III

841 Words
IIIOr donc, l’Académie des sciences apprit par la rumeur publique qu’un animal étrange venait d’être arrêté par la gendarmerie, dans les environs de Krrrrstvlmpfbchpdngzx, et déposé à la ménagerie royale. La plupart de ses membres avaient même été témoins de la chose. Elle en était donc parfaitement sûre ; mais, comme elle n’en avait pas encore été prévenue administrativement, elle fit semblant de n’en rien savoir, et ne s’occupa pas plus de régler la nourriture de l’animal, que si l’animal n’eût pas existé, car l’animal n’existait pas encore officiellement. Cette manière de procéder paraît être commune à tous les corps délibérants de la Lune. C’est ce qu’on appelle l’étiquette, la hiérarchie, les formes, la filière administrative, etc. C’est très agréable pour ceux qui font attendre ceux qui attendent. Un message de l’autorité compétente lui arriva enfin, après avoir passé par trente-sept bureaux différents. Ce message l’instruisait authentiquement du fait. On pouvait dès lors s’en occuper conformément à toutes les règles. L’Académie s’assembla ; mais, ne se trouvant pas en nombre suffisant, elle s’ajourna au lendemain pour donner le temps de venir à ceux de ses membres qui dînaient en ville ce jour-là, ou qui étaient allés battre la campagne. Le lendemain, après quatre heures d’attente, le message fut lu, puis renvoyé à une commission chargée d’en faire son rapport. Mon cousin, dont l’appétit désordonné ne s’accommodait guère de la régularité de ces lenteurs, fût certainement mort d’inanition, sans les petites friandises que les curieux, les bonnes, les tourlourous et les petits enfants s’amusaient à lui jeter pour rire. Ces friandises consistaient en bonbons du pays, c’est-à-dire en pommes de terre confites à l’ail, en haricots glacés et remplis d’émétique, en coloquintes recouvertes de moutarde au lieu du sucre qui recouvre nos dragées, et en pastilles d’ipécacuanha que les dames portaient dans d’élégantes bonbonnières. Quant aux enfants, ils mangeaient pour la plupart de longues tartines de poivre en compote, ou bien suçaient des queues d’artichaut en guise de bois de réglisse. Il ne fallait rien moins qu’un appétit de quarante-huit heures pour décider Laroutine à déguster de pareils comestibles. On les lui tendait à travers les barreaux de sa cage, et il fallait voir avec quelle frayeur les Lunatiques retiraient leurs mains, lorsqu’il avançait la sienne pour recevoir leurs atroces présents ! « – Mon Dieu, » s’écriait-il, « que ces gens-là sont donc idiots ! De quoi ont-ils peur ? que me veulent-ils ? à qui en ont-ils ? pour qui me prennent-ils ? qui sont-ils ? Je rêve ! J’ai le cauchemar ! Tout cela n’est pas ! c’est une illusion ! c’est impossible ! Ça ne s’est jamais vu ! Les Lunatiques ne tenaient pas de leur côté de moins sceptiques discours ; car il y en avait dans le nombre qui étaient presque aussi badauds que mon illustre cousin, et qui ne pouvaient revenir de leur surprise à la vue d’un être qu’ils n’avaient jamais vu non plus. – Il faut convenir, » disait l’un, « que la nature est souvent très originale ! Quel étrange animal ! quel singulier plumage ! » (C’était le costume de mon cousin que l’orateur prenait pour un plumage.) « – Vous n’avez peut-être pas remarqué le plus extraordinaire, » interrompait l’autre : c’est que l’animal a deux yeux placés de chaque côté de son bec. Deux yeux, hein ! voilà qui est curieux ! Toutes les créatures animées ont deux yeux, il est vrai, mais l’un par devant, l’autre par derrière. La nature, toujours ingénieuse, a voulu que nous pussions voir de deux manières en même temps. Mais deux yeux, l’un à côté de l’autre ! À quoi bon ? c’est un luxe que rien ne justifie. Ce ne peut être qu’une erreur de sa part. Et pour preuve, cela ne s’est jamais vu ! « – Ma foi ! » continuait un troisième, on me dirait que celui-ci est tombé de la Terre, que je n’en serais point étonné ! J’amènerai mon épouse pour le voir : ça l’amusera. « – Titi ! Titi ! » interrompait une bonne en volant après son marmot ; venez ici, monsieur ! Et ne volez pas si vite ! Vous pouvez tomber ainsi et vous casser une aile. Un malheur est sitôt arrivé ! Donnez-moi la patte et restez là. Si vous n’êtes pas sage, je le dirai au monstre, et il vous croquera ! « – Allons, » se disait mon cousin, en haussant les épaules, « voilà qu’ils me prennent pour un croque-mitaine ! Ces gens-là sont d’une stupidité !… On voit bien qu’ils ne sont jamais sortis de leur trou. » Bref, toute la population de Krrrrstvlmpfbchqdgnzx se pressait chaque jour devant sa cage. Chacun voulait voir l’étonnant animal. Beaucoup de gens furent écrasés, étouffés, et, qui pis est, volés à cette occasion. « Sa personne causa même une sensation si profonde dans la Lune, qu’on accourut des royaumes voisins, et qu’un journal fut créé tout exprès pour rendre compte de ses moindres actes. Cette feuille quotidienne, dont le besoin se faisait généralement sentir, était “rédigée par une société de savants, d’industriels, de jurisconsultes et même de gens de lettres,” avec cette épigraphe, tirée d’un économiste illustre : “La richesse est l’opulence des nations. ” Capital social, vingt-cinq millions ; avec intérêts, primes et dividendes antichipés. Les dix mille premiers souscripteurs reçoivent chaque jour, avec le journal, des livres, du cirage, des gravures, de la pommade, une côtelette pour leur déjeuner, et une pierre de taille pour se bâtir une maison, peu à peu, sans s’en apercevoir. Le tout, sans augmentation de prix. Qu’on se le dise ! » Ce journal perdait nécessairement sur chaque abonné ; mais il faisait d’énormes bénéfices sur la quantité. Je crois inutile d’ajouter que le buste et le portrait de mon cousin figuraient par la ville à tous les étalages des marchands de gravures et de bric-à-brac. C’est par là que les renommées commencent dans la Lune. C’est souvent par là qu’elles finissent sur la Terre.
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