Chapitre 2-2

1644 Words
— Maman mange avec nous ? La question de Simon resta sans réponse. Jean-Pierre Leblez, tout excité, avait déjà filé récupérer son pack de bières. Seule fantaisie à cette soirée d’ivresse… Exceptionnellement, lorsque l’équipe de France jouait, Simon avait l’autorisation paternelle de prendre une canette. C’était déjà cela. Le liquide ambré faisait un peu passer la pilule… Si le père de Simon avait connu la réelle motivation de son fils pour que la France restât dans le tournoi, il eût certes supprimé le lot de consolation… Myriam Leblez était rentrée chez elle fort tard. Tout d’abord, madame veuve Morel avait des horaires élastiques en ce qui concernait la fermeture de son établissement, comme si elle eût craint de ne pas retrouver la boutique le lendemain suivant. De ce fait, ses deux employées, qui n’avaient aucune envie de se retrouver au chômage, secondaient, bon gré mal gré, madame Morel dans sa mission apostolique. Qu’étaient, après tout, dix minutes de plus dans une journée, si ce temps était consacré à donner un peu de bonheur autour de soi ? D’ailleurs, madame Morel se plaisait à répéter à Myriam et Françoise qu’en quarante ans de carrière, elle ne s’était octroyé en tout et pour tout que trois semaines de vacances… À soixante-huit ans déclarés, inutile donc de lui parler de retraite. Ce mot ne faisait pas partie de son vocabulaire. Si, d’autre part, Myriam était en retard ce soir-là, la faute en incombait aussi à Françoise. Son amie ne lui avait pas proposé de la reconduire jusqu’à Port-Launay, prétextant un rendez-vous chez le dentiste. Mais Myriam n’était pas dupe. Françoise boudait. Appeler son mari vexait aussi la mère d’Éva et Simon. Il se serait gentiment moqué d’elle et de ses velléités de jogging. Aussi, trottinant ou marchant, Myriam avait-elle rejoint son domicile, exténuée. Elle aussi avait oublié ce soir-là le match de coupe du monde. Cette nouvelle la ravit. Elle pourrait prendre une douche, avaler n’importe quoi à la va-vite et se coucher aussitôt après. Myriam savait, en toute occasion, pouvoir compter sur Simon. Son grand fiston faisait sa fierté. Bel adolescent, excellent élève, raisonnable, que demander de plus ? Il la secondait même mieux que Jean-Pierre qui aimait se prélasser devant la télé après une journée de travail. En attendant sa mère, Simon, quant à lui, mettait le couvert et préparait souvent le repas du soir. À l’aide d’épices ou d’herbes aromatiques, il avait l’art de rendre appétissant le moindre plat de pâtes ou de pommes de terre. À l’inverse de sa sœur, la crise d’adolescence· semblait l’avoir épargné. — Pizzas, ce soir, mon chéri ? demanda-t-elle en entrant dans la cuisine. Il y a foot encore ? — Oui maman, répondit-il en refermant la porte du four. Et ça ne fait que commencer ! ajouta-t-il avec un léger soupir. — Toutes mes condoléances, mon grand… Je suppose que ton père est énervé ? — Devine… Il se concentre avant la rencontre. Il ne lui manque plus que le maillot et les chaussures à crampons. Le ballon, il l’a : c’est moi ! Myriam, par égard pour son fils, réprima un fou rire. — Mon pauvre pitchounet, dis-toi, pour te consoler, que tu participes à son bonheur ! — Mouais… Je ne sais pas ce qui est préférable. S’ils gagnent, j’en prends pour perpète, s’ils perdent, p’pa va décréter le deuil national et ce sera pire qu’en Afghanistan à la maison ! — Je te promets de lui suggérer d’inviter des copains à la prochaine tournée, ça te soulagera ! — Tu parles ! Il ameutera les fils de ses potes pour me faire plaisir ! Soirée chips pour tout le monde ! Et moi, en prime, j’aurai à passer l’aspirateur le lendemain. Non merci ! Myriam ébouriffa la chevelure ondulée de son fils dans un geste de tendresse. — Bon, si cela ne t’ennuie pas, je te pique une petite part de pizza et je monte, je suis vannée. — Oui, m’man. S’il reste un strapontin au paradis, inutile qu’on soit deux au purgatoire ! Bonne nuit ! * Bien calé contre le dossier moelleux du canapé, Simon observait de biais son père, assis à l’extrême bord du coussin, l’index et le majeur de chaque main croisés sur ses genoux. Il encouragea l’arrivée des bleus sur le terrain : — Allez-y, les petits ! On y croit tous ! Simon eut une petite moue sceptique. En ce qui concernait l’honneur national, son père était sans doute le dernier des Mohicans. S’il profita de l’hymne mexicain pour avaler une bouchée de pizza et une gorgée de bière, en revanche, sa fibre patriotique exulta lorsque retentirent les premières notes de la Marseillaise qu’il entonna sans vergogne, à l’instar de quelques-uns des onze joueurs… Puis ce fut le coup de sifflet de l’arbitre. Le match débuta. Silence. Respect. Même les vouvouzelas, grippées pour l’occasion, étaient parties se coucher. Simon survécut à la première mi-temps. Une gaffe de son père le mit en joie. La bière qu’il savourait était une Corona. Il se garda bien de le lui faire remarquer. À la reprise, l’élixir des dieux du stade tourna vite en eau de boudin. On sombre héros ! Jean-Pierre Leblez chantait maintenant a capella avec les commentateurs de la chaîne. En plus cru… — Non mais, Simon ! T’as vu cette b***e de tantouzes ! Ils marchent ! Je rêve ! On va se les tartiner encore longtemps à la guacamole ? T’es qui là, toi ! Tous des pédés ! Son père parlait des bleus, les « petits » du départ, usant de son insulte favorite… On était à la soixante-dix-neuvième minute de jeu. Après un penalty, Blanco marquait le but de trop pour la France. Et de deux contre la face à Toto ! Mais le père de Simon, fou de colère, ne se résignait pas. L’adolescent se dépêcha de terminer sa canette. Il eût été capable de la lui arracher des mains en guise de représailles. Sa tête dodelinait de gauche à droite, inconsolable. — C’est foutu… Je te dis… Je te les ramènerais en France, moi, à coups de pied dans leur derrière joufflu ! Tous au SMIC dès la semaine prochaine ! Allez, viens, Simon ! On éteint et on va se coucher ! Je ne veux pas tout à l’heure les voir chialer comme des gonzesses. Je suis trop dégoûté ! Il joignit le geste à la parole et éteignit le poste. Prudent, Simon resta assis dans le canapé. Il connaissait son père… D’ailleurs, après quelques secondes de pur silence, Jean-Pierre Leblez se rétracta et ralluma la télévision. — Il reste encore dix minutes, plus les arrêts de jeu, déclara-t-il, penaud. Tu y crois, toi, au miracle ? * Loin de toute cette agitation sportive, Myriam tentait de se reposer. Cependant, les vociférations de son mari, en bas, l’avaient brusquement et plusieurs fois, arrachée à son demi-sommeil. — Hein ? Quoi ? venait-elle de s’écrier, hébétée de fatigue, en se découvrant assise dans son lit. D’après les cocoricos courroucés de son coq gaulois, les bleus devaient perdre. Si cette défaite lui fais ait autant d’effet que l’annonce d’un concert de trompes tibétaines dans la cathédrale de Chartres, néanmoins Myriam devait faire montre de diplomatie. Encourager Jean-Pierre à baisser d’un ton eût été malvenu. Avant qu’elle ne monte se coucher, il lui avait assuré qu’elle aurait le job tant convoité dans la villa louée par Max Major. Il s’était arrangé avec le maire du Faou, lequel ne comprenait pas toute cette fébrilité autour d’un chanteur qu’il jugeait « has been ». L’insulte faite à son idole pesait encore sur l’estomac de Myriam comme si elle avait englouti trois douzaines d’escargots farcis à son dîner. — « Has been » ! répéta-t-elle, encore écœurée. Elle alluma sa lampe de chevet et contempla, l’une après l’autre, les quinze photographies encadrées qui ornaient les murs roses de sa chambre. Son orgueil. Car il ne s’agissait pas de vulgaires posters, non, mais de véritables clichés pris par elle ou l’une de ses amies. Certes, Myriam ne pouvait pas toutes les exposer : elle en possédait trois cartons plein les boîtes à chaussures, et Jean-Pierre aurait mis le « holà »… Elle avait donc choisi d’honorer sa tapisserie des photos les plus parlantes. Devant elle, placée entre les deux fenêtres, la plus belle sans doute. Max avait croisé son regard dans la foule qui se pressait ce soir-là à Bobino. Et elle avait eu le réflexe d’immortaliser cet instant mémorable. Assis devant son légendaire piano blanc, Max remerciait le public à la fin du concert. Il avait eu ce sourire, un peu mélancolique, qui faisait chavirer le cœur de ses fans. D’ailleurs, Françoise et Christiane, depuis plus de douze ans que ce magnifique portrait trônait dans sa chambre, insistaient à chaque occasion - anniversaire de l’une ou Noël - pour que Myriam leur cédât le négatif. À chaque fois, ses amies se heurtaient, bien entendu, à un refus catégorique. Elle voulait être la seule à posséder ce trésor. N’était-ce pas légitime ? Elle avait, à l’époque, dépensé une somme folle pour faire agrandir et encadrer la photo. Myriam tourna la tête vers la table de chevet. Appuyé contre sa petite lampe, tel le vigile de ses songes, un autre cliché. Son préféré, peut-être… Max se prêtait au jeu des autographes et lui tendait le précieux CD. Myriam avait effleuré les doigts de cet incommensurable artiste. Certes, Françoise et Christiane, présentes elles aussi à ce concert londonien, possédaient le même, ou presque. C’était elles qui posaient, à tour de rôle, auprès de Max. Myriam se souvenait encore de cette virée à trois en Angleterre. Exténuant ! Entre le coût du ferry et celui du concert, elles n’avaient plus les moyens de s’offrir une chambre d’hôtel à Londres. Aussi, sitôt après avoir entendu Max, avaient-elles regagné la gare et attendu pendant six heures le premier train pour Plymouth. Là encore, elles avaient patienté trois heures avant de pouvoir reprendre un ferry. Le temps était exécrable et le trajet du retour n’avait rien d’une promenade de santé ! Heureusement pour elles, Jean-Pierre les attendait au débarcadère de Roscoff. Le pauvre ! S’il espérait des détails de leur fabuleuse soirée, il en avait été quitte pour ses frais ! Toutes trois avaient dormi dans la voiture, du sommeil du juste ! Mais en aucun cas, Myriam ne regrettait ce périple éprouvant. Avoir pu serrer la main de Max l’avait consolée de toutes les fatigues endurées et du mal de mer. Pendant trois jours, elle avait conservé au creux de sa paume les fragrances subtiles d’un parfum ambré ! Elle ne s’était pas lavé les mains. Françoise et Christiane non plus, du reste. L’absence soudaine de bruit en bas ramena la quadragénaire à sa vie conjugale. Jean-Pierre venait d’éteindre la télé. Si son fils Simon était délivré de son pensum, la défaite des bleus pouvait donner des idées revanchardes à son mari. Or, ce soir, elle avait autant envie de le consoler qu’un végétalien était attiré par un steak tartare. Elle décida sagement d’éteindre, elle aussi, sa lampe de chevet et de faire semblant de dormir.
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