à l’aise par l’héritage d’un parent éloigné, avait pu librement donner carrière, depuis une dizaine d’années, à son goût décidé pour les études et les recherches relatives au passé de l’espèce humaine.
C’était un homme de cinquante ans environ, au regard clair et fin, au front haut couronné de cheveux gris, au long nez toujours en éveil. Il y avait en lui quelque chose du chien de chasse en quête de gibier. À le voir tomber en arrêt devant une vieille pierre ou une médaille vert-de-grisée, la tourner et la retourner en tout sens, la flairer et jauger la quantité de renseignements ou d’inductions qu’elle pouvait lui fournir, – on comprenait que c’était là chez lui une passion dominante, exclusive, que les faits et gestes des vivants lui étaient parfaitement indifférents et qu’il était nécessaire pour l’intéresser d’avoir au bas mot deux ou trois mille ans de services.
Même, s’il faut le dire, c’est à peine si les Grecs du temps de Périclès et les Romains du siècle d’Auguste possédaient à ses yeux un nombre suffisant de quartiers de noblesse. Les Gaulois nos pères, les Celtes d’avant César, les vieux druides barbus qui ont laissé sur le sol de la Bretagne les majestueux monuments de leur civilisation, et dans toute l’Europe la trace encore visible de leur passage, – voilà quels étaient au fond les objets véritables de son culte scientifique.
M. Gloaguen se sentait Celte jusqu’au bout des ongles et il en était fier. Avec Jean Macé, il pensait que la France d’aujourd’hui fait trop bon marché de ses ancêtres préhistoriques, de ce noble rameau de la race aryenne, venu des rives de l’Oxus jusqu’aux bords de l’Atlantique quelques dizaines de siècles avant que les Grecs ou les Romains eussent un état civil. L’influence celtique était pour lui la solution de plus d’un problème historique. Il voulait que les Étrusques n’aient été que les élèves de nos druides ; que la Grèce, par les incursions gauloises en Macédoine, et même l’Égypte par les Phéniciens et les relations commerciales qu’ils entretenaient avec l’Armorique, n’aient fait qu’emprunter à la Gaule primitive ses arts et ses découvertes fondamentales. Sans les barbares latins et francs, la civilisation du monde eût été en avance de deux mille ans ! « Ce sont eux qui l’ont deux fois étouffée dans son berceau druidique ! » s’écriait-il parfois avec une ferveur singulière.
Et il ne fallait rien moins, pour le réconcilier avec ces barbares, que la découverte opportune d’un marbre gallo-romain ou d’une belle épée mérovingienne.
Par une application de cette loi des contrastes qui semble tout dominer dans la nature, son fils Paul-Louis était au contraire absolument réfractaire aux joies du bric-à-brac. Une pierre n’avait de valeur à ses yeux qu’autant qu’elle était nettement taillée à arêtes vives, selon les règles de l’art et propre à entrer dans une construction déterminée. Il n’aurait pas fait dix pas pour voir une stèle égyptienne ou une chronique de Ninive imprimée sur brique ; à peine eût-il daigné se retourner si l’on était venu lui annoncer la découverte des bras de la Vénus de Milo.
À ses yeux, le moindre perfectionnement industriel laissait bien loin les merveilles de l’art antique ; il réservait toutes ses admirations pour les trouvailles de la science moderne et déclarait hautement que le robinet de Babinet était à ses yeux un chef-d’œuvre bien autrement important que l’Apollon du Belvédère.
Il disait cela tout franchement, parce qu’il le pensait, et parce que cela découlait des tendances de son esprit autant que de la direction prise par ses études. D’où, entre lui et son père une petite guerre constante d’allusions, d’ironies mutuelles pour les objets respectifs de leur culte intellectuel. M. Gloaguen traitait son fils de Vandale et de Yankee. Paul-Louis ripostait en assurant que son papa était un ex-grand prêtre d’Isis, ou un potier étrusque, peut-être même un mage chaldéen, égaré dans ce siècle de la vapeur et de l’électricité.
« J’aimerais mieux avoir ajouté une cheville au métier Jacquart qu’avoir sculpté la frise du Parthénon ! s’écriait Paul-Louis.
– Et moi j’aimerais mieux avoir modelé le bout du nez du Gladiateur qu’avoir inventé toutes vos mécaniques du diable ! » ripostait M. Gloaguen.
Sur quoi tous deux se mettaient à rire et la querelle s’envolait en fumée.
Au physique, Paul-Louis était un grand garçon de vingt-trois ans, aux cheveux coupés ras, à la physionomie ouverte, avec une barbe blonde en fer à cheval qui lui donnait en effet quelque chose de l’apparence d’un Yankee. Il venait de passer avec succès son examen de sortie et d’obtenir son diplôme d’ingénieur civil. Du séjour d’un an qu’il avait fait au 20e régiment de ligne, avant d’entrer à l’École, il lui était resté les habitudes régulières et méthodiques du soldat.
Ces deux êtres s’adoraient, au fond, et ne songeaient, dans la pratique, qu’à se sacrifier réciproquement leurs goûts et leurs préférences. C’est ainsi qu’en ce moment Paul-Louis faisait tous ses efforts pour décider son père à choisir l’Italie, tandis que M. Gloaguen luttait de même contre son vœu secret pour aller en Angleterre.
« Nous passerions par la Suisse, ce qui nous permettrait de visiter les travaux du Saint-Gothard, alléguait le fils.
– Et en Grande-Bretagne, crois-tu que je n’aurais rien à voir ? répliquait le père. Avec les anciens camps romains, les antiquités du British Museum, celles d’Édimbourg, j’en aurai plus qu’il ne faudra pour occuper mon voyage…
– Il y a aussi ces nouvelles lignes de la Spezzia, qu’on dit fort intéressantes, » reprit Paul-Louis.
Cet assaut de générosité aurait pu durer longtemps, si Baptiste, le valet de chambre, ne s’était décidé à répéter sa phrase :
« Une lettre, Monsieur… Je ne sais pas d’où elle vient.
– Ne t’en inquiète pas, mon garçon, je le saurai tout à l’heure, » dit M. Gloaguen en souriant avec bonté.
Et comme Baptiste, ahuri, restait planté au milieu de la salle à manger, il lui fit signe de battre en retraite. Mais la curiosité dévorait sans doute l’âme ingénue du valet de chambre, car à peine avait-il pris la porte, qu’il reparut avec un nouveau plateau et sembla fort affairé à ranger la vaisselle sur le buffet.
Cependant M. Gloaguen avait ouvert sa lettre et venait d’y jeter un coup d’œil.
« Calcutta !… Qui diable peut bien m’écrire de Calcutta ?… » disait-il à demi-voix.
Tout à coup il reprit :
« Voici bien du nouveau !… Le colonel Robinson, mon beau-frère, qui s’est avisé de mourir et de me nommer tuteur de ses enfants, en même temps que son exécuteur testamentaire. Si je m’attendais à pareille tuile !… Un gaillard que je n’ai jamais vu et qui m’a écrit une seule fois dans sa vie, il y a treize ans, pour m’annoncer le décès de ma pauvre sœur… »
Paul-Louis savait très vaguement qu’une sœur de son père, – ou plutôt une demi-sœur, car elle était issue d’un second mariage de son grand-père, – avait épousé un officier anglais et l’avait suivi aux Indes. Il se rappelait avoir entendu dire jadis qu’elle y était morte du choléra. À ces notions très sommaires se bornait sa connaissance des faits.
C’est un solicitor qui m’écrit, un des notaires de ce pays-là, reprit M. Gloaguen. Ces procureurs ne doutent de rien ! Écoute-moi ça :
Calcutta, le 14 juin 1882.
Monsieur,
Nous avons le regret de vous annoncer que le très honorable lieutenant-colonel George Plantagenet Crusoé Robinson, commandeur de l’ordre du Bain, officier de l’Étoile de l’Inde, commandant le 111e régiment de riflemen de Sa Majesté Britannique, est décédé le 8 du présent mois en sa résidence officielle, à Calcutta. Par son testament olographe en date du 19 mars dernier, déposé en notre étude, et dont une copie dûment certifiée est ci-jointe, le défunt vous a constitué tuteur de ses enfants et l’un de ses exécuteurs testamentaires.
Nous avons l’honneur d’être, en attendant vos ordres, Monsieur,
Vos très humbles et très obéissants serviteurs.
SELBY, GRAHAM ET C°,
Solicitors.
… « Comme c’est agréable ! poursuivit M. Gloaguen avec un mouvement d’impatience. Moi qui ai horreur des chiffres et des questions d’argent ! Il faut qu’il me tombe des nues des pupilles dans l’Inde… Et sans nul doute un fatras d’affaires embrouillées, une fortune en roupies et en livres sterling, des responsabilités, des ennuis de tout genre… Ces choses-là n’arrivent qu’à moi !… Mais, Dieu merci, ce n’est pas affaire faite et je pense bien que je pourrai décliner cet ennuyeux honneur… C’est ce que je ferai certainement… ne fût-ce qu’en raison de la distance et de l’impossibilité manifeste d’être un tuteur sérieux. Ah ! voici le testament… »
M. Gloaguen venait de déplier une de ces prodigieuses feuilles de papier timbré presque aussi vastes qu’un numéro du Times, dont la basoche anglaise a gardé la tradition. Le document était écrit sur deux colonnes, d’une magnifique écriture ronde, d’un côté en anglais, de l’autre en français.
L’archéologue lut à haute voix :
Calcutta, le 19 mars 1882. Ceci est mon testament et l’expression de mes dernières volontés. Quoique sain de corps et d’esprit, j’ai des motifs sérieux de croire que ma vie est en danger et pourrait bien avant peut être sacrifiée à la stupide vengeance d’un ennemi inconnu, qui ne m’a épargné récemment ni les avertissements ni les attentats. J’ai donc résolu d’écrire mon testament et d’exprimer les vœux que je recommande à la bienveillance de mes amis.
Éloigné de mon pays depuis près de trente ans, et toujours traité par ma famille avec l’indifférence et la dureté qui sont chez nous le lot habituel des fils cadets, je me suis graduellement détaché d’elle au point de lui devenir étranger. Toute la part d’affection et de bonheur que j’ai eue dans ce monde m’est venue de ma bien-aimée femme, Émilie Gloaguen, trop tôt ravie à ma tendresse, hélas ! mais qui n’a pas cessé, après treize ans, de vivre dans mon cœur. Je sais quelle estime et quelle amitié inaltérable elle portait à son frère, M. Benjamin Gloaguen, ex-archiviste paléographe de la ville de Nantes, aujourd’hui établi à Paris. Je sais aussi, par les comptes rendus des sociétés savantes et autres publications spéciales, avec quel zèle et quel succès mon beau-frère se livre à ces études archéologiques qui ont été la passion, l’honneur et le délassement de ma carrière militaire.
Ces motifs réunis me portent à lui confier, comme à mon seul parent ou allié vraiment digne de ce nom, ce que j’ai de plus cher, ma fille Florence et mon fils Chandos. Je prie M. Benjamin Gloaguen, au nom de l’affection qu’il portait à leur mère, de servir de tuteur et de père à ces enfants jusqu’au jour où ma fille aura trouvé un mari digne d’elle, où mon fils sera sorti de l’École militaire, vers laquelle ses études ont été dirigées.
Ma succession se compose : 1° de six cents livres sterling 3 % consolidé, sur le grand-livre ; 2° des arrérages de ma solde ; 3° de la pension que l’État doit à ma fille ; 4° de mes meubles, chevaux, livres et objets d’art ; 5° de mes manuscrits, spécialement de mes notes sur les monuments de l’architecture kmer, et des dessins ou photographies que j’ai rapportés de mon exploration archéologique au Cambodge…
« Diable ! s’écria ici M. Gloaguen en interrompant sa lecture, voici qui devient fort intéressant ! L’architecture kmer, dont on ne connaissait même pas le nom il y a une dizaine d’années, est une des manifestations les plus brillantes de l’art antique en Asie…
– Il s’agit sans doute de vieux moellons informes et de statues sans nez ? demanda Paul-Louis avec une nuance de dédain à peine dissimulé. Évidemment, si elles avaient un nez, elles ne seraient pas dignes de l’intérêt de MM. les archéologues…
– Vieux moellons !… Statues sans nez !… riposta M. Gloaguen. Apprenez, jeune barbare, que nos marins français ont retrouvé tout récemment, dans les solitudes du Cambodge, au milieu de jungles et de forêts presque impénétrables, de véritables merveilles architecturales, des temples et des palais dont les ruines peuvent rivaliser avec les œuvres les plus parfaites de la Grèce et de Rome !… Des monuments qui attestent la puissance et le génie d’un Michel-Ange asiatique !… Des sculptures qui révèlent l’art consommé d’un Phidias inconnu !… »
Paul-Louis se taisait devant cet enthousiasme. M. Gloaguen reprit sa lecture :
… Tous ces papiers et documents se trouvent dans mon cabinet, à Calcutta ; je recommande expressément que les scellés y soient apposés immédiatement après mon décès et ne soient levés qu’en présence de mon exécuteur testamentaire, M. Gloaguen…
« Comment, sapristi ! en ma présence ! s’écria ici l’archéologue. Est-ce que ce pauvre colonel s’imagine qu’un Français part pour Calcutta comme on va faire un tour à Versailles ? »
On aurait dit que le testament prévoyait l’objection :
… Sans doute un voyage dans l’Inde n’est pas une petite affaire, et je ne me dissimule pas qu’en réclamant de mon excellent beau-frère un tel déplacement, je tire sur son obligeance une grosse lettre de change. Mais je lui certifie que l’intérêt de mes documents compensera pour tout vrai savant la fatigue de cette excursion, et j’ai des motifs très sérieux de souhaiter que personne avant lui ne porte la main dans mes notes. Je lui confie donc ce dépôt scientifique, en le suppliant instamment de le recueillir en personne, et je prie en tout cas MM. Selby, Graham et C°, qui ont été mes agents depuis un quart de siècle, à notre satisfaction mutuelle, d’attendre à cet égard les instructions de M. Gloaguen.
Signé : J.-P.-C. ROBINSON.
« Voilà qui est fort embarrassant ! reprit l’archéologue en achevant cette lecture. Je ne puis pourtant pas prendre ainsi aujourd’hui la malle des Indes et m’en aller au bout du monde !…
– Pourquoi pas ? fit doucement Paul-Louis. Calcutta n’est pas au bout du monde… On y va maintenant en vingt-deux jours… Nous étions indécis sur notre voyage de vacances. Le voilà tout trouvé !…
– Quoi ! tu serais d’avis ?
– Sans doute. Et je suis bien sûr qu’au fond vous en mourez d’envie…
– Oh ! j’en meurs d’envie, j’en meurs d’envie !… cela te plaît à dire, fit M. Gloaguen très soucieux, en tournant machinalement dans ses doigts le parchemin qu’il venait de lire. Tiens ! il y a encore une enveloppe ! » s’écria-t-il en s’apercevant qu’il n’avait pas achevé le dépouillement du paquet.
L’enveloppe était à son nom, et le cachet rompu se trouva contenir une simple carte de visite
Le major O’Molloy, commandant par intérim le 111e riflemen.
Calcutta.
accompagnée d’un billet ainsi conçu :
Mistress O’Molloy présente ses compliments à M. B. Gloaguen, et compte qu’il lui fera le plaisir d’accepter l’hospitalité chez elle à son arrivée à Calcutta. La photographie ci-jointe est celle de Florence et de Chandos.
« Le portrait vivant de ma pauvre sœur ! s’écria M. Gloaguen, en contemplant avec émotion la gracieuse image d’une jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans, appuyée sur l’épaule de son jeune frère. J’aurais reconnu ces enfants entre mille !…
– Vous voyez bien que j’avais raison ! reprit Paul-Louis plus attendri, lui aussi, qu’il ne le montrait. Je vous dis, cher père, que nous allons partir pour Calcutta par la première malle…
– Tu verrais le canal de Suez !… s’écria M. Gloaguen, comme pour se donner un argument décisif.
– Et vous les Pyramides, le musée de Boulaq ! appuya Paul-Louis.
– Sans parler des monuments de l’Inde, de ceux du Cambodge !… Je serais fort surpris si je n’y trouvais pas les traces manifestes de l’origine asiatique de notre civilisation gauloise. Qu’est-ce qu’un dolmen, après tout, sinon un temple indien à son expression primitive ? Et qu’est-ce qu’un temple indien, sinon un dolmen surchargé d’ornements ?… D’ailleurs, c’est un devoir sacré que m’impose là feu mon beau-frère, et je ne pourrais guère m’en affranchir sans forfaiture…
– C’est tout à fait mon sentiment…
– Eh bien ! voilà une affaire entendue. Nous partons. »
Paul-Louis, en homme pratique, avait déjà sauté sur un Indicateur des chemins de fer qu’il feuilletait d’une main fiévreuse.
« Calcutta… Compagnie des Messageries maritimes, paquebots-poste français, dit-il après un instant… Par Marseille, Suez, Pointe-de-Galles, Pondichéry et Madras… Il y a un départ le 27…
– Après-demain !…
– Nous pourrons être prêts.
– Nous le serons.
– Et si nous voulons encore abréger le voyage, rien ne nous empêche de prendre à Alexandrie la ligne directe de Calcutta, Compagnie péninsulaire et orientale.
– Nous la prendrons.
– Ainsi donc c’est aujourd’hui lundi. Demain soir nous partons par le rapide pour Marseille. Et après-demain, mercredi, nous nous embarquons pour Calcutta… »
Un grand bruit de vaisselle fit relever la tête à MM. Gloaguen père et fils. C’était Baptiste, qui, dans son empressement d’aller porter la grosse nouvelle à l’office, venait de laisser tomber toute une pyramide d’assiettes.