VIIILe Parisien en était là, quand sa fantastique narration fut interrompue par une détonation d’arme à feu qui se fit entendre non loin de l’endroit où il pérorait, et qui changea bien tristement le caractère de la scène.
C’était contre le Commandant que l’arme avait été tirée dans l’ombre.
On ne sut jamais par qui.
Le capitaine ne fut que légèrement atteint au bras gauche ; mais cette détonation était enfin le signal de la révolte qu’avait si longtemps complotée Griffard, et pour le succès de laquelle l’attention qu’on prêtait alors au Parisien avait paru aux conjurés l’occasion favorable.
Leur projet ne visait à rien moins qu’à massacrer inopinément tous ceux de leurs camarades qui n’étaient point affiliés.
Ils se précipitèrent, les armes à la main, à l’arrière du radeau, en poussant les sinistres vociférations qui leur servaient de mot d’ordre :
– À bas le Commandant ! À bas les accapareurs ! À bas les requins !
« – À moi, les amis ! les braves marins ! les bons Français ! » s’écria de son côté le commandant Flottard, d’une voix qui domina toutes les autres.
Le Parisien, Simon Barigoule, le docteur, l’Écureuil, Robert-Robert et quelques autres, au nombre d’une douzaine au plus, s’élancèrent à l’appel du Commandant, saisirent la première arme qui leur tomba sous la main, et se rangèrent intrépidement autour de lui.
« – Halte-là ! » reprit-il alors en s’adressant aux insurgés, dont la croupe, si supérieure en nombre, enveloppait son bataillon sacré ; « halte-là ! Pas un pas de plus !
– À bas les accapareurs ! À bas les requins ! À bas le Commandant ! » continuèrent les mêmes voix.
– Halte-là ! vous dis-je, répéta celui-ci ; « ou malheur à vous ! »
Un de ces forcenés ne tint pas compte de l’avertissement, et s’avança en brandissant son sabre : – d’un coup de hache le capitaine lui fendit la tête.
Un second mutin osa le mettre en joue : – d’un coup de carabine le Parisien l’étendit mort.
Un troisième, voulant user de ruse, se glisse derrière l’intrépide chef, et lève déjà son coutelas pour l’en frapper : – Robert-Robert l’aperçoit, se retourne, se jette au-devant du coup, le pare d’une main, et appuie de l’autre le canon de son pistolet sur la poitrine de l’assassin, qui s’arrête immobile.
Un quatrième veut ranimer l’ardeur de la b***e, et l’excite à marcher en avant : – Simon Barigoule s’élance, va chercher celui-là jusqu’au milieu des siens, et d’un coup de poignard le renverse à leurs pieds.
De si terribles exemples jettent enfin l’incertitude dans l’âme des révoltés. C’est vainement d’ailleurs qu’ils cherchent parmi eux le lâche qui vient d’armer leurs bras, et que son grade, autant que son rôle, appelait naturellement à les commander ils se croient trahis, ils hésitent, ils reculent.
« – Bas les armes ! » leur crie énergiquement le capitaine.
Et ils mettent bas les armes, et ils se jettent à genoux, et ils demandent grâce.
« Malheureux ! » ajoute-t-il, « vous mériteriez qu’on vous fusillât ! Mais je me borne au plus coupable. Il est un lâche instigateur, que je devinerais à sa neutralité seule en un pareil moment. Celui-là payera pour tous ! »
Et ce disant, le capitaine dirige, à la clarté de la lune, le canon de son pistolet contre l’infâme Griffard qui, pendant toute l’affaire, s’était caché à l’autre extrémité du radeau. Le bras du capitaine est sûr, son œil est juste, son adresse merveilleuse, et, malgré l’éloignement, il va lui planter une balle dans la poitrine, lorsque, n’écoutant que son instinct de générosité, Robert-Robert se précipite, détourne l’arme qui porte à faux, et s’écrie d’un ton suppliant :
« – Vous ne m’en voudrez pas, Commandant : j’en ai fait autant pour vous tout à l’heure ! »
Ainsi se termina ce s******t épisode.