VIICe fut durant cette fête que le vénérable monarque s’approcha de la cage où gémissait mon pauvre cousin. Sa Majesté parut prendre beaucoup de plaisir à considérer ce phénomène vivant.
Les courtisans s’extasièrent alors à qui mieux mieux.
Il n’y avait pas fort longtemps que le royaume jouissait de ce potentat. Les Lunatiques sont des peuples extrêmement volages, qui changeaient autrefois de souverains comme nous changeons de bonnet de nuit. Ce n’était pas trop d’une douzaine chaque année pour leur consommation. Mais, ayant remarqué, dans la suite des siècles, que les qualités du cœur et les facultés de l’esprit sont choses que l’on peut contester à tort ou à raison, et que les partis ne sont jamais d’accord sur le mérite des chefs qui leur déplaisent, ils imaginèrent un excellent moyen de mettre obstacle à toutes les contestations de ce genre. C’est au poids seul maintenant qu’ils élisent leurs monarques. Les candidats à la couronne vide sont pesés équitablement dans la même balance, comme des jockeys qui vont entrer en course. Celui qui fait pencher le plateau de son côté, ne fût-ce que d’une ligne, celui-là est proclamé auguste. D’où le proverbe dont on se sert dans la Lune à l’égard des princes de génie, lorsqu’on dit qu’ils pèsent d’un grand poids dans la balance du monde. L’impétrant reçoit aussitôt, des grands fonctionnaires de l’État, leur serment de fidélité éternelle jusqu’à nouvel ordre. Pas moyen de crier contre un pareil choix, et, pourvu que Sa Majesté ait soin de ne pas se laisser maigrir de patriotisme, il est impossible de lui contester son droit : c’est de la légitimité kilogrammatique.
Ce mode de suffrage unanime a eu d’Heureuses conséquences pour la stabilité des gouvernements lunesques ; mais, hélas ! l’esprit de concorde ne s’en trouve guère mieux.
Deux partis principaux divisaient alors la nation :
Celui-ci voulait que le roi régnât, mais ne gouvernât pas ;
Celui-là voulait au contraire qu’il fit les deux besognes à la fois.
Il y en avait un troisième qui eût voulu que les rois ne fissent ni l’un ni l’autre ; mais je n’en parle que pour mémoire.
Quant aux deux premiers, je ne sais trop si vous apercevez clairement la distinction qui les séparait. C’est extrêmement subtil ! Où fixer la limite précise entre le règne et le gouvernement ?
Lorsque le roi boit, mange, dort, danse, éternue, se promène, se mouche, règne-t-il ? gouverne-t-il ?
Et même, quand il ne fait rien, que fait-il ?
Voilà le hic !
« – Supposons, » disaient les premiers, « supposons qu’un roi ait des moyens (cela s’est vu) : pourquoi ne les appliquerait-il pas à l’avantage du pays ? Et au surplus, qu’importe, puisqu’il ne peut rien faire sans des ministres, et que ses ministres sont responsables ?
– La cause de tous les maux qui ont affligé les peuples depuis l’invention des gouvernements, » répondaient les seconds, « c’est que les rois ont gouverné, c’est-à-dire fait eux-mêmes, au lieu de régner seulement, c’est-à-dire de laisser faire les autres. Les rois ne doivent rien faire, c’est ce qu’ils peuvent faire mieux »
Ainsi disputaient les Lunatiques. On appelait cela être séparé par un abîme. Si j’y comprends quelque chose, je veux être… Lavenette !
« – Plaît-il ? » interrompit ce dernier.
– Bref, continua le Parisien, cela faisait jaser tout le monde, et c’était l’essentiel. Les Lunatiques sont des particuliers qui, en fait de questions politiques, s’amusent volontiers à la bagatelle de la porte. Chacun son goût !
Or donc, le potentat qui régnait depuis huit jours seulement ne pesait guère moins de quatorze quintaux : c’était un des plus gros princes qu’eût possédés la Lune. Excellente personne du reste, et pas fière du tout.
Comme c’était un de ceux qui gouvernaient en même temps qu’ils régnaient, il lui arriva de tirer lui-même sa tabatière, sans l’assistance d’aucun ministre, et de renifler la poudre noire qu’elle contenait, afin d’éclaircir ses idées que la vue de mon cousin avait complètement embrouillées. Celui-ci, dont le nez jeûnait de tabac depuis longtemps, osa tendre la main à travers les barreaux, et pria Sa Majesté de lui octroyer une prise. Sa Majesté daigna le faire, avec cette grâce touchante qui ne pouvait l’abandonner, et qui doublait toujours le prix de ses bienfaits. Malheureusement ce n’était pas du tabac. Sa Majesté prisait du poivre, ainsi que ses sujets. Le sien était même un peu plus fort que le leur, et cette circonstance faisait beaucoup crier contre ses tendances aristocratiques.
Mon cousin éternua.
« – Qui es-tu donc, toi qui prises, toi qui éternues, aussi bien qu’un animal raisonnable, » lui demanda Sa Majesté stupéfaite.
« – C’est une bête féroce, » se hâta de répondre l’académicien, qui avait accompagné mon cousin pour en faire la démonstration à l’honorable compagnie.
On ne sait pas encore à quelle espèce il appartient, mais c’est ce que l’Académie des sciences s’occupe de décider en ce moment.
« – Cela n’est pas ! » interrompit énergiquement mon cousin, que l’ennui, la faim, le poivre et l’amour-propre avaient enfin poussé à bout. « Bête féroce vous-même. Je ne suis point un animal ; je suis un être intelligent, un homme, un habitant de la Terre, qui me suis égaré jusqu’ici dans une de mes promenades.
Voilà tout !
– Un habitant de la Terre ? » s’écria dédaigneusement l’académicien ; « allons donc ! c’est impossible ! La Terre n’est point habitée, faute d’atmosphère. L’Académie des sciences l’a décidé irrévocablement.
– Je ne suis pas de l’avis de l’Académie, » reprit le roi. « Cet animal paraît être fort bien pensant ; il n’a pas l’air féroce ; il a presque autant d’intelligence que mes conseillers ; il parle, il est drôle à voir ; je l’attache à ma cour en remplacement de mon singe, qui vient de mourir d’homéopathie. Sa présence contribuera peut-être à me distraire des noirs soucis du trône. »
Les courtisans partagèrent naturellement l’avis de Sa Majesté, et mon cousin fut tiré de sa cage. Quant à l’académicien, en récompense de l’immense service qu’il avait rendu à l’État, il reçut immédiatement la permission de ne plus porter aucune décoration, ce qui passe dans la Lune pour une éminente faveur, en raison de l’innombrable quantité de cordons qu’avaient dispensée à tort et à travers les gouvernements antérieurs. Dans un pays où tout le monde a reçu une marque de distinction, la véritable distinction, c’est de n’être plus distingué du tout.
L’immortel se rendit ensuite à l’Académie, où l’on n’en persista pas moins à penser tout bas que mon cousin était une bête féroce. C’était écrit sur les procès-verbaux : il n’y avait pas à s’en dédire. Et puis, les académiciens de la Lune se donnent volontiers des airs d’opposition à huis clos. On fait ainsi sa cour au peuple, sans se brouiller avec le roi. On a tous les avantages de la popularité, sans en subir les inconvénients. Fameux, fameux !