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Le fantôme de la rue de Venise

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Extrait : "Ceci se passait quelques années après la révolution de 1830. La baronne de Saint-Loubès, veuve depuis peu, était une belle jeune femme remarquée dans les salons aristocratiques du monde parisien. Aussi son veuvage devait-il être de peu de durée."

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I-1
ICeci se passait quelques années après la révolution de 1830. La baronne de Saint-Loubès, veuve depuis peu, était une belle jeune femme remarquée dans les salons aristocratiques du monde parisien. Aussi son veuvage devait-il être de peu de durée. La baronne de Saint-Loubès avait une petite fille en bas âge, circonstance qui lui enlevait le spécieux prétexte de se remarier pour avoir un enfant. Cependant, comme elle était aussi d’une nature essentiellement romanesque et exaltée, il était improbable qu’elle ne jetât pas son cœur par-dessus le mariage, si la Providence ne lui envoyait un mari au plus vite. Heureusement, ce mari ne se fit pas attendre. Et une année s’était à peine écoulée depuis le décès du baron de Saint-Loubès, que la jeune veuve épousait le comte Souzaroff. C’était un Russe de quelque fortune, de haute prestance, mais d’un caractère peu définissable. Au physique, grand, blond, à l’œil éteint, d’une expression étrange. Il devait y avoir dans le cœur de cet homme une grande réserve de sentiments jointe à des exaltations imprévues. Ce nouveau mari avait-il parlé au cœur de la jeune femme ou avait-il été seulement agréé à cause de sa situation de fortune et de naissance ? Ceci est une question que la belle veuve elle-même n’aurait peut-être pas pu résoudre. Le comte Souzaroff était de mœurs très convenable ; il n’avait jamais eu de femmes en évidence, et le jeu n’était pour lui qu’une distraction ; cependant, quoique sobre, en sa qualité de Russe, il buvait copieusement le vin de champagne, mais ne se grisait jamais. Les mariages du monde sont fréquents en désillusions de toutes sortes ; et pour cela, sans doute quelques jours après sa nouvelle union, nous retrouvons la comtesse mélancolique et pensive. – Mon premier mari, se disait-elle, m’aimait peu. Quant à celui-ci, il est bien étrange ! Puis, après un moment de réflexion muette, elle murmurait ces mots significatifs : – Non, ce n’est pas ça !… Oui, voici une phrase que bien des femmes ont prononcée mentalement. Car c’est tout pour elles cette satisfaction d’intimité rêvée. Tandis que chez le mari, peu lui importe !… N’a-t-il pas la liberté, et si ce n’est pas ça chez lui, ne pourra-t-il donc pas chercher ailleurs ? Il y a cependant des femmes qui se résignent et traversent une existence de famille en apparence heureuse, sans se plaindre de n’avoir pas réalisé le rêve. Mais la comtesse Souzaroff eut-elle cette sagesse ? Comme presque tous les maris dans les classes aisées, le comte avait épousé froidement sa femme. Il la trouvait belle et en était flatté, mais son cœur dormait du meilleur sommeil du monde. Cependant il y eut chez ces deux natures deux courants tout à fait opposés. Plus la jeune femme s’abîmait dans le gouffre de la désillusion, plus le mari se sentait envahi par une passion imprévue. Cet homme froid se sentit tout à coup en proie à un sentiment étrange. Il aimait cette femme avec effroi ; et lui qui n’avait jamais souffert moralement, éprouva subitement les premières atteintes de la jalousie. Il devint soupçonneux, sombre, méchant, exalté. Et ces éclats de passion momentanés ne trouvaient pas grâce devant la comtesse, qui, c’était bien décidé, ne l’aimait pas. – Le comte venait trop tard ; le prestige de l’homme nouveau n’existait plus. Et nous allons voir ce que lui inspireront ce cerveau et cette chair que la jalousie va torturer. Il y avait de par le monde de la comtesse Souzaroff un jeune homme qui se nommait Olivier de Lys. C’était un charmant personnage ; esprit gai, caractère d’une insouciance excessive, un de ces cœurs à belle surface vers lesquels les femmes inclinent toujours. Il mangeait une assez jolie fortune, sans souci de l’avenir, et jouissait avec confiance de son état de gentilhomme. D’ailleurs, il pensait beaucoup trop à l’amour, pour réfléchir jamais au mariage. En définitive, un débauché fort séduisant qui jaugeait cavalièrement les femmes. À son avis, toutes valent une heure, quelques-unes vingt-quatre, mais aucune le mariage à perpétuité. En conséquence de cette morale, il avait des succès. La comtesse eut l’imprudence de l’aimer ; et, pendant une absence de son mari, on remarqua l’assiduité d’Olivier de Lys auprès d’elle. Cependant nous ne saurions préciser la nature de cette intrigue, et il serait peut-être regrettable, sur une simple apparence, de déclarer cette femme coupable. Prenons le rôle du mari, et bornons-nous à douter. À son retour, le comte fut accueilli avec un empressement qui lui donna à réfléchir ; mais il n’en dit rien. Cependant un soir, trouvant sa femme les yeux mouillés de larmes, il lui dit : – Quel chagrin avez-vous donc, ma belle amie ? – Aucun. – Mais, alors, pourquoi ces yeux gonflés ? – Je ne sais. – Pleuriez-vous ainsi pendant mon absence ? – Oh ! oui, j’ai pleuré. C’est nerveux, ne m’en demandez pas davantage. – Ah ! c’est nerveux ! fit le comte en fronçant les sourcils. – Oh ! ne me regardez pas ainsi, je vous en prie !… – Quand on n’a rien à se reprocher, on supporte tous les regards. Une femme qui invoque ses nerfs pour excuser des impressions secrètes est une femme sinon coupable, du moins bien près de l’être, madame ! – Oh ! par pitié, ne me fatiguez pas avec vos soupçons. J’ai été habituée à plus d’égards par mon premier mari. – C’est la même phrase chez toutes les femmes remariées, madame, je le sais ; aussi je vous dispense de prononcer ici l’éloge inévitable de ce défunt. – Il m’aimait. – Et moi !… fit bondissant le comte, est-ce que je ne vous aime pas ?… Est-ce que je serais malheureux comme je le suis si vous ne vous étiez pas emparée de tout mon être ! Oh ! ne parlez plus de l’amour de M. de Saint-Loubès, je vous en prie !… Je le sais, les absents ont toujours tort, et les morts toujours raison. – Enfin, puisque vous pleuriez, madame, continuez, je vous laisse. Ce fut d’un ton froid et glacial que le comte prononça ces paroles. Les natures franchement jalouses ne se contentent pas des explications les plus convaincantes ; à plus forte raison, lorsque l’on ne rencontre aucune excuse en face de votre regard de feu qui pénètre jusqu’au fond du cœur. Alors on devient fou de douleur et de rage. C’était la situation du comte Souzaroff. À toutes ses questions, sa femme se défendait par l’indifférence. Aussi, dans son hôtel, il épiait tout, la physionomie des valets, le langage des visiteurs ; dans la nuit, au moindre bruissement, il se levait, le frisson au cœur, l’œil hagard, le souffle haletant. – Oh ! je saurai tout !… se disait-il. Il avait des douleurs insensées qui lui inspiraient des actes étranges. Ainsi il allait au cimetière, sur la tombe du baron de Saint-Loubès, et causait confidentiellement avec son ombre ; et cela les larmes aux yeux comme s’il l’eût connu et eût été son ami. Puis, il déposait des fleurs dans les corbeilles de marbre qui décoraient le tombeau. Avec sa femme, il avait de ces brutalités de sentiment qui font froid au cœur. Un jour qu’elle rappelait les attentions, les bontés de son premier mari à cet homme à qui elle reprochait de la soupçonner sans motif, elle ajouta : – Il ne m’aurait jamais crue capable de le tromper, lui, et jamais ne m’aurait dit le quart des méchancetés que vous m’adressez, monsieur le comte !… – Ah ! madame, ne parlez pas ainsi. Vous le savez bien, cet homme est mort pour vous ; et si quelqu’un ici se le rappelle par le cœur, ce n’est pas vous. – Et qui donc, s’il vous plaît ? – C’est moi !… Puis jetant sur la table quelques fleurs de pensées fanées, il ajoutait en s’en allant : – Tenez, madame, je suis allé au Père-la-Chaise, ce matin, et voici ce que M. le baron de Saint-Loubès m’a prié de vous remettre. Ces petites scènes d’intérieur ne changeaient, toutefois rien à l’existence des deux époux. Ils allaient dans le monde et recevaient, et se rencontraient même dans quelques salons avec le jeune Olivier de Lys. En ces circonstances, le comte blêmissait et son regard se rivait sur le visage de sa femme. Mais celle-ci était bien innocente, ou très habile comédienne ; car rien, ni dans sa voix, ni dans ses traits, ne trahissait une émotion secrète. Néanmoins, la vie d’intérieur n’était agréable ni pour l’un ni pour l’autre. Un fait bizarre fut pour le comte presque une révélation, et il résolut d’en tirer parti. Depuis son retour, tous les soirs, après le dîner, à la même heure, la comtesse était prise d’un tremblement nerveux, qui, d’ailleurs, durait peu de temps. Elle attribuait cela à l’effet de la digestion. Mais cette indisposition régulière fit autrement réfléchir le comte. – Vous devriez consulter votre médecin, lui dit-il un soir. – Que m’ordonnerait-il ? Quelques gouttes d’éther, voilà tout. C’est nerveux, je le sens, et cela se passera naturellement. – Mais avant mon voyage en Pologne, vous n’éprouviez pas ce malaise ? – Non. – Vous aurez eu peut-être quelque émotion trop vive ? Et, ce disant, la voix du comte se maintenait avec effort dans le ton naturel. La comtesse sourit. – Quelle émotion aurais-je pu éprouver, comte, pendant votre absence ! C’est à peine si je suis allée deux ou trois fois au théâtre, et je vous assure que les pièces que j’ai vues n’offraient aucun danger pour mes nerfs. – C’est que ce n’est pas au théâtre qu’on éprouve les plus fortes émotions. – Ah ! ah !… fit la comtesse en riant, ce serait alors près de mon feu, en lisant quelque roman. Tenez, mon ami, vous vous créez des chimères et vous rendez malheureux inutilement. C’est vraiment une calamité qu’un caractère comme le vôtre !… – Oui, c’est un malheur !… Écoutez, mon amie, permettez-moi de vous rappeler un fait. Je le tiens de vous-même, il est donc vrai. Il y a longtemps de cela, vous aviez quinze ans à peine et vous trouviez chez votre beau-frère le comte de Roquetaillade, dans une petite ville du Midi, à Bazas, je crois. Un grand crime avait été commis dans les environs et le coupable avait été condamné à la peine de mort. L’exécution devait avoir lieu sur une des places extérieures de la ville. Et justement la propriété de votre beau-frère donnait par les jardins sur cette place. Au moment de l’exécution, mue par une curiosité que je n’ai pas à apprécier ici, vous pénétrâtes dans ce jardin et montâtes dans un petit pavillon qui dominait la place. De là, vous vîtes monter le supplicié sur l’échafaud, et aperçûtes le couperet tomber sur sa tête. À cet instant, vous poussâtes un cri et tombâtes évanouie. Vous vous rappelez cela, n’est-ce pas ? – Oui, c’était un nommé Marchandier, qui avait tué sa sœur. – Cette exécution avait lieu à huit heures du matin. Or, depuis ce jour, et cela pendant près d’un mois, quand huit heures sonnaient, vous étiez prise d’un tremblement nerveux et d’un rire irrésistible mêlé de larmes abondantes. – Oh ! oui, je m’en souviens, murmura la comtesse. – Eh bien, depuis plus de quinze jours, madame, lorsque neuf heures sonnent à cette pendule, vous êtes saisie des mêmes symptômes. Tenez, écoutez, voici le timbre qui résonne, c’est l’heure !… La comtesse, pâle et comme épouvantée, se redressa dans son fauteuil. Mais ses traits aussitôt se crispèrent et la crise habituelle s’empara d’elle. Cela dura un quart d’heure. Pendant ce temps, le mari silencieux ne disait mot. Le tremblement nerveux s’arrêta ; la comtesse reprit son calme. Alors le comte se redressa devant elle, le visage pâle, la lèvre frémissante, l’œil menaçant, et, d’une voix sombre, les deux poignets de sa femme dans ses mains nerveuses, il lui dit : – Madame, il y a quinze jours, pendant mon absence, ici, à neuf heures, il s’est passé quelque chose !… La comtesse eut une commotion qu’elle put à peine maîtriser. Il passa sur sa physionomie un tressaillement rapide, comme doit en éprouver, dans un duel, l’adversaire qui reçoit une balle dans le corps. – Oh ! c’est infâme, monsieur, ce que vous me dites là !… Comment ! vous supposeriez que, moi, comtesse Souzaroff, j’eusse pu oublier à ce point mes devoirs, ici, chez vous !… Ô monsieur, la jalousie vous égare, et je vous excuse !… – Non, ne m’excusez pas, car j’en ai la conviction, vous m’avez trompé ! – Et vous me croyez coupable !… – Oui. – Oh ! c’est affreux !… – Oui, c’est affreux !… Affreux pour moi, qui en souffre à en mourir !… Et cet homme devait en effet beaucoup souffrir, car il éclata en sanglots. Sa femme le regardait avec stupeur. Ce n’était plus le jaloux sombre et farouche, c’était un cœur brisé qui se tordait dans des tortures indicibles. Cette nature en dedans faisait tout à coup irruption ; cet homme dur, presque brutal, se désolait comme un enfant. Tombé aux pieds de sa femme et, la voix entrecoupée de sanglots, il lui disait : – Oh ! je suis malheureux à en devenir fou !… Je veux tout savoir, je veux que tu me dises tout, et je te pardonnerai, parce que je t’aime ; si tu me connaissais mieux, si tu me comprenais, tu ne m’aurais pas trompé !… Parce que je n’ai pas, moi, de fausses paroles d’amour, parce que je n’ai pas les exaltations étudiées de l’amant, l’attrait de l’inconnu, tu as cru que je n’avais pas au cœur et dans l’âme toutes les passions, toutes les fièvres, tous les désordres d’imagination qui ravissent les femmes !… Eh bien, j’ai tout cela, j’ai même plus encore ! et je pourrais broyer sous l’ardeur de ma passion toutes ces sentimentalités au charme desquelles on t’a séduite !… Dis, ma belle enfant, dis-moi ce qui s’est passé ; je peux tout entendre, maintenant ; ma blessure est ouverte, le fer peut y travailler. J’en supporterai les lancinements et les tortures !… Tu vas me le dire, n’est-ce pas ?… La femme à qui s’adressaient ces paroles était éperdue. La transformation de cet homme la surprit. Ce n’était plus un mari qui se roulait ainsi près d’elle, c’était bien l’amant, l’amant en délire que toute femme rêve, même la femme vertueuse, dans ces rêves intimes qu’elle n’avoue jamais. – Mais elle se remit aussitôt. Elle avait sans doute une cause à défendre, et cette cause il ne fallait pas la perdre. – C’est folie, tout cela, s’écriait-elle… Vous me troublez avec ces paroles, cette fièvre… Je ne sais plus ce qui se passe… Je ne vous rends pas malheureux… Je vous aime… Oui, je vous aime… Mais vous ne le croyez pas ! – Oh ! non, je ne le crois pas !… fit-il tout à coup, en se redressant effrayant de délire, comme si un fer rouge venait de heurter sa plaie. – Mais qui vous fait douter ? – Tout. Car j’observe tout, ta voix, tes allures, ton regard, le souffle que tu exhales, tout enfin ce qui dit à l’homme qu’il est aimé. Écoute, il s’est passé ici quelque chose d’affreux ; si tu me jures que ce n’est pas, eh bien, je le croirai. – Oh ! je vous le jure. – Tu me le jures ! – fit-il en souriant incrédule, – oui, tu me le jures selon la locution mondaine, mais il faudrait me le jurer de manière à ce que je ne pusse en douter. Le veux-tu ? – Oh ! oui !… – Pendant mon absence, ton cœur n’a pas été surpris par l’amour d’un autre homme, tu n’as pas eu, dans un de ces moments d’ivresse qui subjuguent les femmes, une défaillance… ? – Oh, non, non ! articulait fiévreusement la pauvre femme. – Tu me le jurerais !… répétait sourdement le mari en se redressant lentement comme un serpent qui fascine une proie. – Oui, oui ! disait la femme presque affolée. – Sur quoi ? – Sur tout. Tiens, sur ce Christ !… dit-elle se levant tout à coup vers le crucifix qui se trouvait dans l’alcôve. – Cela ne suffit pas !… disait l’homme sceptique. – Sur mon enfant !… – Cela n’engage pas. Écoute, tu vas me le jurer sur celui dont je me suis fait l’ami, sur celui que tu as aimé. – Je ne comprends pas !… Et le comte redressé, froid, impassible comme le juge qui va frapper de mort un coupable, mit tout à coup un portrait sous ses yeux. – Sur le souvenir de cet homme, jure-moi que tu ne m’as pas trompé !… Vite, vite ! jure-le. C’était le portrait du baron de Saint-Loubès, le premier mari de la comtesse. À cette évocation soudaine, à la vue de cette image qui paraissait la condamner aussi, la comtesse couvrit son visage de ses mains, comme si un spectre s’élevait d’une tombe, et elle éclata en sanglots. – Oh ! jamais, jamais ! s’écria-t-elle. Ce fut un coup de foudre pour le comte. Il tomba la tête dans ses mains, sur les coussins d’un meuble, et souffrit tellement que les larmes ne pouvaient couler de ses yeux. Elles étaient toutes au cœur, et l’étouffaient. Il se passa ainsi un moment sans parole, sans reproche. Puis le comte se leva. Son visage avait toutes les apparences du calme. Il s’inclina devant la comtesse et sortit. Ce fut une nuit terrible pour le pauvre mari : insomnies fiévreuses, rages, désespoirs, poignants cauchemars ; en un mot, toute la spirale des angoisses infernales. Mais, cependant, le lendemain, il partit plus calme. Et il se dit ceci : – Que faire ? Provoquer cet homme !… Non, car voici ce qui aurait lieu : ou je le tuerais, ou il me tuerait. Dans le premier cas, désespoir de ma femme ; le supplice du spectacle de ces larmes, une haine profonde contre moi. Si je succombais !… oh ! si je succombais, ce serait les réunir, et mon cerveau bondit à cette pensée !… – D’ailleurs, que m’importe cet homme !… Ma plaie, c’est elle. Et je ne vois qu’un moyen de cicatriser cette plaie, de détruire cette douleur. Le comte venait de prendre sans doute une résolution que la suite nous fera connaître. Entre les deux époux il ne fut plus question de la scène précédente. Cette réserve étonna peut-être la comtesse, mais elle eut la sagesse de se taire. On eût au contraire remarqué chez le comte plus de déférence, plus d’attentions qu’autrefois. La comtesse put supposer qu’il oubliait. Mais les hommes outragés n’oublient pas, et les maris frappés dans leur amour ne pardonnent jamais. Quant aux hommes de la trempe et du caractère du comte Souzaroff, ceux-là se vengent. Deux mois s’écoulèrent, et rien d’extraordinaire ne se passa dans l’intimité de nos deux personnages. Un soir le comte descendit chez sa femme. – Est-ce que je vous dérange, ma chère amie ? – Mais quelle étrange question !… Pas le moins du monde. – C’est que j’ai à vous annoncer une nouvelle. – Mauvaise ? – Nullement. J’ai reçu ce matin une lettre de Moscou, et ma présence est nécessaire dans cette ville pour l’affaire des mines dont je vous ai parlé. – Ah ! c’est bien fatigant ces voyages, surtout en cette saison. Et partirez-vous bientôt ? – Nous partirons dans huit jours. – Comment !… vous voulez que j’aille, moi, dans cet affreux pays ? – Non, madame, je ne le veux pas. Mais je ne veux pas, non plus, que vous restiez ici. La comtesse ne répliqua pas ; elle comprit qu’elle devait ne pas réveiller un mauvais souvenir. – Je possède, en Pologne, un village où j’ai un château très confortable. La température du pays n’est pas excessivement rigoureuse et pour quelques semaines l’existence vous y sera facile. À mon retour de Moscou, je vous y rejoindrai, et nous reviendrons ensemble à Paris. Vous serez prête dans huit jours, n’est-ce pas, ma chère amie ? – Je serai prête, monsieur le comte. – Très bien. Et maintenant je vous souhaite une bonne nuit, chère amie, dit-il en lui tendant la main. La comtesse demeura un moment immobile, la tête inclinée, comme si une pensée pesait sur elle ; puis elle donna aussi sa main. – Bonne nuit, monsieur le comte ! Souzaroff n’était point un désœuvré ne se préoccupant que de distractions mondaines. Né dans une condition de fortune inférieure, il eût été un homme de travail. Dans sa position indépendante, il s’intéressait à certaines recherches scientifiques. Il avait même un cabinet de physique où il interrogeait en amateur les mystères de l’électricité et des pressions atmosphériques.

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