IILes scènes précédentes ne se rattachant qu’à un fait rétrospectif antérieur à l’époque du drame que nous allons dire, nous n’avons mis en scène, afin d’en activer le récit, que les deux principaux personnages. Maintenant, sur la donnée de ce prologue, nous allons assister à de nouvelles passions, étudier de nouveaux caractères, et descendre, par une allure moins précipitée, dans les sombres spirales qui se déroulent sous nos yeux.
Il y a une vingtaine d’années, sous la fin du règne de Louis-Philippe, vivait sur la commune de Boulogne, près Paris, la famille Bernier. D’abord, M. Bernier, officier retraité, et le père Bernier, son frère, un petit homme très actif, jouissant d’une très mince considération, et faisant à Paris des affaires d’une nature peu définie.
Le capitaine Bernier n’était pas fortuné. Il habitait une maison de basse apparence, entourée d’un jardinet, où il se plaisait à jouer à l’agriculteur comme les enfants jouent au soldat. Mais cette modeste existence, dont s’accommodait fort bien la simplicité de ses mœurs, le préoccupait beaucoup moins que l’avenir de son fils Pierre.
Ainsi que son frère le père Bernier, il était veuf depuis quelques années.
Par les relations qu’il avait conservées dans le monde militaire, il obtint une bourse à l’école de Saint-Cyr, où son fils avait été admis.
Le père Bernier était un homme d’un tout autre caractère, ou d’un tout autre cœur. D’abord on le disait riche ; état que son excessive avarice justifiait très bien. Ensuite, comme sentiment, il différait du tout au tout de son frère le capitaine. Il avait aussi un fils, mais se souciait fort peu de son éducation. Il n’eût pas donné un sou pour l’envoyer, au collège ; en revanche, il le soumettait aux travaux de sa maison et de ses champs comme un simple mercenaire ; avec cette différence qu’il ne le payait pas.
Lorsque le jeune Pierre Bernier sortit de l’École militaire, son cousin Claude, le fils du père Bernier, tombait à la conscription.
Il ne fut pas question de le faire remplacer, le lecteur le suppose bien. Au contraire, le père Bernier s’applaudit intérieurement de n’avoir pas à le nourrir et le vêtir pendant les années que l’État l’entretiendrait sous les drapeaux.
Claude était cependant une nature douce et aimante ; et, bien qu’il n’eût jamais entendu de paroles affectueuses sous le toit natal, ce fut le cœur gros qu’il quitta ce père qui ne l’avait jamais aimé.
Les deux cousins se retrouvèrent dans le même régiment : Claude, simple soldat, Pierre, sous-lieutenant.
C’était au mois de juin 1848, pendant l’insurrection. Le canon grondait sur les hauteurs du quartier Sainte-Geneviève, et, à l’horizon, en amont de la Seine, s’élevaient des nuages de fumée.
Il y avait une barricade rue Croix-des-Petits-Champs, à l’entrée de la rue Montesquieu. Elle faisait face au poste du Palais-Royal, situé cour des Fontaines.
Parmi les défenseurs de cette barricade se trouvait un homme armé d’une carabine. Placé à l’angle gauche de la rue Montesquieu, le canon de son arme appuyé sur un pavé, il attendait que la sentinelle du poste de la cour des Fontaines traversât son rayon visuel. Alors le coup partait et la sentinelle tombait.
On enlevait le corps et un moment après un autre soldat la remplaçait. Au premier tour, nouvelle détonation – et il tombait.
Pendant qu’on relevait le cadavre, l’homme à la carabine rechargeait son arme.
Voyons maintenant ce qui se passait dans le poste de la cour des Fontaines.
Un jeune officier le commandait. Il avait à peine vingt-cinq ans et se nommait Pierre Bernier. C’était un homme d’un caractère peu communicatif, d’une nature non sympathique. Il vivait parmi ses camarades sans s’y être créé une amitié, et était indifférent au soldat.
Après la mort de la deuxième sentinelle, le sergent-major vint avertir Pierre Bernier de ce qui se passait.
Celui-ci répondit aussitôt :
– Il faut en référer au poste principal de la place du Palais-Royal.
Puis, après réflexion, il ajouta :
– Le nom des deux hommes frappés ?
– Gagnelet et Pascal.
Il y eut sur la physionomie de l’officier comme un nuage. Son front se plissa, son regard se fixa sombre et pensif.
Le sergent attendait. – Tout à coup, sur un ton de résolution, Bernier dit :
– Relevez la sentinelle.
L’homme de l’obéissance passive ne fit aucune observation et se retira.
Deux minutes après, un coup de feu se fit entendre.
– Lieutenant, dit le sergent, voici le troisième homme qui vient d’être tué.
– Sait-on d’où vient le feu ?
– D’en face, je crois ; du moins à en juger par la blessure ; ils tombent au second tour frappés au côté gauche. – Qu’ordonne le lieutenant ?
– Rien. Je n’ai pas d’ordre. À une autre sentinelle !
À ce moment, un jeune homme se présenta devant l’officier.
– Que veux-tu, Dumont ?
– Lieutenant, c’est mon tour de faction. Je vais être tué. Vous connaissez ma mère et vous savez qu’elle ne survivra peut-être pas à ma mort. Voici une lettre dans laquelle je lui fais mes adieux. Me promettez-vous de la lui remettre ?
L’officier ne leva pas la tête, et d’un ton impassible il dit en prenant la lettre :
– Je la remettrai.
Dumont sortit, fit deux ou trois pas devant le poste et tomba.
– Lieutenant, observa le sergent, est-il bien nécessaire de faire ainsi tuer tous nos hommes ?
– Je ne raisonne pas, j’obéis. Le poste ne doit pas rester sans factionnaire. Quel est celui qui vient après Dumont ?
– C’est Bernier.
– Ah ! fit l’officier en pâlissant légèrement.
– Votre cousin, lieutenant.
– Je n’ai pas de parent, ici, sergent. Allez.
Le lieutenant plongea sa tête dans ses mains. Le cœur de cet homme devait être remué par des émotions fortes, car des gouttes perlaient sur son front plissé.
Pendant ce moment, le jeune Claude s’approcha de son sergent.
– Vous avez quelque chose à me dire ? demanda celui-ci avec bonté.
– Oui. Voici une lettre, et je désirerais qu’elle parvînt à la personne à qui elle est adressée.
– Je la jetterai à la poste dès que nous pourrons sortir.
– Non pas. Il faut que la personne la reçoive de vos mains, elle seule, pas même un domestique ; car c’est une personne riche.
– Eh bien, je vous jure que, si vous succombez, cette lettre sera remise par moi seul, à cette personne, seule aussi.
– Merci.
Et se tournant vers son chef, il lui dit :
– Lieutenant !
Bernier releva la tête.
– Qu’y a-t-il ?
– C’est moi, votre cousin, qui viens vous dire adieu. Je ne sais si ma mort influera sur votre destinée, mais rappelez-vous ceci, vous ne jouirez pas en paix de ce qu’elle pourra vous rapporter. Je n’implore pas pour moi, mais permettez à celui qui va mourir de vous dire qu’il est indigne de faire ainsi assassiner des hommes. Ceux qui sont derrière la barricade et qui m’attendent pour me frapper valent mieux que vous, lieutenant !…
– Assez !…
– Non, pas assez !… C’est un homme qui va mourir qui vous parle, vous devez l’écouter.
Et, étendant la main vers la tête de l’officier, il posa le doigt sur son front.
– Non, tu ne profiteras pas de ma mort et je te condamne au malheur !…
Un moment après, le soldat Bernier, le corps traversé d’une balle, tombait sur le trottoir.
– Sergent, cria l’officier, n’exposez plus personne et prévenez le poste du Palais de ce qui se passe ici.