— J’ai une nouvelle exceptionnelle à te dire. J’ai failli t’envoyer un mail hier soir, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de voir ta tête quand tu saurais ! Tu vas tomber à la renverse, ma fille ! Promis !
Il fallut encore attendre d’en avoir fini avec le livreur et d’avoir signé le bon de réception de la marchandise.
— Alors ! Raconte ! supplia Françoise dès que l’homme eut tourné les talons.
Myriam savourait tellement cet instant qu’elle ne put s’empêcher de la faire languir encore un peu.
— Devine…
— J‘sais pas moi. Heu… T’as un amant ?
— Depuis hier ? s’exclama Myriam. Et qu’est-ce que j’en ferais, par-dessus le marché ? Tu prends tes désirs pour la réalité ! Moi, j’ai assez d’un homme à la maison ! C’est bien de toi, tiens, une idée pareille !
Elle regretta aussitôt sa dernière répartie. Seule et sans enfant, Françoise n’avait rien de la « célibattante » endurcie. « Célibattue » lui aurait mieux convenu… Sans essayer de bousculer le destin qui la dédaignait, elle patientait sagement dans un petit coin de la vie.
— Non, ma Fanchon… C’est bien mieux que ce que tous les amants de la Terre ne sauraient nous apporter… Ça y est ! Je t’ai mise sur la voie !
— Max ? demanda l’autre, dubitative. Tu as un scoop sur Max Major, c’est ça ?
Les deux femmes partageaient la même idolâtrie pour le célèbre chanteur de charme. C’était là, d’ailleurs, le ciment de leur amitié. Sous l’effet de l’émotion, les joues de Myriam se gonflèrent.
— Oui, ma fille ! Et tu sais quoi ? Il va venir passer quinze jours de vacances chez nous…
Françoise ouvrit des yeux ronds comme des billes de loto.
— Chez toi ? Et il a accepté ton invitation ?
— Mais non, grosse bête ! Quand je dis « chez nous », je pense à la région ! Il cherche une villa à louer près du Faou. C’est paraît-il le berceau de sa famille maternelle ! Entre parenthèses, ce détail me chiffonne… J’ai eu beau fouiller cette nuit dans mes archives, j’étais trop excitée pour dormir, tu penses ! je n’ai rien trouvé de ce côté-là. La grand-mère de Max s’appelait Marie-Louise Janvier. Elle est née à Aubagne en 19 12. Quel rapport avec la Bretagne ?
— On ne peut pas tout savoir sur lui, tu sais… Hélas ! Ou bien, si ça se trouve, c’est une histoire montée de toutes pièces par son service de « com ».
Tout en bavardant, cutter en main, les deux femmes délivraient les bouteilles d’eau de leur gangue de plastique rigide. Dans ce commerce de proximité, la clientèle était plutôt âgée et achetait ce produit à l’unité. Et comme, à tout moment, elles pouvaient être dérangées, d’un accord tacite, le débit de leur voix coulait en cascade.
Françoise, cependant, marqua une légère pause. Ses yeux devinrent rêveurs et elle afficha sur ses lèvres un doux sourire.
— Oh… la… la… Tout de même, c’est génial…
On pourra se balader par là, le soir, après le boulot. Et qui sait, peut-être on le rencontrera.
— Pfff ! J’ai bien mieux que ça ! déclara Myriam en ménageant ses effets.
— Dis vite ! Tu me fais mourir ! trépigna l’autre.
L’instant du dénouement approchait. Myriam ne pouvait pas le différer sine die. Une cliente, madame Bourhis, avait déjà la main sur la poignée de la porte. Pour l’instant, elle était en grande discussion avec un voisin sur le seuil du magasin et, si elle ne se décidait pas encore à entrer, le moment où il faudrait s’occuper d’elle ne tarderait pas.
— Tu ne m’as même pas demandé comment j’avais appris la nouvelle ! Non, ne cherche plus… C’est Jean-Pierre. Hier, au Faou, ils ont reçu à la mairie un coup de fil de Philippe Henski, lui-même, l’agent artistique de Max. Il lui fallait trouver très vite une belle villa près du Faou et ce, pour la seconde quinzaine de juillet. Et surtout, il demandait à la mairie de s’occuper de lui dénicher une femme de ménage, efficace et discrète, durant tout le séjour de Max. Eh bien, regarde bien ta copine, car tu as sous les yeux la future soubrette de Max !
Sur ce, telle une souveraine auréolée de gloire, Myriam Leblez répondit à l’appel de la cliente qu’elle rejoignit à l’avant de la boutique dans une attitude hiératique. Restée accroupie pour finir le travail au fond du magasin, Françoise essuya une larme du bout des doigts, tout en entendant la voix flûtée de son amie.
— Si, si, madame Bourhis ! Il y a quelqu’un. J’arrive !
Les deux femmes n’eurent l’occasion de se retrouver que trois quarts d’heure plus tard. Chez madame Morel, la majorité des clients étaient des habitués qui venaient ici faire leurs courses d’appoint, qui un kilo de tomates, qui deux tranches de jambon. Le samedi, en général, était consacré au temple de la consommation, un hypermarché situé sur l’autre rive. Néanmoins, ceux qui ne possédaient pas de moyen de locomotion se fournissaient parfois exclusivement chez madame Morel ou aux halles toutes proches. Le va-et-vient entre le bar et l’épicerie participait aussi à la fluidité de la pratique. Si, de l’autre côté, l’on jouait aux cartes, attablés des après-midi parfois entières devant un verre de rouge ou le matin, d’autres, plus jeunes, debout au comptoir, expédiaient un café-crème avant d’aller travailler, il était courant que la frontière fût franchie entre ces deux mondes. Chacun trouvait sa place, un peu comme à l’église autrefois : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Mais fût-ce au bar, fût-ce à l’épicerie, chacun réclamait contre sa monnaie son dû d’attention. D’ailleurs, madame Morel n’aurait jamais embauché une serveuse muette ou atrabilaire. Cette vieille figure castellinoise prenait son rôle social avec le plus grand sérieux. Dès potron-minet, elle hissait le drapeau de l’aménité devant sa troupe de choc réunie, à savoir Françoise et Myriam…
— N’oubliez pas de demander à monsieur Lelouppe, s’il passe aujourd’hui, des nouvelles de sa femme. Elle a été hospitalisée avant-hier. Et quand madame Chavez viendra chercher sa commande, appelez-moi au bar. Elle n’a toujours pas reçu de carte postale de sa fille et s’en inquiète.
Nonobstant, madame Morel avait le défaut de ses qualités. Souvent, ses deux employées pouvaient la surprendre les yeux mi-clos devant un client dont elle récoltait une quelconque confidence. Elle donnait alors l’impression d’emmagasiner l’information, de s’en nourrir et de s’en repaître. Bien qu’elle ne ragotât pas, l’épicière savourait son insatiable curiosité telle une friandise trop délectable pour être partagée.
Le ventre de l’épicerie connut un petit creux aux environs de neuf heures. Avant de rejoindre Myriam, Françoise jeta un coup d’œil dans l’ouverture de la porte qui les séparait du bar.
C’était bon… Madame Morel recevait à confesse Louis et Hervé Le Du, deux frères ennemis. Sa tête dodelinait de l’un à l’autre, comme naguère ces figurines de chien que l’on plaçait sur la lunette arrière des voitures.
Myriam dépaquetait des cartons de brioches quand son amie s’approcha d’elle pour lui demander :
— Dis-moi, c’est bien la troisième semaine de juillet que tu as posé tes congés ?
— Ben, oui. Pourquoi ?
— La semaine dernière, tu m’as bien dit que vous partiez tous les quatre camper en Vendée ?
Devant le ton précautionneux de son amie, Myriam haussa les sourcils.
— Oui… Où veux-tu en venir ?
Françoise prit son élan avant de débiter d’une traite :
— On est bien d’accord que tu ne peux pas te trouver à la fois au four et au moulin ? Si tu campes avec ton mari et tes enfants, je ne vois pas comment tu pourrais travailler chez Max Major ! Alors… il m’est venu une idée… Si tu veux, je prends ta place…
— Tu as envie d’aller camper avec Jean-Pierre et mes gosses ?
Françoise haussa les épaules.
— Ne fais pas l’idiote ! Tu as très bien compris… Tu peux pas demander à ton mari de m’obtenir ce boulot ?
Myriam tergiversa avant d’affronter le danger.
— Tu sais très bien, Françoise, que c’est impossible ! Toi, tu as choisi la première quinzaine d’août pour tes congés. Madame Morel n’acceptera jamais que l’on prenne nos vacances en même temps ! Comment ferait-elle pour tenir, seule, l’épicerie et le bar ?
— Ça c’est pas mes oignons, bougonna Françoise.
Et puis, même si je n’suis pas en vacances, je pourrais m’arranger pour obtenir, au minimum, un congé de maladie d’une semaine… Tu te rappelles ? On l’a déjà fait l’année dernière pour le concert de Max à Bruxelles !
— Attends ! rectifia Myriam. C’était tout à fait autre chose ! Il ne s’agissait que de deux jours ! Et puis, on était en pleine période de grippe hivernale ! Qu’est-ce que tu raconterais au toubib ?
— Une gastro, ou quelque chose comme ça, répondit l’autre. Les maux de ventre, c’est pas écrit sur ta figure… Et le docteur Lenoux se méfie comme de la peste des épidémies ! Il a tellement peur de choper un truc qu’il ne s’approche de toi qu’à reculons !
Myriam, acculée devant tant d’arguments recevables, fit la moue. Il était temps d’annoncer la couleur à son amie. Tout à son propre bonheur, elle n’avait pas songé que Françoise pût être jalouse de sa félicité.
— Écoute, ma Fanchon… Tout d’abord, avec une gastro-entérite d’une semaine, tu serais dans le Guinness des Records des chutes libres ! Et puis, pour tout te dire, je me suis déjà arrangée avec Jean-Pierre hier soir… et j’ai annulé la réservation au camping… Tu le comprendras sûrement, toi, mais je ne pouvais pas laisser filer une occasion pareille ! Tant pis pour nos vacances ! On n’en mourra pas ! Ce n’est que partie remise pour l’an prochain !
Infiniment déçue, Françoise prit sur elle malgré tout, pour tenter de donner des remords à sa grande copine.
— Ton mari a accepté ça sans broncher ? s’exclama-t-elle.
— Je lui ai promis quelques petites compensations estivales…
— Et tes enfants ? Les pauvres… Simon et Éva ont dû être drôlement tristes d’apprendre qu’ils ne partiront pas en vacances…
— Mais ils partiront ! rétorqua l’autre. Ça ne les empêchera pas de camper avec leurs copains réciproques ! Et puis, tu sais, quand on est ado, la famille, on est content de s’en débarrasser de temps à autre !
Tout était dit. Françoise prit un air pincé. Sa peine était si visible que Myriam tenta de la consoler.
— Écoute, ma bibiche, toi ou moi, c’est du pareil au même ! Et quand je serai sur place, je trouverai bien l’occasion de te faire venir !
— Et comment ? répliqua-t-elle d’une voix aigre. Tu sais tout aussi bien que moi que Max a horreur d’être piégé par ses fans ! D’ailleurs, ajouta-t-elle, s’il te reconnaît, tu pourras dire bye-bye à ton poste !
— Ne gâche pas la fête, Françoise ! En vingt-cinq ans, il n’a eu l’occasion de me faire la bise que trois fois ! Ça m’étonnerait qu’il s’en souvienne…
— Pour plus de sécurité, moi, à ta place, je porterais des lunettes. C’est fou comme ça peut changer un visage, lui conseilla Françoise avec un soupçon de perfidie…
D’ailleurs, « l’élue » monta aussitôt sur ses ergots.
— Des lunettes ! Et pourquoi pas des fausses dents, tant que tu y es ! Non merci ! J’ai pas envie de présenter à Max un repoussoir ! Au contraire, je me maquillerai les yeux… C’est ce que j’ai de mieux.
— Ma parole ! On dirait que t’as l’intention de le draguer ! Je ne voudrais pas te vexer, ma pauvre Mimi, mais avec Max, t’as aucune chance ! Il ne sort qu’avec des jeunettes ! Et puis d’ailleurs, Jenny Rivière sera sûrement dans les parages… Alors, laisse tomber ton maquillage ; il ne te verra même pas.
Peu soucieuse de ses propres contradictions, Françoise répondit à l’appel de madame Morel de l’autre côté de la cloison et laissa son amie se dépatouiller avec ses cartons de brioches. Après tout, une piqûre de rappel ferait le plus grand bien à Myriam… Pour qui se prenait-elle ? La vie l’avait déjà suffisamment gâtée : une jolie maison, un mari plutôt sympa, deux enfants. Qui avait-elle, elle, pour lui tenir compagnie lorsqu’elle rentrait dans son T2 loué, le soir, après son boulot ? Capitaine Flamme… Un chat siamois, pure race, qui lui avait coûté les yeux de la tête. Mais cet effort pécuniaire valait tous les sacrifices. Max Major possédait le même animal. Et souvent, quand elle caressait sa douce fourrure, elle se plaisait à penser qu’à plus de cinq cents kilomètres d’elle, Max accordait la même faveur à son Capitaine Flamme. Même chat, même nom… Ils étaient en symbiose. Enfin presque… La dame qui lui avait vendu son chaton s’était trompée de religion. Son Capitaine Flamme, à elle, s’était révélé être une femelle.