V
Trois mois après, à Onéglia, sur la route de Nice à Gênes, un jeune homme et une jeune femme vivaient heureux. Rien n’est délicieux comme la contrée où ils étaient venus dresser leur tente. À l’horizon s’étend la mer, bleue et limpide comme un grand lac ; les orangers, les myrtes et les lauriers-roses poussent au hasard sur le bord des chemins ; l’air, en toute saison, s’y parfume de tièdes brises. C’est un éternel printemps, si doux, que les malades ont choisi ces rives pour y abriter, l’hiver, leurs souffrances.
Le jeune homme et la jeune femme habitaient une maisonnette simple et modeste, mais avenante et gaie. À l’extérieur, une vigne tapissait les murs ; des clématites grimpaient autour de la porte ; une large pelouse s’étendait devant le jardin, clos d’une haie vive et borné par un ruisseau qui baignait le pied des saules de ses eaux murmurantes. Au-dedans, même coquetterie, même fraîcheur qu’au dehors. Partout des fleurs, des lilas, des genêts d’Espagne ou des roses. C’était un véritable paradis de fée gracieuse, l’abri solitaire de jeunes amours.
Ils ne se quittaient pas. Ils avaient les mêmes pensées, souriaient du même sourire, vivaient de la même vie. Au matin, ils s’en allaient le long des étroits sentiers, à travers les rochers et les montagnes. Pendant les chaleurs du jour, nonchalante comme la brise de ces contrées bénies, Jeanne, étendue sur un divan, s’endormait, bercée par les vers du poète que murmurait Gaston, assis à ses pieds ; le soir, sur la mer ou sous les grands arbres, au milieu des mystérieux concerts de la nature reposée, ils prolongeaient leurs rêveries dans les splendeurs du soleil couchant. Ou bien encore, du haut de la colline, quand se lève la lune derrière les bois, appuyée sur le bras de son mari, Jeanne écoutait le chant des pâtres dans la vallée, et laissait tomber sa tête sur l’épaule de celui qu’elle aimait. Et quand un amer souvenir passait comme un remords sur le front de Gaston :
– Chaque jour, lui disait Jeanne, je remercie Dieu du bonheur que vous m’avez donné. Pour moi, l’univers est ici, Gaston, en vous tout entier. Je crois en vous comme en Dieu même, croyez en moi. C’est pour vous que je veux vivre, comme je ne puis vivre que par vous.
Les pauvres et le curé du village avaient seuls la libre entrée de leur demeure ; et les journaux de France, apportant à de rares distances des nouvelles de leur pays, étaient l’unique lien qui les rattachât encore au monde qu’ils avaient fui. Quand vint l’hiver, ils partirent pour l’Italie, qu’ils avaient à peine entrevue. Ils s’en allèrent continuer leur rêve de bonheur sur les lagunes de Venise, dans les palais de Florence, à travers les ruines de la vieille Rome ; ils s’endormirent à Naples de longs jours. Et, quand ils eurent ensemble étudié l’histoire, les mœurs et les arts de ces contrées, quand ils eurent tout vu, tout admiré, tout senti, ils rentrèrent au logis, où la vieille Marthe les attendait. Alors ils parlèrent des accidents du voyage, ils égrenèrent un à un tous leurs souvenirs, et les heures passaient rapides au milieu des promenades, des lectures, de la musique et du bonheur.
Ce furent de belles amours, un sort digne d’envie, des félicités empruntées aux anges. Mais elles furent courtes, ces joies ; elles passèrent comme un songe ; Dieu le permit ainsi. Car, à la même heure, bien loin d’eux, et en silence, souffrait un vieillard qui ne voulait pas être consolé, parce que son fils n’était plus ; et ce vieillard, qui était leur père, n’avait pas béni leur union.
Trois années s’écoulèrent. Gaston avait tout sacrifié à son amour, c’était de cet amour seul qu’il devait vivre. Mais ce n’est point chose aussi aisée qu’on le pense parfois, que de rompre avec le monde lorsqu’on y a vécu. Il n’est point facile de briser pour toujours des projets caressés dès l’enfance, de changer des habitudes jusque-là suivies, de remettre l’épée au fourreau lorsqu’on s’était préparé de longue main à combattre. Le marquis l’avait dit : la société a des exigences tyranniques ; on ne les enfreint pas impunément. Gaston s’était cru plus fort ; il avait trop présumé de son courage. La satiété et l’ennui envahirent par degrés son âme ; son énergie, devenue inutile, retomba pesamment sur son cœur ; la monotonie de son bonheur l’écrasa comme le couvercle de marbre des tombeaux. Ses nerfs s’irritèrent, l’inaction usa son esprit, les heures lui parurent éternelles, l’amour lui devint un rude devoir. Il se débattit dans le vide en rugissant. Ni courses, ni causeries, ni lectures, ne purent désormais chasser le marasme de cette organisation faite pour l’ambition et le mouvement, et condamnée à l’oisiveté, au travail sans but, aux rêveuses extases. Le soleil lui parut sans éclat, les orangers sans parfums, la nature sans charme et vide de pensées. Les journaux lui annonçaient les nominations de ses anciens rivaux ; ils parvenaient tous à des postes importants. Ils n’avaient point abdiqué, ceux-là, les privilèges de leur rang, les droits de leur naissance. Et lui aussi, et avant eux, il pouvait occuper ces places qu’ils lui dérobaient. Il ne l’avait pas voulu. Et la rougeur couvrait son front, et sa position humiliée courbait son orgueil.
N’importe, s’il s’est trompé et s’il est trop tard, qu’il souffre seul, du moins. Le coupable, c’est lui. Qu’il se taise. S’il ne peut guérir son mal, que Jeanne ne l’apprenne jamais. – Et alors, disons-le, il y eut dans l’âme de Gaston une lutte horrible et un résultat misérable. Oui, ce fut un s******t combat. Ne pouvant, par la fatigue du corps, mâter sa nature ardente, il s’efforça de dévorer en secret sa douleur. La nuit, il versait des larmes qu’il appelait lâches et vaines. Il bondissait dans ses rêves ; les paroles du marquis résonnaient à ses oreilles comme une prédiction fatale, comme une malédiction. Il se réveillait glacé ou baigné de sueurs. En proie à une fièvre continue, il paraissait près de Jeanne le sourire sur les lèvres. L’inaction de l’esprit, l’ennui moral, le rongeaient jusqu’aux os.
On n’échappe point aisément au regard inquiet d’un amour toujours jeune. Jeanne comprit, vite que Gaston souffrait. Mais, quand la lumière se fit dans son cœur, quand elle eut deviné la cause de cette souffrance, un cri d’effroi s’échappa de sa poitrine, elle pria Dieu de la faire mourir. Et puis, bientôt rappelée par son amour même au sentiment de la réalité, elle accepta de son côté la lutte secrète, elle se voua en silence au martyre. Elle s’efforça de paraître heureuse et gaie ; elle sourit, elle chanta pour le distraire ; jamais un regard, un geste, une plainte, ne trahirent son courage. Mais, quand elle s’approchait de Gaston, elle trouvait ses yeux éteints, creusés par l’insomnie et sans amour. Lui donnait-elle un b****r, elle sentait ses lèvres glacées.
Chaque jour pourtant, et sans faiblir, elle chercha un remède nouveau à cette irrémédiable douleur. Elle songea au bruit, au mouvement des voyages. Elle parla de l’Allemagne, qu’ils n’avaient point encore visitée ensemble. Ils partirent et revinrent bientôt, lui plus triste qu’au départ, elle brisée, anéantie, convaincue de son impuissance à faire le bonheur de Gaston. Ses forces étaient épuisées. Elle tomba presque mourante, et la mort devint sa seule pensée, son unique espoir.
Gaston comprit alors toute l’étendue du mal qu’il avait fait ; au moment de perdre Jeanne pour toujours, il comprit aussi de quel amour profond il l’aimait. Il se fit des reproches amers. Était-il donc un homme de si faible énergie qu’il ne pût terrasser un absurde malaise ? Qui donc l’avait contraint d’épouser madame Delaunay ? Était-ce sur elle que devait tomber sa vengeance ? Et les résolutions se pressent dans son cœur. Il faut que Jeanne soit heureuse ; à quelque prix que ce soit, il le faut. Il répond devant Dieu de son bonheur. S’il fut coupable de résister à la volonté sacrée du marquis, qu’il ne rende pas du moins ses remords plus affreux encore.
Gaston accable sa femme de caresses et de protestations sans fin. Il ne la quitte plus ; nuit et jour, il la conjure de vivre.
– Jeanne, ma Jeanne bien-aimée, lui dit-il, vous souffrez, et vous souffrez par moi ! Vous m’avez vu triste, et vous vous êtes crue la cause de ma tristesse. Non, ne le croyez pas ; mon bonheur m’a trouvé ingrat ; je n’ai su ni l’apprécier ni le garder ; Jeanne, pardonnez-moi, ne mourez pas !
Madame de Meillan cherche à le rassurer. Elle le remercie d’avoir été pour elle toujours bon, attentif et dévoué ; elle presse sa main avec affection ; mais, quand, au nom de leur bonheur, il la supplie de vivre, elle ne répond que par un sourire incrédule et désolé. Et pourtant, en présence des tendres prières de Gaston, elle se laisse prendre encore à l’espoir d’heureux jours. Elle voudrait tant vivre près de lui, et de son amour ! et la mort lui paraît si horrible !
– Eh bien ! j’essayerai, dit-elle enfin ; mais ne vous y trompez pas, mon ami, ce n’est qu’un essai ; et, quand vous ne m’aimerez plus, je mourrai. Je me retirerai de votre destinée, à laquelle je serais certaine de n’apporter que malheur, et je bénirai Dieu si ma mort vous donne le bonheur que vous eussiez connu sans moi et que vous méritez si bien.
En voyant renaître cette pauvre résignée, qui avait voulu mourir et qu’il avait entrevue sur le seuil silencieux et éternel du tombeau, la joie de Gaston fut sans bornes. Il remercia Dieu avec ardeur ; il se fit des promesses plus solennelles, il se jura d’avoir du courage. Il abusa Jeanne, il s’abusa lui-même. Il contemplait sa femme avec l’ivresse des années enfuies ; il admirait son visage comme s’il la revoyait après une longue absence, ou pour la première fois. Il crut son cœur guéri, et qu’un nouvel amour, à l’abri des orages, renaissait, en lui. Il trouva que la vie était bonne et que la nature était belle. Et Jeanne, à la vue de ce changement si longtemps souhaité, oublia sa peine. La maladie cessa bientôt ; la santé du corps revient si vite quand l’âme ne souffre plus ! Enfant crédule, femme aimante, elle reprit espoir en l’avenir et se laissa bercer par des rêves d’un nouveau et mutuel bonheur. Et quand, assis sur la terrasse entourée d’orangers, aux chants des oiseaux dans le feuillage, en face de la mer et du ciel, elle voyait Gaston sourire à ses côtés :
– Ô mon ami ! disait-elle, je suis heureuse ! Oui, j’ai cruellement souffert de vous voir souffrir ; j’ai regretté d’avoir cédé à mon amour. Aujourd’hui, je ne regrette rien, je ne souffre plus. Je remercie Dieu de m’avoir conservé la vie ; je veux vivre, et je ne demande au monde que votre bonheur. Vous aurez parfois encore quelques jours mauvais peut-être, mais vous me direz vos peines ; je les soulagerai ; si je ne puis y réussir, je pleurerai avec vous.
Les mois qui suivirent la guérison de madame de Meillan passèrent rapides et remplis comme un printemps de nouvelles amours. Pour satisfaire au désir de Jeanne. Gaston se mit au travail ; elle-même l’aida à se tracer un plan d’études, elle l’encouragea, elle lui fit entrevoir un but certain de gloire dans un avenir persévérant, et la paix parut avoir repris possession de la maisonnette d’Onéglia. Mais le démon, qui déjà avait terrassé Gaston une première fois, veillait encore, prêt à ressaisir sa proie échappée. Il se dressa de nouveau sur son chemin, toujours insaisissable et invisible. Gaston le repoussa avec vigueur. Le monstre le harcela, ne lui laissant ni trêve ni repos. Il se glissa dans son imagination, dans son intelligence, dans son cœur, il s’infiltra dans tout son être. Contraint de recommencer la lutte, Gaston s’y jeta à corps perdu ; il combattit de toutes ses forces, avec générosité, avec l’énergie fiévreuse et désespérée du moribond à l’agonie. Mais, si les natures robustes peuvent bien dompter les difficultés matérielles, dédaigner les envieux, briser les puissants, affronter tous dangers et se rire de la mort, l’ennui, ce malaise enfanté par l’inaction et les regrets d’une carrière brisée, par l’absence d’une considération sociale à laquelle on avait droit de prétendre, cet être impitoyable qui est tout et qui n’est rien, qu’on porte en soi sans pouvoir le saisir, nul n’oserait se prétendre de taille à le maîtriser, et les plus forts y ont échoué vingt fois. Seuls, les amis de l’ombre et des minutieuses études, des terrains unis et des joies intérieures et recueillies, pourraient s’accommoder de cette régularité monotone et rêveuse, de ces horizons étroits et sans orages. Les plantes fragiles grandissent et prospèrent à l’abri, dans une tiède atmosphère ; le lion rugit dans sa cage, l’aigle meurt étouffé dans sa prison.
Tombé deux fois, Gaston s’avoua vaincu avec désespoir ; en présence de sa défaite et de son impuissance, il se demanda par quelle cruauté raffinée il avait sauvé Jeanne de la mort pour la condamner à souffrir. Il se frappa la poitrine, il maudit le jour de sa naissance ; et puis, se jetant à genoux, il cria, du plus profond de son cœur, grâce et miséricorde ! Dieu le prit eu pitié et lui envoya une bonne pensée. Son mal, il le sait, vient d’une sève exubérante et refoulée, d’une inaction intellectuelle, d’une vie sans but, de facultés ardentes et inutiles. Il souffre de n’être rien quand chacun trace son sillon et grandit. Mais, en dehors de sa position de famille, du rang que lui assignait sa naissance, et du pouvoir politique, ne peut-il donc se frayer une route nouvelle par son travail, par son talent, et sans rien réclamer de personne ? En présence d’un but réel, ni soucis, ni veilles, ni labeurs, ne pourront l’arrêter. L’étude lui plaît, sa fortune et celle de sa femme lui permettent de vivre, même à Paris, d’une vie exempte des préoccupations matérielles ; il partira, il se fera homme de lettres. L’histoire, les arts, la littérature, remplaceront la diplomatie et la science des gouvernements. Les brûlantes questions politiques conviennent avant tout à sa nature amie de la lutte. Fidèle à ses principes, il défendra avec la plume la cause que ses aïeux soutinrent avec l’épée. Il sera le fils de ses œuvres ; il ouvrira une large carrière à son ambition, il fera Jeanne heureuse. Ce n’est point là un rêve ; c’est une réalité saisissable. Il a trouvé le remède à ses maux ; il est guéri.
Et son sang se calme déjà ; le sourire effleure ses lèvres ; son esprit calcule, examine, dispose ses projets ; son cœur murmure un hymne de reconnaissance. Jeanne est sauvée !
Non, il est trop tard. Madame de Meillan a suivi heure par heure et en secret les progrès de la maladie qui frappe Gaston pour la seconde fois. Elle a vu ses efforts et son désespoir. Tout est fini ; elle est le mauvais génie de cette destinée ; tant qu’elle vivra, il souffrira. Morte, au contraire, l’avenir sourira encore à Gaston. Il l’aime, sans nul doute, mais il est jeune, il guérira. Le marquis le recevra près de lui ; l’enfant prodigue, qui revient, trouve les bras du père de famille toujours ouverts, ses lèvres toujours prêtes à pardonner. Il reconquerra au milieu du monde la position perdue, objet de ses cuisants regrets. Elle eût mieux fait de mourir sans doute ; Gaston ne l’a pas voulu. Mais il en est temps encore. La mer est vaste et profonde ; elle ne trahit pas les secrets qu’on lui confie. Jeanne partira seule avec Marthe pour un rivage plus éloigné ; elle accomplira seule son funèbre dessein, et nul ne saura la cause de sa mort. C’est un crime peut être qu’elle va commettre ; mais Dieu, qui sonde la douleur des âmes, lui pardonnera son crime. Et l’exaltation du dévouement enflamme son imagination. Elle médite aussi, elle, de longs jours, sa résolution extrême. Tout est décidé ; le lendemain elle doit partir.
Lorsque Gaston rentra au salon, madame de Meillan était assise près du feu, calme et pensive. Il faisait froid, la neige commençait à tomber, la nuit était venue. Jeanne jetait un dernier regard sur ces lieux où elle avait été si heureuse ; elle leur disait un éternel adieu. Gaston lui tend la main, la joie rayonne sur son visage ; il garde un secret qu’il lui confiera plus tard, mais leur bonheur est à jamais assuré. Et il parle avec feu, avec conviction. Jeanne écoute, dans un étonnement mêlé d’espoir. Elle est ébranlée ; elle va céder encore et attendre. Mais à quoi bon ce retard nouveau ? un passé récent peut-il lui permettre de se laisser abuser ? Il faudrait bientôt en revenir là, et le courage alors ne pourrait-il pas lui manquer ? Aujourd’hui, sa résolution est prise ; elle sera irrévocable. Et, avec une indicible douceur, elle entretient Gaston de son avenir ; elle le conseille avec cette émotion religieuse que prend toute parole de celui qui se sent mourir. Gaston l’entend à peine, tout entier à ses pensées et loin de prévoir le malheur qui va fondre sur lui.
La soirée s’avance ; madame de Meillan ne peut se résoudre à se retirer. Elle tient ses yeux fixés sur Gaston : elle ne parle plus, les sanglots étoufferaient sa voix. Oh ! quand on va se quitter, comme le cœur se brise, comme le front se courbe avec désespoir ! comme le regard cherche à se repaître de la vue de l’objet aimé, afin de graver ses traits chéris en sa mémoire ! On s’enivre à l’aspect de ce visage qu’on n’a point assez admiré, de ces cheveux qu’on a baisés vingt fois, de ces détails, de ces mille riens qu’on avait jusqu’ici à peine entrevus. On écoute cette voix qu’on entendait à toute heure et dont on comprend mieux tout le charme. Oh ! puisqu’il fallait se quitter un jour, n’eût-il pas mieux valu ne pas se connaître et ne pas s’aimer ?
Enfin Jeanne se lève. Elle s’approche de Gaston ; il la b***e doucement au front, mais elle se jette dans ses bras, elle le presse dans une étreinte convulsive.
– Vous souffrez, Jeanne ? qu’avez-vous ?
– Non, répond-elle ; mais ce temps mauvais, cette neige que nous n’avions point vue encore, me rendent mal à l’aise. Demain je ne souffrirai plus.
– Confiance, répond Gaston, confiance, Jeanne, le bonheur est à nous !
Et madame de Meillan s’arrache mourante des bras de son mari et s’éloigne.
La neige a cessé de tomber, la nuit est noire ; un silence profond règne à Onéglia. Jeanne veille près du feu, pâle, les yeux rougis par l’insomnie, belle de toute sa beauté, belle aussi de la beauté que lui, a enlevée la douleur. Les préparatifs du départ ont été faits pendant, le jour, Marthe est prévenue ; le châle et le chapeau de voyage de madame de Meillan sont près d’elle. Elle interroge la pendule ; le temps lui semble précipiter son cours. Parfois sa tête se penche, et un lourd sommeil appesantit ses paupières. Elle voit dans ses songes Gaston assis près d’elle ; il l’aime, ils sont heureux. Mais elle se réveille en sursaut ; elle a froid de ce froid intérieur qui glace l’âme prête à défaillir. Ce fut pour Jeanne une nuit horrible, une longue agonie.
Quatre heures sonnent. Madame de Meillan regarde dans la campagne ; partout la nuit. Elle sort lentement et sans bruit de sa chambre ; elle s’arrête devant celle de Gaston, elle s’agenouille, elle prie. Elle adresse à celui qu’elle aime, et pour qui elle va sacrifier sa vie un dernier adieu. En descendant elle s’arrête à chaque marche ; ses jambes fléchissent, elle se soutient à la rampe ; elle presse sa main sur son cœur pour en comprimer les battements. Elle franchit le seuil de la maison ; une voiture l’attend sur la route. Elle y monte près de Marthe, et, épuisée par la lutte qu’elle vient de soutenir, elle tombe anéantie, sans prononcer une seule parole, sans verser une larme.
C’était, un temps triste d’hiver, rare dans ces contrées. Les arbres, couverts de neige, semblaient des fantômes blancs auxquels le mouvement de la voiture prêtait la vie. La terre, durcie par la gelée, craquait sous les pieds des chevaux : Plusieurs fois, pendant le jour, le soleil vint à percer les nuages qui couvraient l’horizon, mais ce rayon de soleil ne pénétra pas dans le cœur de Jeanne. Le voyage dura-t-il un siècle ou dura-t-il une heure ? madame de Meillan n’eût pu le dire. Le soir, à dix lieues de Gênes, elle s’arrêta, non dans une auberge, mais dans une pauvre cabane située loin de la route. Elle renvoya la voiture et le cocher, qui retournait en Italie, et, après avoir donné ses ordres à Marthe, elle s’éloigna seule, malgré les supplications de la vieille femme, en prévenant qu’elle ne rentrerait que dans une heure.
Jeanne se dirigea vers la mer. Les chiens hurlaient dans les fermes voisines ; un vent aigu et glacé soufflait dans ses cheveux. Elle gravit péniblement un rocher sur lequel s’élevaient des ruines. La mer agitée venait se briser à ses pieds qu’elle mouillait de son écume. Madame de Meillan se laissa longtemps bercer par la plainte de cette désolation sublime qui semblait répondre à la sienne. Elle regardait sans terreur ces vagues qui bientôt allaient l’emporter. Des voix mystérieuses l’invitaient à se plonger dans l’abîme ; le bruit du vent et des flots la jetait dans une ivresse sauvage. La lune s’était cachée derrière les nuages ; une pluie fine la pénétrait jusqu’aux os et glaçait ses membres engourdis. Indifférente, insensible à toute douleur matérielle, elle songeait au passé, à sa mère, à sa jeunesse, à son vieux père tombé en brave et avec religion sur un champ de bataille, à Gaston, à l’avenir.
– Je n’ai plus rien à faire sur la terre, dit-elle enfin ; il faut partir.
Elle se jeta à genoux sur la pierre humide ; et là en face de cette mer immense qui allait l’engloutir, comme le condamné au pied de l’échafaud, elle fit sa dernière prière.
Et, quand elle eut terminé, elle se leva, croisa les bras sur sa poitrine, ferma les yeux et s’écria :
– Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi !