III LydwineSi vous compreniez bien ce que vous êtes, vous ne chercheriez peut-être plus à être ce que vous n’êtes pas.
PLAUTE.
Le même soir, pendant qu’Isaac entraînait la boulangère de Harlem dans l’arène des ambitions, le tailleur de Leyde essayait auprès de sa femme les mêmes fonctions de tentateur. Mais, par un de ces bizarres instincts qu’on a pu remarquer fréquemment dans les mauvaises têtes, il se trouvait que Jean, au contraire de Mathys, avait épousé une femme sensée.
– Vous ne savez pas, Lydwine, lui dit-il, les brillantes fortunes qu’on est venu tantôt nous offrir ?
– Pardon, répondit doucement Lydwine ; – et désignant de la main un œil de bœuf ouvert dans la cloison qui séparait la salle où elle se tenait de l’atelier de son mari, qu’elle pouvait inspecter ainsi à tout moment : – j’étais là, derrière la vitre, continua-t-elle ; j’ai tout vu en soulevant le rideau, et j’ai tout entendu en tirant un peu le châssis. Cet homme qui vous parlait n’est autre qu’un vieux juif.
– C’est possible, je ne le connais pas ; mais qu’importe ?
– Il vous a proposé d’abandonner votre pays.
– Pour faire fortune.
– On ne fait jamais fortune plus sûrement que par le travail. Par d’aventureuses entreprises on court des chances. S’il était nécessaire de quitter Leyde pour être heureux, la ville ne serait pas si peuplée. Mais enfin, que les hommes qui n’ont pas de toit ou qui sont réduits à fuir s’en aillent, leur excuse est dans leur extrémité. Vous n’en êtes pas à ce point. Ne vous proposait-il pas ; autre chose ?
– Lui-même ne me proposait rien. Il m’apportait une lettre.
– J’ai bien entendu. Il est le messager de gens qui se sont sauvés prudemment de la Hollande, lorsqu’ils voyaient qu’on allait les en chasser. Je devine ce qu’ils vous offrent.
– Mathys est roi peut-être.
Lydwine leva la tête en sursaut.
– Knipperdoling est chef de justice.
Elle fit un second mouvement.
– Ils m’appellent à partager leurs prospérités.
– À gouverner avec eux, reprit Lydwine avec un sourire triste, et qui gouvernent-ils ? Mais, est-on propre à conduire les autres, lorsqu’on ne sait pas se conduire soi-même ? Je parle pour Knipperdoling et pour Mathys. Sait-on administrer un état, et un état en pleine désorganisation, lorsqu’on n’est pas de force à diriger son humble ménage ? Je parle pour vous. Ils vous invitent à régner dans leurs rangs sur une ville où s’est mis le désordre flagrant, sur un pays révolté. Vous ne songez pas que les princes viendront avec des armées. Ils reprendront la pauvre ville ; et que fera-t-on de Mathys et des autres ?
– Le temps des princes est passé.
– Non, puisque vous dites que Mathys le devient ; et je crois qu’il ne vous déplairait point d’être roi aussi.
– Pourquoi pas ? répliqua Jean en affectant un sourire. J’occuperais un poste élevé, aussi bien que Knipperdoling qui n’a que de l’audace, que Mathys qui n’a que de l’adresse, si j’ai seul ce qu’ils ont à deux. Mais vous, Lydwine, n’aimeriez-vous pas, si une couronne vous était offerte, à vous entendre saluer du nom de reine ?
– Dans les temps de troubles, il n’y a que trop de fous ; n’en augmentons pas le nombre. Pour ma part, je prie Dieu de m’en préserver, et à votre question insensée je ne puis répondre.
– Vous êtes trop sage, Lydwine ; j’admire votre calme ; les grandeurs ne vous tentent pas.
– Les grandeurs de la terre ? Nous ne sommes pas nés pour elles. Le bonheur est pour nous dans l’obscurité ; il est le prix du travail. Au bout de la vie, la simple bourgeoise et l’honnête ouvrière sont aussi riches que les impératrices. Pourquoi donc nous tourmenter ? Personne n’emporte d’ici-bas que ce qu’il y a apporté, et les enfants d’Adam sont tous jetés nus en ce monde. En tenant cabaret comme vous l’avez voulu, je remplis un devoir assez pénible. Mais si je ne fais pas le mal, je reposerai cependant. Pour vous, il y a pis que les grandeurs dans l’appât qu’on vous tend. Je sais où on vous conduira ; vous ne risquerez pas votre tête seulement ; on vous fera oublier votre âme ; on vous demandera, déserteur de votre pays, d’abandonner aussi votre religion. On fera de vous un renégat.
– Qui vous a dit cela ?
– Un renégat ! Si vous aviez sur vous cette tache affreuse !…
– Mes amis sont des réformateurs…
– Des réformateurs ! Et de quel droit ? En savent-ils plus que le pape et ses cardinaux, que l’Église et ses conciles, que les apôtres et les saints Pères ? Qui les a faits docteurs ? Qui les a établis juges des évêques et des curés, eux des tailleurs et des boulangers qui ne savent pas pétrir leur pâte et coudre leurs boutonnières ? Des réformateurs ! dites des destructeurs, et ce que je vous disais qu’ils feront de vous.
– Mais, Lydwine, vous les jugez mal. Vous ne suivez pas comme moi le cours de l’opinion. Il faut à notre époque une réforme. Les abus doivent tomber ; c’est un besoin senti. Luther, vous le voyez, a triomphé ; des évêques et des princes l’ont suivi. Beaucoup de curés ont déjà secoué le joug de l’Église romaine.
– Oh ! je devais prévoir que vous approuveriez ces criminelles nouveautés. Elles vont à votre tête malheureuse. Ainsi, Jean, vous donnerez la main à ces hommes méprisés, qui vous écrivent que le vieux Christianisme n’est plus, quand son fondateur divin a dit qu’il serait avec son Église jusqu’à la consommation des siècles. Je ne lis pas comme vous ; mais je n’oublie point les sûrs enseignements de l’Église. Je n’abandonne pas la sainte bannière que nos pères ont suivie quinze cents ans.
– Mais, encore un coup, Lydwine, nous n’apostasions pas non plus ; nous réformons les excès ; nous rétablissons les choses anciennes. Je vous le répète, une foule de curés sont avec nous.
– Ceux qui étaient la plaie et la honte du sacerdoce, je le conçois. Mais l’Église, que dit-elle ? Elle les excommunie ; elle repousse de son sein les réformateurs téméraires ; et vous allez vous joindre à eux. L’Église sait bien que vous ne vous arrêterez pas, que vous reculerez jusqu’au bout ; que, semant la destruction, vous n’amènerez que la ruine.
– Je comprends, dit Jean en relevant la tête ; vous êtes obstinée dans vos liens, vous aimez l’erreur et rabaissement. Ni l’affranchissement de l’esprit, ni la liberté de l’action et de la pensée, ni la conquête des biens ne vous tentent. Vous refuserez de me suivre.
– Ainsi, vous partez. Vous délaisserez une femme qui s’était liée à vous ; vous irez dans un gouffre. Vous n’en sortirez pas.
Le tailleur poussa un amer éclat de rire, strident et bruyant, qui couvrit la voix de sa femme ; et, saisissant cette occasion de rompre brusquement un entretien qui l’embarrassait et qu’il soutenait mal, il sortit en disant :
– Vous y réfléchirez…
Deux jours après, Jean de Leyde reçut de Divarre un message qui l’engageait à se tenir prêt à partir le 10 novembre, pour être le 15 à Cœsfeld, où l’on viendrait à leur rencontre. Il fit, en homme décidé, ses dispositions ; et, malgré les sages observations de Lydwine, qui ne voulut quitter ni sa maison, ni son pays, ni son Église, ni la paix de sa vie, Jean de Leyde ceignit ses reins, laissa sa femme, dont il dédaignait les représentations, et se lança avec l’ambitieuse Divarre dans les sentiers de ce qu’il appelait la Réforme.
Seulement, en franchissant le seuil de sa demeure, il dit encore à Lydwine :
– Mais enfin, quand je serai prince, viendrez-vous me rejoindre ?
– Non. Mais si les malheurs que vous affrontez épargnent votre tête, vous retrouverez toujours ici votre femme et un asile.