VIMon cousin Laroutine se trouvait donc dans une fâcheuse alternative : être tué ou mourir de faim. Il n’y avait pas de milieu.
Heureusement, le roi de ce beau royaume, le vertueux Brrrrrr (c’était son glorieux nom), eut envie de voir à son tour cette bête curieuse dont on parlait tant, et qui faisait, sous le rapport de l’attention publique, une si fâcheuse concurrence à ses ministres eux-mêmes.
Comme c’est bien le moins que ce soient les animaux qui se dérangent en pareil cas, mon cousin Laroutine fut transporté, avec sa cage, dans le palais de ce respectable monarque. C’était une grande montagne de cristal de roche qu’on avait taillée, creusée, ciselée, et à travers les murs transparents de laquelle on voyait parfaitement, du dehors, tout ce qui se passait dedans.
Il en était ainsi du domicile de tous les grands fonctionnaires de l’État. Ils habitaient des maisons de verre, afin que chacun pût les voir en passant dans la rue, et s’assurer par soi-même qu’ils ne commettaient aucun tripotage.
Or donc, il y avait une grande fête au palais ce jour-là. Toute la cour avait pris place autour d’un superbe festin. Les convives étaient douze mille deux cent quarante-trois, car il y a des fonctions de toutes sortes à la cour, depuis le titulaire qui n’a rien à faire, jusqu’au suppléant qui est chargé de l’aider à cela.
Il y a là des gens qui paraissent n’être venus au monde que pour fermer les portes, ouvrir les fenêtres, suivre Sa Majesté ou la précéder.
Il y en a qui ont pour mission confidentielle de brosser son manteau, ou de nettoyer son tuyau de pipe.
Il y en a pour tout, sans compter le reste.
Ces fonctions domestiques sont fort recherchées par les familles les plus distinguées de la Lune. C’est à ce point que, lorsqu’on ne peut parvenir à servir Sa Majesté elle-même, on se fait un honneur de servir du moins ceux qui servent ses serviteurs. Le tout, aux frais de l’État, car on assure que cela fait marcher le commerce.
Le commerce des consciences, c’est possible.
Quoi qu’il en soit, tous ces gens-là, hommes et femmes, étaient vêtus avec un luxe que mon cousin prit d’abord pour une indigente simplicité.
Les Lunariens, par exemple, portaient des épaulettes de fer, des décorations de fer et des broderies de fer.
Les Lunariennes portaient des bracelets de fer, des bagues de fer et des colliers de fer.
De petits cailloux, pareils aux simples gravois de nos pays, étaient incrustés dans ces étranges joyaux.
Celui qui ornait la couronne de Sa Majesté ressemblait, par l’éclat et la grosseur, à ces gros cailloux que nous employons, nous autres, au pavage de nos rues.
C’est qu’en effet les richesses matérielles n’ont de valeur que par la rareté. L’or, l’argent, les pierres précieuses, tout ce que nous aimons tant sur notre globe, tout cela est si commun dans le leur, qu’on s’en moque comme de l’an quarante. Le fer, au contraire, l’acier, la pierre de taille et les cailloux, dont nous faisons si peu de cas, y sont extrêmement recherchés, en raison même la difficulté de s’en procurer. Ainsi va le monde.
Leurs monnaies sont par conséquent tout le contraire des nôtres. Leurs centimes sont en argent, leurs sous en or, leurs écus en plomb, et leurs napoléons en fer. Mon cousin se trouva fort embarrassé plus tard, lorsque, ayant acheté un mirliton comme souvenir de son séjour, il dut consacrer à cette emplette les trois mille francs de recette qu’il avait emportés du Champ-de-Mars à Paris, et qui, là-haut, ne valaient pas plus de trois mille liards. Il trouva que le mirliton lui revenait un peu cher. Mais n’anticipons pas sur les évènements.
Les liquides offraient ci-dessus les mêmes différences de valeur, relativement à ceux que nous avons l’avantage de posséder ici-bas. Dans un pays tel que la Lune, où les rivières, les ruisseaux, les lacs et les fontaines sont de limonade, d’orgeat, de cassis, de rhum, d’absinthe et autres jus divers ; où même, quand il pleut, c’est du vin de première qualité qu’il pleut, on conçoit que ce ne sont pas là les boissons les plus recherchées, et que l’eau pure doit faire le charme et les délices des indigènes. C’est ce qui arrive. L’eau y coûte fort cher. Il y a des cabarets où l’on ne vend que de l’eau. Il y a même des fabriques clandestines où il s’en confectionne de la fausse, comme chez nous du faux bordeaux, du faux bourgogne, du faux champagne.
Inutile de vous dire que Sa Majesté ne buvait que de l’eau, ainsi que tous les courtisans. Si dans de pareilles places il n’y avait pas même de l’eau à boire, ce ne serait vraiment pas la peine de s’en mêler.
Leur table était magnifiquement servie, mais en comestibles d’une espèce fort saugrenue. On y remarquait,
En fait de viande de boucherie : des gigots de rats, des côtelettes d’écureuil et des filets de belette ;
En fait de volaille : des mouches au riz, des guêpes truffées, des cousins à la tartare, des papillons en fricassée, et un gros et gras frelon à la broche ;
En fait de gibier : de petites demoiselles bardées de lard, des abeilles faisandées, des cricris en gibelotte, et des civets de cigale ;
En fait de charcuterie : un joli petit ours de lait rôti ;
En fait de légumes : des orties en guise d’épinards, des étoupes au beurre, de l’écorce d’arbre à la sauce blanche, des carottes de tabac en façon d’asperges, des glands en manière de haricots, et aussi de petits, petits, petits peupliers en salade ;
Enfin, en fait de poissons : un plat de petits crocodiles frits, de petits requins à l’huile et au vinaigre, et une matelote de petites baleines, pas plus grosses que nos carpes.
Le dessert répondait dignement au menu du festin. Il y avait, par exemple, une pêche de dix pieds de circonférence, et une noisette qu’il fallut briser à grands coups de massue, tant elle était grosse et dure.
Après le dessert, la compagnie se répandit dans les riches salons du palais. Les uns burent une tasse de ricin au lieu de café ; les autres parièrent au loto de petites croquignoles à se donner sur le nez ; ceux-ci se mirent à voler des contredanses et des valses ; ceux-là jouèrent de divers instruments d’une forme inconnue à mon cousin, et d’une sonorité qui lui parut avoir beaucoup d’analogie avec celle des portes cochères et des musiques imitatives de notre pays.
Une circonstance qui ne put échapper à l’esprit observateur de Laroutine, c’est que les hommes étaient généralement sensés, érudits, raisonnables et francs. Ils s’abstenaient de tout mensonge dans leurs relations privées. Ils ne se permettaient pas la moindre fadaise dans leurs entretiens, qui roulaient sur la littérature, les arts, les théâtres, les sciences, la morale, bien plus que sur la chasse, les moutons courants, les sauterelles pur-sang et les fonds publics.
Les femmes, de leur côté, étaient modestes, taciturnes, point coquettes, pas du tout acariâtres, et n’avaient jamais pratiqué l’attaque de nerfs.
Tout ce beau monde s’amusa ainsi pour le bonheur du peuple.