II - La boulangère de Harlem

1246 Words
II La boulangère de HarlemNe vous fatiguez point sur le gouvernement. FÉNELON, Maximes de l’honnête homme. Depuis que se sont formés le Zuyderzée et la mer de Harlem, le vieux lit du Rhin s’est tari peu à peu vers sa principale embouchure ; et la faible partie des eaux de ce grand fleuve qui ne se confond pas avec la Meuse ne fait plus au-delà qu’un ruisseau qui conserve, avec étonneraient sans doute, le nom du Rhin, et se perd obscurément dans les sables de Katwyk. À deux lieues en avant, les eaux stagnantes et mortes que l’on continue à décorer du nom du grand fleuve, ceignent sans bruit cinquante petites îles groupées, qui ont l’air d’avoir été jadis un marécage. Sur toutes ces îles, que relie une multitude de ponts de pierre, s’est élevée cependant la belle ville de Leyde. Elle ne compte pas aujourd’hui trente-six mille habitants ; mais on dit qu’elle en avait bien davantage avant la Réforme. Cette piquante situation, l’éclat de cette ville florissante, ses édifices religieux, sa population animée, rien n’avait paru frapper le messager de Munster. Il parcourait avec la même indifférence la route de Harlem, bordée comme aujourd’hui de fraîches maisons de campagne, percée à travers deux lignes de beaux jardins, tous clos par un simple petit canal, tous émaillés de fleurs variées qui s’épanouissaient là durant la belle saison, et qui duraient jusqu’à la fin d’octobre. Les charmes de la riante ville de Harlem ne l’occupèrent pas plus. Il faisait nuit lorsqu’il y entra ; mais la ville était encore catholique, et les lanternes allumées devant les images des saints et des vierges qui protégeaient la façade de la plupart des maisons, éclairaient suffisamment les rues. Isaac assurément connaissait Harlem aussi bien que Leyde, car il ne demanda son chemin à personne ; il traversa, par les voies les plus courtes, une grande étendue de la ville, et s’arrêta sans hésiter devant une des plus petites maisons du pourtour Saint-Bavon, sur la porte de laquelle on lisait cette enseigne : In de peperkœk ; Divarre, brœdbakkerin. Ce qui veut dire en français : « Au pain d’épice ; Divarre, boulangère. » Les Hollandais, ainsi que les Allemands, ont toujours eu quelque bienveillance pour les juifs. Déjà alors les noms de l’ancien Testament n’étaient pas rares chez eux. Divarre n’est autre que Débora. Le voyageur frappa à la porte. Un jeune mitron vint lui ouvrir ; on n’était pas encore couché. Il fit entrer Isaac dans la salle du fond, où la maîtresse du logis, assise devant les débris de son souper, lisait dans une grande bible, à la lueur d’une lampe à deux becs. Elle leva la tête à l’arrivée de l’étranger et le reconnut. – Des nouvelles de mon mari ! dit-elle en fermant son livre. Asseyez-vous, père Isaac ; soyez le bien reçu ; et soupez, si vous arrivez avec la faim. Voici du bœuf fumé, des concombres au vinaigre, des pains à la viande, et de l’hypocras. – Vous ne m’avez donc pas oublié ? répondit le vieillard en s’asseyant et en témoignant qu’il acceptait l’invitation. – Et pourtant je ne vous ai vu qu’une seule fois, lorsque, venu ici pour des motifs que je n’ai pas connus, vous avez décidé, il y a deux ans, mon mari ruiné à partir pour Munster. Ce qui m’étonne, père Isaac, c’est que votre habit n’ait pas plus vieilli que vous… – Votre maison, si l’apparence est fidèle, n’a pas souffert non plus de l’absence de Mathys. – Elle s’est relevée au contraire. J’occupe désormais quatre garçons. La clientèle revient, et les affaires marchent. Mais lui ? – Lui, il prospère aussi. – Plus d’une fois déjà il me l’a mandé. Je ne l’ai cru qu’à demi. Les jeunes hommes dans notre ville sont enclins à se tromper. Cependant il sait les saintes Écritures ; c’est un hardi parleur ; et dans un état comme Munster, où la libre pensée peut se faire jour, il a dû percer, s’il n’a pas eu à travailler de sa personne. Il était ici fort négligent. – Travailler ! l’esprit se manifeste en lui. Il s’est révélé le voyant et le prophète du nouveau peuple ; c’est par l’intelligence qu’il travaille, réglant tout, gouvernant tout ; et un jour, inopinément peut-être, il sera roi, – s’il ne l’est déjà… À ce mot prononcé froidement, la jeune femme bondit sur son siège. – Roi ! mon mari serait roi !… Et moi ? dit-elle. – Et vous, répondit lentement le voyageur, vous, – si vous le voulez, – vous serez reine. – Mais, pardon, vous me faites dire des sottises, reprit Divarre en rougissant un peu ; vous ne parlez pas sérieusement. Mathys serait roi ! Je serais la reine Divarre !… Je fais un rêve… Et pourquoi pas en effet, dit-elle ensuite en remarquant le grave maintien d’Isaac, s’il est vrai que Munster devienne la nouvelle Sion ?… Si l’esprit règne ?… Si c’est l’esprit qui gouverne et non plus le privilège ?… – Oui, il en est ainsi dans la ville des fidèles enfants du Père. Les jours de Salomon vont renaître. – Ainsi les comtesses, les duchesses, les femmes des princes et des margraves n’effaceront plus la simple bourgeoise ? – L’égalité sur toute chair. – L’égalité, c’est beau ! Je serais reine ! Il est temps, certes, que de tels retours arrivent. On nous gouverne par des lois, mesures générales qui ne vont à la taille de personne. Les inspirations de l’esprit ne sont pas au moins des règles mortes ; elles jaillissent à propos. Je serais reine ! Vous voyez que je lis, comme mon digne époux, les Écritures. S’il est roi, roi comme Salomon, il aura dans sa compagne un conseil. Mais les peuples ont soif d’un tel règne. Qu’il se lève donc, et toute la terre s’inclinera. – Tel est, dit Isaac, sans paraître frappé des échappements ambitieux de Divarre, tel est l’espoir de la nouvelle Sion, centre d’une régénération immense, qui va ramener dans leur pureté les beaux temps des patriarches. Ceux que l’esprit discernera seront les seuls chefs. Débora fut juge en Israël. – Débora !… une femme !… Et Divarre fit un soupir. Isaac tira de sa ceinture une longue enveloppe de soie. Il l’ouvrit, et il fit briller aux yeux de la jeune dame une magnifique parure de diamants. La boulangère, dit-on, était citée comme l’une des plus belles femmes de Harlem. Elle brillait encore plus par sa coquetterie vaniteuse. Elle n’eut pas plutôt entendu les paroles qui lui annonçaient que cette riche parure était pour elle, qu’elle poussa de longs cris, de joie. Elle ne s’inquiéta pas des moyens qui avaient pu mettre tant de trésors aux mains de son mari. Elle s’écria : – Voilà l’égalité ! J’ai des diamants. – Et quand le règne des jours antiques sera vraiment et pleinement rétabli, dit Isaac, toutes les femmes auront ces splendeurs. À ces paroles, le front de Divarre se rembrunit. – Mais toutes ne seront pas reines, dit-elle. – Ainsi, reprit le messager, après un moment de silence, vous viendrez à Munster ? – Assurément. Dès demain, je fais mes apprêts. J’aliène cet humble comptoir et je quitte la Hollande. Mais, par quelle route sûre puis-je me hasarder dans la Westphalie ? – Vous rejoindrez le tailleur de Leyde, Jean, fils de Bockel, qui se rend sous peu de jours auprès des voyants. Mathys, prévenu par moi, qui arriverai avant vous, viendra à votre rencontre. Le 15 novembre, vous pouvez y compter, il vous attendra à Cœsfeld. Pour gagner cette ville westphalienne, que l’esprit n’a pas encore touchée, vous n’aurez à traverser que le pays d’Utrecht, la Gueldre et Zutphen, contrées paisibles. De Cœsfeld à Munster on compte neuf lieues de chemin, que les chances de la guerre peuvent rendre périlleuses. Mais, par les soins des nôtres, vous aurez une grande et bonne escorte. Faites donc avertir Jean de Leyde ; concertez-vous avec lui. Je l’ai quitté tout à l’heure plus décidé que je n’espérais. Que le Père soit pour vous. Je me retire à présent. Demain, aux premières lueurs du jour, je pars pour Amsterdam. Recevez mes adieux. – Vous coucherez ici, reprit Divarre. – Dans cette chambre basse, si vous le permettez. Vos garçons se lèvent avant l’aurore ; ils m’ouvriront les portes. Divarre souhaita une heureuse nuit à l’étranger, et pressant ses diamants sur son cœur elle monta à sa chambre, où son agitation ne lui permit pas de trouver le sommeil.
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