I-2

2565 Words
L’avant-veille de son départ, il passa chez son fabricant d’appareils. – Est-ce prêt ? demanda-t-il. – Oui, monsieur le comte. – Je n’ai pas besoin de l’essayer. – Vos ordres ont été suivis avec la dernière exactitude. D’ailleurs, c’est la plus forte machine que j’aie construite. – Pendant les grands froids, je ferai de curieuses expériences en Russie, et je compte en rédiger un rapport que j’enverrai à l’Académie. Faites-la placer dans une caisse, et envoyez-la-moi demain matin au plus tard. – Vous l’aurez ce soir, monsieur le comte. Le surlendemain, le comte et sa femme se trouvaient dans une chaise de poste sur la route de Varsovie. – La petite fille de la comtesse, l’enfant de M. de Saint-Loubès, avait été confiée aux soins de la sœur de sa mère, la comtesse de Roquetaillade. Plus on s’éloignait de Paris, plus le mari paraissait se dégager d’une pensée persistante, d’un danger permanent. La physionomie de la comtesse ne trahissait aucune émotion. Ils causaient de choses et d’autres, mais jamais de sentiment. D’ailleurs, les distractions inhérentes à un long voyage leur fournissaient sans cesse des sujets de causerie. Dix jours après leur départ de Paris, ils arrivèrent à la résidence du comte Souzaroff. C’était une de ces habitations du Nord, plus étendues qu’élevées, et qui ne mériteraient pas en France la qualification de château. Néanmoins, l’intérieur offrait tout le confortable d’un hôtel parisien. Le paysage n’avait rien de triste, bien que la saison fût avancée. De grands bois, des plaines cultivées, et, au milieu, les méandres argentés d’une rivière aux rives rocheuses. Le comte conduisit sa femme dans une très jolie chambre, dans laquelle le froid ne devait jamais pénétrer. – Voici, madame, votre chambre à coucher. Il n’y a pas, soyez-en certaine, dans la chaussée d’Antin, un appartement mieux abrité. Ici, on ignore l’existence du froid. D’ailleurs, je l’ai fait disposer à votre intention. Il y a, dans ces profondes embrasures, triples fenêtres, munies chacune de verres aussi épais que des glaces. Vous avez aussi triples portes, venant s’ajuster contre des bourrelets en caoutchouc. Cela défierait le courant d’air le plus indiscret. – Derrière ces rideaux est une soupape qui aère au besoin. Cette ouverture donne sur un couloir condamné. – Et, pour combien de temps me condamnez-vous à cette jolie cage, monsieur le comte ? demanda la jeune femme en souriant. – À peine un mois. – Ce sera bien long !… – Oui, ce sera bien long, pour moi, ma belle amie !… – Ah ! vous redevenez aimable ; c’est sans doute le sol natal qui produit cet effet-là. – Vous me quittez bientôt ? – Le temps de donner quelques ordres à mon intendant et de voir un peu les choses par moi-même ; quatre ou cinq jours, tout au plus. Mais il y a de la société dans le pays, et vous ne serez pas continuellement condamnée à notre tête-à-tête. – Ah ! vous redevenez sarcastique. Grâce à une domesticité intelligente, l’installation fut bientôt faite ; et le soir même, à l’heure du dîner, on vit arriver au château quatre ou cinq masses informes, ayant beaucoup de fourrures à la surface. Ces êtres étranges se débarrassèrent d’un monceau de vêtements, et il en sortit des personnages, seigneurs et seigneuresses du pays, qui se montrèrent fort aimables convives. Les hôtes du comte étaient de parfaite éducation et parlaient fort correctement le français. Nous ne connaissons pas le fond de la pensée de Souzaroff, ni quelle était son intention en conduisant sa femme hors de France. Mais, ce soir-là, après le départ de ses invités, il y eut en lui une impression inattendue. Ces lieux ne ramenaient à son esprit aucun souvenir poignant ; sa femme se retirait dans une chambre où rien ne lui rappelait une faute ; et puis la soirée avait été joyeuse, la chère excellente, et les vins faisaient merveilles au cerveau et au cœur. En un mot, le comte sentait son âme se dérider, et des pensées d’amour montaient à son cerveau. Et il regardait sa femme qui se disposait à se retirer. Il lui prit la main. – Oh ! comme votre main est brûlante !… – Vous ne l’aviez jamais sentie ainsi, ma belle amie ? – Ma foi, je ne saurais me le rappeler. Il y avait dans l’œil du comte de ces fauves éclats auxquels les femmes ne se trompent point. – La comtesse fit un pas pour sortir ; son mari la retint. – Écoutez, madame, nous venons de faire cinq cents lieues, mais il me semble ce soir qu’un million nous séparent de Paris. Tout s’efface dans le passé, et je sens que je vous aime !… C’est une faiblesse, je le sais, une lâcheté de mon caractère, mais je n’en rougis pas !… Il y a en moi deux hommes : celui qui aime avec folie, celui qui hait avec rage ; l’un et l’autre touchent aux extrêmes. C’est le premier qui vous parle, qui vous supplie, ce soir !… Voulez-vous que je vous aime bien, que je me grise à jamais dans vos bras ? dites, dites-moi, que vous le voulez !… Et je reste ici, et je ne pars pas ! Et je vous remercierai du bonheur nouveau que vous m’apportez, et, je le sens, mon amour me ramènera la belle enfant qui m’a déjà donné des heures d’ivresse et d’extase ! La jeune femme le regarda fixement, et, après un moment de silence, lui dit : – Je serais une folle de croire à ces paroles, monsieur !… Puis, portant son regard vers la salle à manger, elle ajouta cruellement : – On a bu bien du vin ce soir. Le comte se redressa comme s’il eût reçu une vague glacée au cœur. Il saisit un cordon et sonna. Une jeune femme de chambre se présenta. – Conduisez madame dans son appartement, dit-il. Et s’inclinant cérémonieusement : – Je vous souhaite, madame la comtesse, une bonne nuit – une bonne nuit comme à Paris. Demeuré seul, il s’assit dans un fauteuil en face du foyer, sombre, pensif. Puis, tout à coup, se levant en sursaut, il murmura : – Cette femme vient de se condamner ce soir !… Le lendemain de cette première soirée, il ne fut fait par le comte aucune allusion à la scène de la veille. Dans la journée, les deux époux sortirent en traîneau, et l’on fit des visites dans le pays. – Quelques journées s’écoulèrent et le comte ne parlait pas de son départ pour Moscou. D’abord, l’abondance des neiges rendait le voyage presque impossible ; et l’on pouvait à peine suffire au déblaiement des routes pour le passage des courriers. Ensuite, c’étaient des invitations de la noblesse des localités voisines que l’on ne pouvait refuser. Certes, le comte eut, bien des soirs, au retour, la main brûlante, mais il ne fournit plus à sa femme l’occasion de le lui faire remarquer. D’ailleurs, celle-ci ne paraissait pas mal prendre son séjour en Pologne. Elle avait dans le voisinage une société d’hommes qui flattaient sa coquetterie, et les femmes lui étaient tellement inférieures qu’elle se plaisait en leur compagnie. Un jour, le comte se rendit à Varsovie. C’était un très petit voyage, quelques heures de traîneau seulement. – Il descendit à l’hôtel. En déjeunant dans la salle, il aperçut, par la porte vitrée, dans le couloir, passer une silhouette qui le frappa. Il appela aussitôt le garçon. – Voyez, dit-il, quelle est la personne qui vient de passer à l’instant près de la porte et monte sans doute l’escalier. Le garçon sortit à la hâte, et revint presque aussitôt. – C’est un étranger, arrivé seulement d’hier soir. – De quel pays ? – C’est un Français, je crois. – Son nom ? – Ah ! je l’ignore. – Eh bien, informez-vous-en, et venez m’en prévenir, car la présence de cette personne m’intéresse au plus haut degré. Le garçon sortit de nouveau. Un moment après, il revint un morceau de papier à la main qu’il remit au comte. Celui-ci s’en saisit par un mouvement fébrile. Puis, tout à coup sa physionomie prit un caractère étrange, et la pâleur envahit son visage. Il avait lu : « Olivier de Lys !… » De retour au château, le comte se garda bien de dire un mot de la rencontre qu’il avait faite à Varsovie. Seulement il interrogea la physionomie de sa femme ; et par cette perception de sens qui n’appartient qu’aux esprits jaloux, il vit ou crut voir certains indices accusateurs. Une expression rêveuse, un regard inquiet, une allure indéfinissable, lui prouvaient que la comtesse était prévenue de la présence d’Olivier en Pologne. – Elle n’attend que mon absence, se dit-il, pour renouveler la scène de Paris. – Eh bien, je partirai bientôt. En effet, dès le lendemain on commença les préparatifs pour le départ du comte. Depuis trois jours, la neige avait cessé, et les voies étaient déblayées. Dans son cabinet, lequel n’était séparé que par un couloir secret de la chambre à coucher de la comtesse, était l’appareil de physique qu’il avait fait fabriquer à Paris. Il était encore dans sa caisse d’emballage. – Sans doute, le comte voulut le voir avant de l’emporter en Russie, car ce soir-là il décloua lui-même cette caisse. Le jour du départ fut fixé. Le comte partait le soir à minuit. Deux traîneaux attelés attendaient dans la cour. La comtesse s’était retirée vers dix heures ; son mari lui avait fait ses adieux. Il était près de onze heures. Le comte sonna. – Tout est-il prêt pour mon départ ? demanda-t-il au domestique. – Oui, monsieur le comte. – Tous les bagages sont sur le traîneau ? – Sur le second traîneau, monsieur le comte. – Eh bien, que l’on se tienne prêt, pour ne pas me faire attendre quand je descendrai. Le comte passa dans son cabinet. Il était en costume de voyage. Sur une table étaient un flacon d’eau-de-vie et un verre. Il versa du flacon dans ce verre et avala la liqueur d’un trait. Sa physionomie, d’ordinaire impassible, prit un masque féroce. Il y avait de la brutalité dans son regard mêlée à une lueur de satisfaction sauvage. On eût dit que cet homme allait commettre un crime. Il marchait à pas précipités et de temps à autre s’arrêtait en face de l’appareil, et la main passait avec des frémissements sur la poignée qui devait le faire agir. Et, d’une voix sourde, il murmurait : – La mort !… la mort !… Elle est là, je la tiens, je n’ai qu’une pression à communiquer et tout sera fini pour elle. Oh ! je vais donc recevoir le prix de toutes mes angoisses, la compensation de toutes mes douleurs ; je vais donc jouir de la vengeance !… Vengeance contre elle, vengeance contre lui !… Tout à coup, il lui passa au cerveau une de ces pensées que les têtes surexcitées inspirent. Il s’éloigna de l’appareil et s’approcha d’une des lampes. Il prit dans sa poche un portefeuille et en retira deux ou trois lettres. Et il eut un grand éclat de rire, nerveux, satanique, épouvantable. – Ah ! ah !… voyons ce qu’Olivier lui dit ici. Voici six mois que ces lettres sont sur mon cœur, et il n’a pas éclaté !! Eh bien, maintenant que je me sens fort pour tous les crimes, et afin de mieux savourer ma vengeance, je vais les lire !… Oh ! ce papier brûle ma main, et comme cela donnera de la force à mon bras tout à l’heure pour absorber ta vie, toi qui dors, là, à côté !… Il y avait dans sa voix les intonations du râle ; on eût dit à le voir que la colère, la rage, le prenaient à la gorge, et qu’il étoufferait avant de pouvoir accomplir sa mâle œuvre. Il versa de nouveau de l’eau-de-vie et but. À certains moments de surexcitation, les éléments d’ivresse ont la faculté de produire dans l’organisme un calme momentané – mais que la réaction rend terrible. Il s’assit en face de la cheminée, disposa la lampe à sa vue, et commença la lecture de ces lettres. Cela dura vingt minutes. Quelle impression cela produisit-il sur son cœur, on ne saurait le dire. Pas un pli de son front, pas un muscle de son visage ne broncha. Lorsqu’il eut terminé cette lecture, il prit les lettres et les brûla. Et quand la dernière lueur fut éteinte, il bondit hors de son siège comme un tigre. Il s’était, sans une plainte, sans un cri, promené le fer dans la blessure, et cela l’avait rendu fou. Il n’y tenait plus, l’alcool de la jalousie lui brûlait les artères, et voici ce qu’il vociférait : – Ah ! misérables, vous vous aimez de la sorte !… ah ! ces caresses dont tu parles, on te les a prodiguées !… on a pleuré de joie dans tes bras !… on a murmuré à ton oreille, émue par la chair frissonnante, de ces paroles insensées, de ces cris que je n’ai jamais entendus, moi !… Oh ! cela m’exalte de rage, de me représenter vos embrassements, vos extases !… Oui, je me réjouis à la pensée de la vengeance, implacable, sûre, mortelle !… Dans cet instant suprême, mes sens surexcités vont avoir raison, à leur tour, de cette trahison, de ces outrages ! Oui, rêve de lui, maintenant, caresse son souvenir, dis-toi bien que demain tu le verras peut-être, hâte-toi de savourer ton dernier songe, car je vais punir !… Le comte marchait à grands pas. Tout à coup il s’arrêta ; on eût dit qu’une pensée nouvelle traversait son cerveau. – Je n’ai jamais écrit de lettres semblables, moi !… je ne saurais pas… et cependant nulle femme n’y résiste. Oui, je le vois, il y a des hommes dont la destinée est d’être amant et d’autres d’être mari. Je suis de ces derniers, voilà la fatalité !… Et, pourtant, lorsque le sentiment s’empare d’un être, il étouffe toutes les autres passions. Que m’importent maintenant ma fortune, mon nom, mes terres de Pologne, mes mines de Russie !… Oh ! je donnerais tout cela pour avoir su écrire une seule de ces lettres, une seule de ces phrases ! Ah ! vous vous êtes roulés sur mes tapis, tu lui as mordu les lèvres, les mains, les pieds !… Et ses yeux devenaient fulgurants, et sa main fébrile caressait la poignée de l’appareil. – Elle était heureuse, bien heureuse, en ces moments, ma femme ! Elle haletait sous tes baisers !… Eh bien, c’est fini, et ton souffle, je vais le prendre ! Et d’une main vigoureuse, il fit agir cet appareil, une machine pneumatique d’une grande puissance. – En même temps, il toucha un ressort qui devait faire rabattre un tablier de tôle dans la cheminée. – Ah ! cette atmosphère chaude et parfumée dans laquelle tu dors, je te l’enlève ! Tiens, tiens, meurs, misérable !… Oh ! la fureur de la vengeance assouvie, cela enivre !… Et fou de rage, de haine, de passions, il tourmentait l’appareil, aspirait l’air à grands flots. Cela dura cinq minutes. Puis, tout à coup, il s’arrêta, prit son manteau, ferma le cabinet à clef, et descendit dans la cour. Une minute après, les traîneaux disparaissaient dans la nuit. Nous sommes dans l’appartement de la comtesse. Il est près de minuit. Tout est calme. Une veilleuse entourée d’un globe mat répand sa pénombre vague sur les objets. Sur le lit une femme endormie. Un silence profond. Pas une rumeur du dehors. Tout à coup un bruit très assourdi se fait entendre dans la cheminée. On dirait qu’une plaque se rabat pour intercepter la circulation de l’air. En effet, aussitôt une faible fumée, provenant sans doute de quelque charbon mal éteint, se répand dans la pièce. Mais, ni le bruit, ni cette fumée, d’ailleurs presque insaisissable, ne réveillent la personne endormie. Tout à coup il se produit un effet étrange. La veilleuse s’éteint. La respiration de la femme devient plus forte, plus saccadée ; les aspirations sont haletantes et provoquent le réveil. Alors cette femme, étourdie, effrayée, se dresse sur sa couche, agitant les bras, et fait des efforts pour crier. Mais rien… Aucun son ne sort de sa gorge… ses oreilles sifflent à l’étourdir. Elle se débat et retombe sur sa couche. Mais que se passe-t-il dans cette chambre ? Les portent craquent ; on dirait qu’elles vont céder sous une pression puissante. Les triples croisées forcent également : si les verres n’étaient pas aussi forts, ils auraient déjà éclaté. Par les interstices des bourrelets en caoutchouc aplatis par la pression passent, des filets d’air avec des sifflements aigus. Tout à coup une détonation formidable. Les portes, les contrevents, les croisées volent en éclats. On dirait qu’il vient de se produire une violente explosion de gaz. Le premier moment de stupeur passé, les domestiques accoururent. Tout était bouleversé dans la chambre. La comtesse gisait ensanglantée sur le lit. Une lame de verre lui avait labouré le visage, et l’on n’eût pu la reconnaître. Au moment de l’accident, le comte Souzaroff glissait au galop des chevaux de poste sur la route de Russie. Les télégraphes électriques n’existaient pas à cette époque, aussi fut-il impossible de le prévenir de cette affreuse nouvelle.
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