IILes monuments publics de cette incomparable capitale causèrent une stupéfaction non moins profonde à Laroutine. Les palais de fées sont moins grands, moins somptueux. Nous avons vu que celui de l’auguste ami de Laroutine avait été taillé d’un seul bloc de cristal. La Banque habitait un diamant, la Prison pour dettes une topaze, la Chambre des députés une émeraude, l’Hôtel-Dieu un rubis, la Justice une turquoise, la Morgue une perle ; ainsi des autres.
« Un superbe fleuve de curaçao serpentait à travers la ville, sur un lit de dragées, de pistaches et de pralines. Une multitude d’élégantes chaloupes en biscotte, en nougat, en écorce de citrons confits ou d’oranges glacées, sillonnaient gracieusement ses ondes succulentes, avec des mâts en sucre d’orge, des rames en pain d’épices, et des voiles en oublies. Ce genre de navigation valait un peu mieux que la carcasse où nous Flânons en ce moment. Qu’en pensez-vous, les amis ?
– Ah ! certes oui ! » répondit Lavenette. « Enfant de villes flottantes, je me serais assez bien accommodé de celles-là.
– Il y avait, en outre, » continua le Parisien, plus de cent ponts qui traversaient superbement le fleuve, et jetaient d’une rive à l’autre leurs arches de sucre candi et de gâteau de Savoie. Pour ce qui est des quais, ils étaient simplement bâtis en chocolat, et pavés de pastilles à la rose.
C’était aussi en caramel qu’était construit l’immense Panthéon que la Lune reconnaissante avait dédié à ses grands hommes. On y voyait déjà de nombreux locataires. Les admissions étaient difficiles, mais irrévocables. Jamais les vivants n’avaient songé à en expulser les morts.
Les autres monuments n’étaient pas moins remarquables par leur destination, quoique moins savoureux de leur nature.
Outre les palais qu’habitaient les ministres, tant qu’ils étaient ministres, il y avait un hospice pour recueillir leur noble infortune quand ils avaient cessé de l’être. Car presque tous, exclusivement occupés des affaires de la Lune, s’abstenaient de tout pot-de-vin, de tout jeu de bourse, et, sacrifiant ainsi leurs intérêts privés à l’intérêt public, ne sortaient jamais du ministère que ruinés de fond en comble.
Il y avait aussi des caisses publiques où l’artisan pouvait déposer ses petites économies, au lieu de les boire, de les manger, de les danser. Mais, avant de fonder ces dépôts, on avait assuré le travail qui les alimente. On ne rencontrait pas là-haut de ces docteurs en économie politique, pour dire aux malheureux, du haut de quarante sinécures : « Vous n’avez pas le sou ? Eh bien ! mettez cela à la Caisse d’épargne. Vous l’y retrouverez pour vos vieux jours. »
Il existait, par conséquent, de grands ateliers publics où tout homme de bonne volonté qui n’avait pas d’ouvrage était assuré de trouver de la besogne et des vivres. Tout le monde ayant le droit de s’y faire admettre, les vagabonds et les fainéants étaient punis avec une impitoyable sévérité.
Il existait aussi des maisons de refuge où tout Lunatique indigent, que l’âge ou une précoce infirmité condamnait au repos, avait la faculté d’être admis et convenablement choyé, après une vie honnête et laborieuse.
Du reste, il n’y avait pas de philanthropes dans la Lune qui se chargeassent d’administrer la bienfaisance privée, conformément à cet axiome de l’égoïsme : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Cette absence d’économes était extrêmement économique pour les pauvres.
Il existait aussi de fort belles casernes, mais peu nombreuses. Le courage militaire était honoré, mais non pas au préjudice du courage civil. Le traîneur de sabre n’avait pas conquis l’ordre social sur le désordre, et la moitié du pays n’était pas forcément occupée à garder l’autre.
Il existait aussi des asiles pour les animaux, c’est-à-dire des haras où on élevait des sauterelles pur-sang, afin d’améliorer la race de ces nobles bêtes. Mon cousin assista à plusieurs courses qui eurent lieu sur la plus belle place de la capitale, et dans lesquelles il vit bien, je l’avoue, telle jeune sauterelle qui, en deux ou trois séances, avait gagné, à la vitesse du jarret, plus de fortune que tel pauvre diable en soixante années de veilles et de labeurs ; mais du moins on ne s’occupait pas exclusivement, dans ces haras, d’améliorer les sauterelles de luxe, pour l’agrément des dandys de la Lune ; on s’y occupait plus sérieusement encore des races vraiment utiles, des sauterelles de trait, de charroi et de labour.
Et puis, c’était une justice à rendre aux Lunatiques, qu’ils faisaient de bien plus grands sacrifices pour l’amélioration des hommes que pour celle des bêtes. Des écoles gratuites de toute sorte étaient ouvertes dans chaque quartier. La morale religieuse et la morale philosophique servaient de base à l’éducation. On y enseignait l’essentiel d’abord, le superflu ensuite. Aussi n’en sortait-il pas de ces quarts de savants qui font la désolation ou la risée de leurs contemporains, en qualité de rapins, de croque-notes, d’écrivailleurs, de poétereaux, de grands hommes étouffés, d’intelligences étiolées, de génies incompris, d’aiglons manquant d’air, et autres stupides coqs-d’Inde. Le temps des récréations se passait en exercices gymnastiques, comme cela commence à se pratiquer ici-bas, ce qui vaut mieux que la bille et la toupie. Mon cousin Laroutine pensa naturellement le contraire.
Ajoutons que tous les enfants, garçons et filles, étaient élevés et raccommodés aux frais de l’État, lequel, en outre, au sortir des écoles, dotait convenablement les filles, afin qu’elles pussent se marier selon leur mérite et leur goût, et fournissait aux garçons le moyen d’exercer l’industrie, l’art, la profession, non seulement de son choix, mais encore de son aptitude.
L’éducation morale était commune, en effet ; mais l’instruction était spéciale.
Une série de concours décidait peu à peu des vocations, et par conséquent des études.
Toutes les fonctions publiques et privées s’obtenaient pareillement au concours.
On n’avait pas la barbarie de laisser les dix-neuf vingtièmes de la population végéter et s’abrutir dans l’ignorance, ni la barbarie, bien plus funeste encore, de donner au dernier vingtième une instruction transcendantale dont il n’eût su que faire, et qui fût devenue alors un tourment pour l’individu, en même temps qu’un danger pour la société.
Là du moins on fournissait au jeune homme la pratique du travail, après lui en avoir enseigné la théorie.
C’est ainsi que tous les Lunatiques étaient réellement libres, frères et égaux à leur entrée dans la vie sociale. Le travail, l’intelligence, le talent, la bonne conduite établissaient seuls plus tard les inégalités qui se manifestent inévitablement parmi les hommes, dans le cours si divers de leurs destinées.
Nul, en conséquence, ne pouvait contester la justice de ces inégalités, purement personnelles.
Nul ne pouvait s’en plaindre, sans accuser la Providence elle-même, car elles étaient le fait, non de la société, mais de la nature.