IISUITE DE LA SUITE À LA SUITE DE LA SUITE DE L’HISTOIRE FANTASTIQUE DE MON COUSIN LAROUTINE. ET DE SON GRAND VOYAGE AU FIN FOND DE LA LUNE.
« Or donc, » dit le Parisien, il paraît que dans la Lune on aime aussi à posséder de grandes collections d’animaux de toute espèce pour récréer les badauds et les bonnes, et fournir aux savants les moyens de s’instruire.
Mais du moins on y tient plus au contenu qu’au contenant. On ne bâtit pas aux animaux de magnifiques palais, tandis qu’il y a des individus qui n’ont pas même d’asile ; on ne les bichonne pas comme des petits maîtres, tandis qu’il y a de pauvres diables qui n’ont pas même de quoi se vêtir ; on ne les nourrit pas à bouche-que-veux-tu ? tandis qu’il y a des familles entières qui n’ont pas un morceau de n’importe quoi à se mettre sous la dent. On se borne à leur donner le strict nécessaire. C’est bien fait ! attrape !
Quand Laroutine eut été colloqué dans une des cages de la ménagerie, il se sentit une faim des plus intempestives, étant à jeun depuis le morceau de galette qu’il avait savouré la veille, au Champ-de-Mars, à Paris. Comme il possédait parfaitement son Jardin des Plantes, et que, presque chaque jour, il avait pu remarquer avec quelle attention délicate on y traite les bêtes, l’espoir de faire bientôt un excellent dîner aux frais des contribuables de la Lune le consola momentanément de la mortification que lui causait une pareille résidence. Malheureusement il comptait sans son hôte, c’est-à-dire sans l’Académie des sciences du pays.
Car la superbe ville de Krrrrstvlmpfbchqdngzx est ornée de presque autant d’académies que de bornes.
Il y a d’abord l’Académie littéraire, sur laquelle les naturels de l’endroit ont beaucoup cancané. Ce qu’il y a de vrai au fond, c’est que dans la Lune, ce corps est généralement recommandable, et qu’il se recrute tôt ou tard de presque tous les hommes qui ont montré des moyens dans un genre quelconque. C’est comme qui dirait l’hôtel des Invalides pour les vieux grognards de la littérature. Vous avez commis jadis de beaux ouvrages ?… Bon ! une, deux, partez, muscade ! On vous expédie vers le Panthéon des génies cacochymes. C’est très bien vu : ça encourage les uns, ça décourage les autres. Jamais de faveur là-haut, ni d’intrigue, ni de passe-droit. Aussi n’y a-t-il plus guère qu’une espèce de Lunatiques qui fassent fi de l’institution : ceux dont l’institution fait fi elle-même. Quant aux gens d’un vrai mérite qui n’y sont point admis (et ceux-là sont par malheur beaucoup trop nombreux encore), eh bien ! cela même leur constitue une distinction tout aussi bien que d’en être. On dit des uns : « Il fut de l’Académie ; » on dit des autres : « Il ne fut pas de l’Académie. » C’est également flatteur dans les deux genres. Il n’est rien de tel que savoir s’accommoder de tout.
Il y a ensuite l’Académie des Inscriptions, qui passe son temps à déchiffrer les vieilles pierres, les vieux pans de murs, les vieux morceaux de vases, les vieux débris de ferraille. Apportez-lui n’importe quoi : pourvu que ce soit usé, rapetassé, cassé, et couvert d’un pied de poussière, elle vous dira tout de suite d’où cela vient, quel âge cela doit avoir, à qui cela appartenait, qui l’a fait, pour qui, pourquoi, comment, parce que, peut-être, et autres vérités non moins utiles à la gloire et à la prospérité de la Lune. Les Lunatiques lui ont joué parfois de drôles de tours. Des farceurs l’ont invitée à déchiffrer des vieilleries de leur fabrique, sur lesquelles il n’y avait absolument rien du tout. L’Académie leur a soutenu que cela remontait bien au-delà du déluge, et y a lu des choses mirobolantes.
Il y a ensuite l’Académie des sciences morales et politiques, laquelle est destinée à faire florir ces ingrédients dans la Lune. De là vient que les gens de la Lune s’accusent tous, réciproquement, de n’avoir pas le sens commun en politique, et d’être immoraux comme on ne peut pas dire.
Il y a ensuite l’Académie des beaux-arts, celle qui est chargée de conserver les saines traditions, et de propager ce qu’elle appelle les règles du bon goût. Or, elle s’acquitte si bien de sa besogne, que, s’il faut l’en croire, le goût des Lunatiques est tout à fait perverti, et que leurs beaux-arts s’en retournent incessamment vers la barbarie. Elle reçoit un traitement pour cela.
Il y a ensuite l’Académie des sciences tout court. Celle-là aussi rend de vrais services à la chose dont elle est chargée. Seulement, les Lunatiques lui reprochent de se méfier un peu trop de l’inconnu, de s’amuser souvent aux bagatelles de la porte, d’être lambine, de bâtir quelquefois d’énormes théories sur la pointe d’une aiguille, d’inventer des inventions déjà inventées, de travailler dans le vieux neuf, et même de discuter pendant des années entières sur la nature d’un phénomène qu’on découvre ensuite n’avoir jamais été découvert. On reproche aussi à quelques-uns de ses membres de n’être pas toujours très bien embouchés les uns vis-à-vis des autres.
Il y a ensuite l’Académie… Mais à quoi bon ? C’est une rage ! Il y en a de chantantes, de dansantes, de buvantes, de mangeantes, de jouantes, de chevauchantes, de labourantes, de négociantes, de conspirantes, de pérorantes et surtout d’endormantes. Cette fureur d’académies, d’associations, de réunions, de clubs, est certainement un des inconvénients de la Lune. Pays charmant du reste !