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Légende du Juif-Errant

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Extrait : "Il y avait quinze ans que Luther s'était levé contre l'Eglise romaine ; il y en avait douze qu'il était excommunié. Parmi les petits princes du Nord, gens alors habituellement grossiers et profondément charnels, la plupart avaient adopté les innovations de Luther, parce qu'elles favorisaient leurs passions et qu'elles les autorisaient à s'emparer des biens ecclésiastiques."

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I - Le tailleur de Leyde
ILe tailleur de LeydeHélas ! qui sait encor si la science à l’homme est un si grand trésor ? LA FONTAINE. Il y avait quinze ans que Luther s’était levé contre l’Église romaine ; il y en avait douze qu’il était excommunié. Parmi les petits princes du Nord, gens alors habituellement grossiers et profondément charnels, la plupart avaient adopté les innovations de Luther, parce qu’elles favorisaient leurs passions et qu’elles les autorisaient à s’emparer des biens ecclésiastiques. Charles Quint avait voulu s’opposer à ce qu’on appelait la Réforme ; mais on lui répondait brutalement qu’il lui convenait mal de défendre l’Église catholique, à lui qui avait sans pitié guerroyé le Pape et saccagé Rome. Comme si le triste souvenir de sa criminelle expédition l’eût rendu timide, en effet, tandis que le repentir eût dû le porter à réparer, il hésitait et n’opposait qu’une molle résistance au torrent qui allait engloutissant les vieilles constitutions de l’Europe, menaçant les arts, les lettres et la civilisation. Il avait pourtant, dans les diètes de Spire et d’Augsbourg, fait proclamer défenses formelles de s’attaquer aux croyances catholiques. Mais les réformateur savaient protesté contre ces décisions ; leurs princes s’étaient ligués à Smalkalde en Franconie ; ils avaient levé des armées, et Charles-Quint n’avait su faire autre chose que laisser la liberté de conscience – jusqu’à la convocation d’un concile général. Ainsi, les portes étaient ouvertes à toutes les fantaisies, à tous les excès, à toutes les licences de l’esprit humain. Des peuples matériels, à qui on disait qu’ils pouvaient manger de la viande en tout temps, qu’on les délivrait de la confession, du jeûne, et des bonnes œuvres, qu’on leur permettait le divorce et la violation des vœux, des peuples très ignorants adoptèrent cette religion plus commode. Les moines et le clergé de ce temps-là étaient en général peu instruits, et moins encore qu’ailleurs dans les contrées germaniques. Ils cédèrent en trop grand nombre à la tentation ; la désertion des pasteurs entraîna les troupeaux. Ceux qui voyaient de sang-froid les germes que semait la Réforme, n’en auguraient qu’une moisson de calamités. Mais les têtes sensées ne sont point ici-bas en majorité, et les gens de bien qui prévoient le mal ne savent pas, comme leurs ennemis, s’entendre et s’unir pour les luttes. C’était à l’automne de l’année 1533. La Hollande, soumise directement à Charles-Quint, n’avait pas encore déployé ouvertement l’étendard de l’indépendance. Mais ce pays, qui s’est toujours recruté d’Allemands, subissait, comme on le voit encore de nos jours, des invasions perpétuelles de Westphaliens, de Hessois, de Saxons et de Suédois qui, infectés des nouvelles doctrines, apportaient le trouble dans des populations jusque-là heureuses et fidèles, opulentes de leur marine, de leur pêche et de leur commerce. En vain les magistrats poursuivaient tout hérétique qu’ils pouvaient découvrir. Les indépendants, parmi les cités qui les repoussaient, marchaient à la manière des sociétés secrètes, avec leurs mots de passe, leurs signes de ralliement et leur mode de reconnaissance. Des ferments de révolte agitaient donc sourdement les esprits téméraires. Nous disons de révolte, et non pas de luthéranisme, car dès ses jeunes années la réforme de Luther s’était variée en mille modifications et se formulait en autant de professions de foi qu’elle avait de ministres. Parmi les enfants de Leyde, ville qui n’avait attendu ni son fameux siège, ni sa pesante université pour être riche et prospère, on citait comme une tête audacieusement folle un jeune tailleur de vingt-cinq ans qui se nommait Jean. Il était adroit, beau parleur, buveur joyeux, un peu querelleur. Il enviait la fortune, critiquait les riches ; et si ce n’eût été qu’il avait peur de la mer, il eût couru les aventures pour conquérir des trésors. Il avait des manies bizarres, comme on en attribue tant aux Anglais. De nos jours, on l’eût un peu caractérisé en l’appelant un homme excentrique. Il avait dépensé son petit patrimoine à des entreprises singulières, parmi lesquelles on peut citer le retournement de la pierre d’Amersfort. De temps immémorial, on connaissait sur la place principale d’Amersfort une vaste pierre plate enclavée dans le pavé. Tous les enfants y jouaient, et à la longue une couche de mortier hydraulique qui la couvrait s’étant usée peu à peu, on découvrit des lettres gravées sur cette pierre. Les savants n’ont jamais manqué d’être à l’affût de toute trouvaille de ce genre. Ceux de la ville, qui cherchaient des preuves pour établir que Leyde n’était pas le Lugdunum Batavorum des Romains, et que cette gloire pouvait bien appartenir à Amersfort, virent là un monument, une antiquité, et s’efforcèrent de gratter la pierre, pour lire l’inscription dans son entier. Mais leur désappointement fut cruel de ne mettre à nu qu’une phrase énigmatique de mauvais hollandais, dont voici la traduction : – Celui qui me retournera sera plus surpris qu’il ne pense. – Les savants ne sont pas tous déshérités de finesse ; aucun d’eux ne voulut risquer les frais que sollicitait l’inscription. Il fallait des machines pour remuer cette masse. Ils pensèrent que quelque ancien plaisant, de ces plaisants qui rient en eux-mêmes, comme le Nord en possède encore, avait imaginé là quelque facétie qui pouvait être un piège. On laissait donc la pierre à sa place. Mais elle était le sujet de beaucoup de conversations ; et dans un temps où les nouvelles n’avaient encore d’autre organe que les voyageurs et les marchands, la phrase énigmatique se répandit assez vite dans toute la contrée. Jean, plus ardent que ses compatriotes, arriva un jour de Leyde à Amersfort. Il fit marché avec des charpentiers pour déchausser la pierre et la retourner, après avoir reçu du bourgmestre de la cité la promesse formelle que le trésor serait pour lui, s’il y en avait un ; et que si l’avertissement qui le tentait découvrait quelque antique objet, qu’il convînt à la ville de conserver, on le lui payerait à sa valeur. La pierre, avec de grands efforts, fut retournée. Hélas ! elle ne cachait rien ; seulement à son envers elle portait une autre inscription, qu’aucun enduit n’empêchait de lire facilement, et que voici : – Ah ! que je suis aise de revoir le soleil. On se fût moqué de Jean si, avec son caractère insouciant, il n’eût ri lui-même le premier de l’aventure, comme si elle ne lui eût rien coûté. On admira son désintéressement. Pour remonter ses affaires, il s’était marié depuis ; mais sa femme ne voulant pas qu’il exposât sa petite part de fortune, il devait travailler de son métier ; et il faisait assez habilement des pourpoints et des hauts-de-chausses. Il excellait surtout dans les costumes de mascarades, qui déjà étaient usités aux kermesses. Au physique, Jean avait la figure régulière, mais très mobile, les cheveux noirs, le teint frais, les yeux faciles à s’animer. Il était de taille moyenne et peu chargé de corpulence ; sa voix était forte, lorsqu’il ne parlait pas longtemps ; les passions la rendaient stridente ; mais elle lui manquait bientôt, n’ayant pas pour base une poitrine robuste. Cependant il jouait la comédie, et il aimait à pérorer. Il s’enflammait pour toute nouveauté ; il soupirait après le moment où les apôtres de la Réforme pourraient venir librement à Leyde. Dans ces dispositions, un soir que, seul dans son atelier à demi souterrain, il taillait sans beaucoup d’ardeur un pourpoint de noces, il vit entrer subitement un homme dont l’aspect le frappa. C’était un voyageur. Mais de quel pays ? Une calotte de cuir vert couvrait sa tête ; il était chaussé de bottines jaunes à l’antique, peu propres en des villes où la boue ne manque jamais ; il n’avait pour vêtement qu’une robe traînante de laine brune, pâlie et fanée, que contenait une ceinture de peau blanche ; il tenait un bâton à la main. Sa taille était ordinaire ; il marchait fort droit, quoiqu’il parût fatigué ; son peu d’embonpoint laissait ressortir partout des muscles vigoureux. Tout dans ses traits semblait accuser un âge de soixante ans. Son teint bruni paraissait fort tanné. On pouvait compter à son front seize rides bien tracées. Sur la dernière, les plis de la peau figuraient une petite croix, si profondément marquée qu’on l’eût pu prendre pour une cicatrice. Il y avait dans ses yeux noirs quelque chose d’indéfinissable, un mélange de longue tristesse et de profonde colère, et à travers cette expression de fréquents éclairs comme des jets de flamme. Son nez d’aigle, ses dents solides, sa barbe grise, épaisse et longue, mais sans excès, lui donnaient un air imposant ; et néanmoins sa tenue et son geste révélaient quelque habitude invincible de la soumission et de l’abaissement. Était-ce un renégat ? Était-ce l’esclave de quelque riche marchand d’Asie ? Jean, en l’examinant, se faisait ces questions. Lorsque l’étranger mit le pied sur la dernière des six marches qui descendaient à l’atelier, il salua le tailleur. – Vous êtes celui qu’on appelle Bockelzoon, lui dit-il. – Et mon nom est Jean. – Votre mère était Aléïde, la servante ? – Elle ne l’est plus. – Votre père était Bockel, bailli de La Haye ? – En son vivant. – Vous ne faites plus de pièces de comédie ? – Je m’occupe de choses plus graves. – Vous les jouez pourtant encore ? – Quelquefois. – Vous avez vu Londres ? – Et Lubeck. L’étranger s’arrêta pour laisser passer quelque rougeur, que son singulier interrogatoire avait amenée sur les joues du jeune homme. Il reprit : – Vous ne tenez plus cabaret ? – Ma femme donne à boire les dimanches. Mais, qui êtes-vous, et que me voulez-vous pour me demander toutes ces choses ? – Vous le saurez ; encore un mot. Vous n’avez pas voyagé dans la principauté de Munster ? – Non. Il s’y passe, dit-on, des merveilles. – Qui ne sont qu’à leur début. Vous connaissez Knipperdoling. – Assurément, il a été mon maître. C’est un tailleur de première force. Je commence à vous comprendre. Vous m’apportez de ses nouvelles. Où exerce-t-il ? – Il n’exerce plus son métier vulgaire. Comme vous, il s’occupe de choses plus graves ; il pense qu’un homme qui sent sa force ne doit pas rester en des lieux ou rien n’est à faire. En ce moment, les premières dignités viennent à sa rencontre. – Depuis deux ans qu’il nous a quittés, nous ne savions plus rien de lui. Pourtant Mathys, le boulanger de Harlem, qui s’est enfui en Westphalie, nous en a fait passer quelques mots vagues. Mais si vous l’avez vu, soyez le bienvenu. Que fait-il ? En parlant ainsi, Jean présenta un siège à l’étranger, qui refusa de s’asseoir. Il accepta pourtant un verre de vin d’Espagne. – Je vous l’ai dit, reprit-il, il est sur la route des hautes fortunes. Mathys et lui gouvernent à peu près Munster. Là va renaître, avec des formes républicaines, une monarchie-modèle, comme on en vit aux premiers temps du monde. Là n’est déjà plus votre vieux christianisme. Les croyants régénérés de cette ville, qui sera bientôt la nouvelle Sion, n’ont déjà plus d’autre symbole que le baptême de Jean. Knipperdoling vous aime et vous appelle. Mathys-le-Voyant et Rothmann-l’Orateur, de concert avec lui, vous attendent. Un moment de silence succéda à ces paroles concises. Mathys et Knipperdoling dans les grandeurs, tandis que lui taillait un pourpoint ! Telle fut la première réflexion de Jean. Il sentit son cœur bondir de pensées ambitieuses ; en un moment sa résolution fut prise de partir pour Munster. Mais sa curiosité excitée éveillait en tumulte mille interrogations qu’il cherchait à mettre en ordre. Il allait reprendre la parole, quand l’étranger lui demanda froidement : – Que répondez-vous à l’invitation de votre ami ? – Que je m’y rendrai promptement, si vous me donnez un témoignage auquel je puisse me fier, car je ne vous connais pas encore. – Vous me connaîtrez plus tard, peut-être. Les questions que je vous ai faites m’étaient dictées par Knipperdoling. Voici de lui une lettre que je ne dois vous donner qu’après votre promesse. Je viens de l’entendre. – Une lettre de sa main ! s’écria le tailleur en recevant la missive. Oh ! je la reconnais. Il rompit vivement le cachet et lut ce qui suit : Les voyants et les vrais apôtres de Dieu, dont le règne recommence, à Jean, leur frère. Tu viendras au milieu de nous, car j’ai vu ton âme ; je sais que l’Esprit te parlera. J’ai déclaré aux frères que la main du Père était sur toi. Avec nous, tu serviras la parole ; et dès que nous aurons vaincu l’Antéchrist, tu auras ta part de nos couronnes. Si ta femme veut t’accompagner, qu’elle vienne ; nous la purifierons dans le vrai baptême et elle sera notre sœur. Si les liens de la bête la retiennent, viens seul. Les palais des impies sont à nous. L’homme a les bras assez longs pour tout atteindre, s’il veut seulement les allonger. Ici, dans la nouvelle Sion, les plus petits sont les plus grands. J’ai pris ta mesure, frère. Écoute le sage qui te remettra cette lettre. KNIPPERDOLING, Tailleur spirituel, enfant du libre Esprit. Jean relut trois fois cette lettre, dont le style mystique le surprenait étrangement. Le voyageur le considérait immobile. – Je partirai, reprit-il enfin. – Quand ? – Bientôt. – Voici venir novembre. Ne vous laissez pas gagner par les durs mois de l’hiver. – Je partirai dans peu de jours. – Adieu donc. Je rendrai votre réponse. – Vous me quittez ainsi ! Demeurez jusqu’à demain. – Impossible. – Soupez du moins avec nous ; et que je vous connaisse. – Nous nous reverrons. – Souffrez une question. Qui êtes-vous ? – Vous me retrouverez à la nouvelle Sion. – Comment vous nommerai-je ? – On m’appelle Isaac. – Et vous ne pouvez vous arrêter plus longtemps ? – Je dois ce soir être à Harlem. – Permettez alors que je vous conduise jusqu’à la barque. – Je vais à pied. – Je vous mettrai dans le chemin. – Je le connais. Malgré cette réponse, Jean fermait son atelier. Il sortit avec Isaac, qui parcourait les rues de Leyde comme eût fait un habitant. – Mais vous ne regardez rien de notre belle cité, dit le tailleur ; la connaissez-vous donc ? – J’y suis venu autrefois. – Vous n’avez ni les traits, ni le teint d’un Hollandais. Vous devez être Hollandais cependant, car vous parlez notre langue aussi bien que nous. – Les Westphaliens à Munster me font la même remarque. – Vous savez plusieurs langues ? – Plusieurs en effet. Les deux compagnons avaient franchi la porte de Harlem ; et sur le chemin public le tailleur allongeait le pas de son mieux pour suivre Isaac, qui marchait comme un cerf. Ils aperçurent bientôt, venant à eux, sur un cheval robuste, un grand gaillard taillé en force, que l’œil perçant de l’étranger reconnut de loin. – C’est un des nôtres, dit-il. Cet homme, que vous reverrez aussi, est la colonne des enfants de Sion. Il s’appelle Bernard Buxtorf. Je dois lui dire une parole ; et il est utile que je ne vous nomme pas encore. Le cavalier se rapprochait. Reconnaissant aussi le compagnon de Jean. – Eh ! père Isaac ! cria-t-il d’une voix d’airain, je vous trouve ici par les routes ! quelle merveille ! – Je suis en mission, frère, comme vous sans doute ; car vous n’avez pas ici la cuirasse et l’armet qui ne vous quittent point, et vous devez vous sentir peu à l’aise dans ce pourpoint de buffle. – Au contraire, je suis plus léger. Je viderais de bon cœur une cannette, s’il se trouvait en ces chemins quelque honnête auberge. – Vous trouverez tout à Leyde, frère. Retournez-vous à la nouvelle Sion ? – J’y serai dans trois jours, s’il plaît au Père. – Avant moi, par conséquent. Vous direz à Knipperdoling que le voyant qu’il attend viendra prochainement. – Adieu. Et le cavalier piquait son cheval. Il l’arrêta aussitôt : – Vous ne savez pas, cria-t-il en se retournant, que notre ami Knipperdoling est sans doute en ce moment chef de justice. – Et Mathys ? – Roi peut-être. Sur ce mot, il s’éloigna au galop. Le cœur de Jean bondissait. Isaac le remarqua. – Mon fils, dit-il au tailleur, une telle route vous fatigue ; je marche trop vite pour vous. Retournez à votre logis et préparez votre départ. Je vous remercie de la bonne compagnie que jusqu’en ce lieu vous m’avez faite. Nous nous reverrons. Adieu. Jean voulut objecter quelques paroles de politesse. Mais le voyageur s’était si bien lancé, et le jeune homme éprouvait une telle émotion, qu’il ne fut pas capable de courir après lui. Il s’essuya le front, reprit son chemin vers Leyde, et rentra chez lui, absorbé dans des pensées qui lui déroulaient un avenir magique.

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