Chapitre 2-1

2000 Words
Chapitre 2 — Excusez-moi, Madame. Je cherche dans la collection « Profil d’une œuvre » une critique de Madame Bovary. Je ne la trouve pas en rayon… L’employé de la librairie pianota aussitôt sur son ordinateur. — En effet, Mademoiselle. Nous sommes en rupture de stock. Faut-il vous commander l’ouvrage ? — Heu… Non merci. Pas la peine… Une fois sorties sur le trottoir, les deux jeunes filles furent éblouies par la lumière crue du soleil. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Jade, une petite brune, en plissant ses yeux verts. Il semblerait que tous les profs de français de Brest se soient donné le mot ! La mère Bovary a plus de succès que Miss France ! Et la dissert’ est à rendre vendredi prochain ! Tu ne crois pas que ce serait plus simple de lire le bouquin ? Tu te tapes la première moitié du livre, par exemple, et moi la seconde ; après on en discute ? — Pas question que je me farcisse cette conne pendant plus de trois heures ! J’ai essayé. Charlène m’a indiqué les passages importants. Cette Emma est une tarte ! Elle me fait trop penser à ma « darone ». J’peux pas la kiffer ! Allez, viens ! On descend la rue. Là, on trouvera. Dans le court tunnel à l’usage des piétons qui reliait la place de la Liberté à la rue de Siam, Jade se retourna. — Pourquoi ta mère te fait penser à Emma Bovary, Éva ? C’est vrai… Tu ne me parles jamais d’elle. La jeune fille élancée, aux longs cheveux brillants, soupira. — C’est une trop longue histoire… Et pas des plus intéressantes. Ma mère n’est pas méchante, non… Mais elle est comme la Bovary. Une monomaniaque accrochée à son seul fantasme. — Ta mère a un amant ? s’écria Jade, tout émoustillée. — Si encore c’était ça ! Au moins, ce serait concret ! Non… Elle est fan d’un chanteur, et ça bouffe la vie de toute la famille ! — Johnny Hallyday ? — Non. Plus jeune et plus niais. Max Major. Jade fit la moue. — Ah ! Je vois le genre… Enfin, chacun ses goûts. Remarque… quand j’étais petite, j’écoutais ses disques. Je le trouvais romantique. — Ouais, mais tu as évolué. Pas lui. Ni ma mère… Les deux jeunes filles avisaient, droit devant elles, l’enfilade de fontaines de marbre noir. Au loin, un ruban de mer bleu fermait l’horizon. Éva Leblez poussa sa compagne vers le trottoir de droite, face à la poste. Pensionnaires au lycée Kérichen, elles goûtaient au plaisir de savourer quelques heures de liberté, tous les mercredis après-midi. Elles descendaient la rue d’un bon pas lorsque Jade jeta un coup d’œil derrière elle. Puis elle se serra contre son amie. — Dis donc, Éva, j’ai l’impression qu’un type nous suit depuis tout à l’heure… — Beau mec, j’espère ? plaisanta l’autre. — Non. C’est un vieux. La cinquantaine… Un bourge chicos… Il était déjà à la librairie. Sans ambages, Éva Leblez pivota sur elle-même. — Vu… Mais tu es parano, ma fille. Il ne nous regarde pas. Il doit aussi avoir une fille en seconde et qui étudie la mère Bovary ! Décidément, elle a plus de cent soixante ans, la vieille, et elle fait encore chier tout le monde ! Au trait d’humour de son amie, Jade gloussa. Dans leur classe, pas un élève n’avait autant le sens de la repartie qu’Éva, elle répondait même aux profs, mais elle le faisait en y mettant les formes, sourire aux lèvres et politesse exigée, si bien qu’ils se sentaient souvent désarçonnés face à elle. Néanmoins, la jolie brunette ne remarqua pas le geste de la main qu’Éva fit derrière son dos… Elles avaient parcouru trois cents mètres environ lorsque la blonde s’arrêta un instant pour fouiller dans son sac. Elle en sortit un billet de cinq euros bien plié. — C’est ma tournée, ma cocotte. Je t’offre une glace. Tu veux bien aller prendre une boule au melon ou au citron ? — Ben… où ça ? — Tu tournes là à droite. Au coin de la rue, il y a une pâtisserie. Leurs glaces sont super bonnes ! — Tu ne viens pas avec moi ? s’étonna Jade. — Heu… non. J’ai horreur de poireauter dans un magasin. Ça me file des angoisses. Sans plus amples explications, Jade se saisit du billet tendu. Lorsque la jeune fille revint, cinq minutes plus tard, elle trouva son amie à l’endroit où elle l’avait laissée. Le regard rivé devant la vitrine d’une agence de voyages. Éva semblait en contemplation devant une affiche vantant les beautés du Costa Rica. — Tiens… voilà ta monnaie ! Et ne rêve pas trop, ma fille ! ajouta-t-elle en sondant les yeux un peu tristes de son amie. Il faut être pété de thunes pour se payer un voyage comme ça… — J’irai là-bas avant mes dix-huit ans, décréta l’autre d’une voix ferme. — Ouah ! Tes parents ont gagné au loto ? Éva haussa les épaules, ramenée soudain à la réalité. — Penses-tu ! répliqua-t-elle d’une voix plus enjouée. Ma darone a même trouvé le moyen de nous sucrer cet été notre semaine de camping en Vendée ! Elle va jouer les bonniches chez son Max Major. — Sans blague ! Raconte ! Tout en devisant, les deux jeunes filles poursuivirent leur chemin. Brièvement, Éva résuma la situation. Jade tenta de désarmer l’humeur belliqueuse de celle qu’elle admirait tant. — Tu sais, être fan c’est ça… J’aurais peut-être fait la même chose à la place de ta mère. Pourquoi tu ne lui parles pas ? Pourquoi tu ne lui dis pas qu’elle te pompe grave le mou avec son Max ? — C’est râpé d’avance… On voit que tu ne la connais pas ! Moi ou mon frère, on disparaîtrait de sa vie qu’elle ne s’en rendrait même pas compte ! Mais si, je te jure ! Tiens, un exemple… Sais-tu pourquoi je porte ce prénom que je déteste et que mon frère, mieux loti que moi, s’appelle Simon ? Non, ne cherche pas… Max Major est le nom de scène de Simon Évabellitz. J’aurais eu une petite sœur, elle se tapait du « Bella » pour toute son existence ! Non mais des fois, les enfants devraient avoir le droit de divorcer de leurs parents ! — T’exagères un peu, non ? essaya de tempérer sa camarade. Mes parents non plus ne sont pas très riches, mais je les aime bien quand même ! En hochant vigoureusement la tête, Éva fit tournoyer sa chevelure claire. — Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ! riposta-t-elle. Je m’en fous pas mal du fric ! C’est tout ce qui gravite autour qui me manque et m’attire ! Heu… je ne sais pas, moi… un certain savoir-vivre… une culture. T’imagines pas la honte que je me coltine lorsque ma mère part assister à un concert de son « héros » avec ses copines ! Max Major appelle affectueusement ses fans ses petites majorettes ! Tu veux un dessin sur la façon dont elles s’habillent pour aller l’applaudir ? — Oh non ! pouffa Jade en se cachant la bouche de sa main. Pas ça ! Ma pauvre… Allez, viens ! ajouta-t-elle en glissant son bras sous celui de son amie. À propos de culture, nous y voilà. Tu vas pouvoir détailler Madame Bovary sous toutes ses cultures… * Au même moment, à Port-Launay, Simon Leblez tentait de camoufler trois boutons indésirables à l’aide d’une crème miracle oubliée par sa sœur aînée. Ce garçon de quinze ans essayait, malgré tout, de prendre soin de lui. Profiter de la salle de bain ne lui était guère possible que le mercredi. Ce jour-là, il avait la maison pour lui. Simon n’avait pas à supporter l’impatience d’Éva : « Sors de là, c’est à mon tour » ou pire les quolibets goguenards de son père : « Encore enfermé dans la salle de bain ? Mais, ma parole, tu es pire qu’une chochotte ! » Aussi, dans cette maison où la douche était de rigueur - économie oblige - venait-il de quitter la douce torpeur d’un bain tiède. Sur la glace embuée, il dessina de l’index un cœur qu’il effaça encore plus vite du plat de la main. Il s’examinait à présent sans concession. Pourquoi n’osait-il pas demander à sa mère de lui acheter en pharmacie un produit efficace contre l’acné ? Après tout, il n’y avait rien de louche à ça… La plupart de ses copains agissaient ainsi ! Alors, pourquoi pas lui ? — Toi, tu ne peux pas… murmura-t-il à son reflet. Tu dois faire attention à tout… C’est comme ça… Nicolas et les potes devaient passer le chercher d’ici un quart d’heure. Ils iraient faire une partie de flipper ou de baby-foot à Châteaulin. Cette réminiscence lui donna soudain une bouffée d’angoisse. — Merde ! Son match ! hoqueta-t-il en dévalant l’escalier, nu comme un ver. Le jeune homme se précipita dans le salon et alluma le poste de télévision au moment où l’arbitre donnait le coup d’envoi. S’il avait oublié d’enregistrer ce match de coupe du monde, il était mort ! Il chassa de son esprit la perspective de la soirée à venir. Son père avait besoin d’un public - lui en l’occurrence - pour commenter un match de foot. Selon ses dires, il faisait l’éducation sportive de Simon. Sa mère « qui n’y connaissait rien » avait par là même, les soirs de grande messe, le droit de regarder un film dans sa chambre ou de sortir avec des amies. Quant à lui, inutile d’essayer d’y couper. Si, année après année, match après match, il avait forcément assimilé les règles de ce sport, il n’éprouvait qu’un vague ennui à chaque fois. Son truc à lui, c’était le surf qu’il pratiquait de temps en temps. Seulement voilà : comment gagner le spot le plus proche, en l’occurrence Morgat, quand on n’a pas de moyen de locomotion ? Ce n’est pas sur le scooter qu’il partageait avec sa sœur qu’il aurait pu embarquer sa planche ! Il dépendait donc du bon vouloir de son père pour le conduire. Fallait-il encore qu’il n’y ait, ce jour-là, ni match de foot ni course cycliste à la télévision… Parfois, le père de Nicolas se dévouait et emmenait les deux garçons. C’était alors jour de fête ! Simon regagna l’étage pour aller s’habiller en pensant à son grand copain. Depuis deux mois, leur relation s’étiolait un peu. À présent, la préoccupation majeure de Nicolas s’appelait Aurore. Une grande brune, plutôt mignonne devait-il se l’avouer en toute franchise… Mais un Nicolas amoureux était encore plus lourd à porter qu’un Nicolas tout seul… Simon hésita entre un tee-shirt fuchsia et un autre, noir. Il prit donc un blanc, le premier sur la pile. Après tout, il n’avait pas à plaire. Depuis qu’Aurore se sentait investie d’une mission divine, à savoir de présenter au meilleur ami de Nicolas l’une de ses bonnes copines, la vie de Simon flirtait avec l’Enfer. « Tu n’aimes pas Lucie ? » « Non, sans façon. » « Et Florette ? Elle ne te plaît pas ? » « Un peu trop bébête et fofolle, si tu veux mon avis. » Aujourd’hui, c’était au tour d’une certaine Manon, une cousine d’Aurore qu’il ne connaissait ni d’Adam ni de Caïn. Si la postulante était du même acabit que les deux autres, il ne pourrait même pas prétexter qu’il la trouvait trop moche… Devant l’armoire à glace de sa chambre, héritée d’une vieille tante, Simon serra la ceinture de son slim et s’exerça au courage. — Ma chère Aurore, articula-t-il en fixant son image dans le blanc des yeux, tu veux me faire plaisir ? Eh bien, soit ! Présente-moi ton grand frère ! Ou mieux encore, va courir ailleurs et laisse-moi Nicolas ! Si ces mots étaient innocents, l’idée nue qu’ils revêtaient fit rougir Simon de honte. Le début du commencement d’un hypothétique coming-out n’était certes pas à l’ordre du jour… Il n’osait même pas songer à la réaction de Nicolas s’il lui dévoilait son secret… Seule, la glace de sa chambre connaissait son désarroi. Devant elle, il se faisait toujours l’effet d’être le barbier du roi Midas. D’après la légende, lorsque ce dernier étouffa sous le poids du secret de son maître, trop lourd à garder pour lui, il fit un trou dans la terre et chuchota à l’intérieur de la cavité avant de le reboucher : « Le roi Midas a des oreilles d’âne… » Malheureusement pour lui, il se trouvait dans une roselière et les roseaux jaseurs eurent tôt fait de colporter la nouvelle. Alors qu’on sonnait à la porte, Simon s’entraîna une dernière fois devant son reflet. — À propos, papa, j’ai un petit truc à te dire : je suis homo… Pas même en rêve ! Le jeune garçon délaissa son confident pour ouvrir la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la rue. — Je descends, les gars ! Les trois copains faisaient vrombir leur moteur. La voisine allait encore râler et se plaindre à ses parents. Telle une amazone moderne derrière son cavalier qu’elle tenait par la taille, Aurore lui répondit : — Grouille-toi un peu ! Les autres sont déjà Châteaulin ! Le visage casqué de Nicolas se retourna vers sa compagne qu’il embrassa. Et le supplice ne faisait que commencer… * — Tu rêves ou quoi, Simon ! Pourquoi tu mets le couvert dans la cuisine ? — Ben, j’sais pas, fit l’adolescent en haussant les épaules. Comme d’hab’ ! — Mais enfin, mon garçon, gronda la voix paternelle, tu n’as tout de même pas oublié que notre match débutait dans un quart d’heure ! Si… TI avait totalement occulté le point d’orgue de cette journée cauchemardesque. — Ben non, répondit-il avec aplomb. Je pensais qu’on avait le temps de dîner avant. Je t’ai enregistré le match… Je ne vois pas où est le problème ! — Mais pas celui-là, triple buse ! Ce soir, ce sont les bleus qui jouent en direct ! Où donc as-tu la tête ? Bon, trêve de plaisanterie, je vais aller chercher les munitions dans le coffre de la voiture. Allume donc le four pour faire réchauffer les pizzas !
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