IV
Le lendemain, au lever du soleil, Jeanne regardait à travers une fenêtre la berline qui allait l’emporter. Les malles étaient placées sur la voiture, le postillon faisait claquer, son fouet, tout était prêt.
– Allons, dit-elle en s’efforçant de ranimer son courage, le sacrifice est accompli. Ai-je longtemps encore à souffrir ? Je ne sais. Mais, puisque son bonheur l’exige, partons.
Et Jeanne descend lentement les marches de l’escalier ; elle va franchir la porte, monter en voiture, s’éloigner pour toujours ; mais, un homme lui barre le passage : c’est Gaston. À sa vue, Jeanne pousse un cri : – Mon Dieu, dit-elle, je ne suis pas coupable ! C’est vous qui le voulez ainsi.
– Vous partiez, Jeanne ? lui demande Gaston. Et pourquoi partiez-vous ?
Atterrée par cette question, à laquelle elle ne sait que répondre, madame Delaunay baisse les yeux ; elle balbutie comme un coupable surpris en faute.
– Oui, vous partiez, vous me fuyiez ! reprend Gaston, la saisissant par le bras et l’entraînant dans le salon en désordre, dont il ferme du pied la porte avec violence. Répondez-moi et n’essayez pas de me tromper. Quel est ce mystère, et n’est-il pas vrai que c’était à cause de moi que vous partiez ? Et pourtant, ai-je usé de contrariété pour arracher votre promesse, et vous ai-je, par ma conduite, autorisé à recourir à la ruse ? Vos sentiments sont de courte durée, madame ; vous avez peu de mémoire : car il n’y a pas un mois vous me juriez un éternel amour.
– Vous vous taisez, continua-t-il avec une exaltation croissante. Insensé que j’étais de croire à vos serments ! Eh bien ! aujourd’hui, votre liberté, je vous la rends ; vos promesses, je les brise ! Cependant, vous eussiez pu, ce me semble, choisir une occasion plus propice. Qu’avez-vous attendu, et que ne partiez-vous il y a quinze jours ? Atteint d’une blessure reçue en défendant votre honneur, je ne serais pas venu me jeter au travers de vos projets. Allez ; je pars moi-même, et soyez sans crainte, vous ne me reverrez plus.
Affaibli par sa maladie, Gaston tomba épuisé près de Jeanne.
– Non, je ne vous ai point trompé ! s’écria Jeanne penchée vers lui. Gaston, je vous aime ! oh ! vivez, je vous aime !
Et, d’une voix brisée, Gaston répétait comme en délire :
– Jeanne, Jeanne, que vous ai-je donc fait ?
– Gaston, continuait madame Delaunay, je vous le jure, je ne suis pas coupable ! vous ne pouvez me condamner ainsi sans m’entendre. Ayez pitié de moi, Gaston ; vous ne savez pas combien je vous aime.
– Vous m’aimez ! répéta-t-il en soulevant péniblement la tête. Mais oui, vous m’aimez ! que vous disais-je donc ? ne m’avez-vous pas juré d’être ma femme ? Oh ! non, vous ne partirez pas, Jeanne, restez près de moi, votre absence me tuerait.
Et Gaston pressait les mains de madame Delaunay à genoux devant lui ; et Jeanne répétait encore : – Gaston, je vous aime.
Appuyé sur le bras de Jeanne, Gaston se leva, s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et d’une voix ferme : – Reconduisez vos chevaux, dit-il au postillon, madame Delaunay ne part pas.
Tout à coup Jeanne pâlit : – Le marquis ! s’écria-t-elle.
Quelques secondes après, en effet, M. de Meillan entra, calme, grave, comme toujours. En présence de son père, Gaston prit une attitude respectueuse. M. de Meillan salua Jeanne avec un sourire qui semblait dire : Vous teniez votre promesse, ce n’est pas vous qu’il faut blâmer ! et s’adressant à son fils :
– Vous m’avez inquiété vivement, Gaston, dit-il. Faible encore, à peine guéri, vous avez été imprudent de monter à cheval malgré l’avis du médecin. En ce moment, vous souffrez, rentrons au château ; c’est de repos que vous avez besoin.
Gaston, immobile, semblait combattu par sa volonté d’obéir à son père et sa crainte de perdre Jeanne une seconde fois. Le marquis devina sa pensée.
– Je sais tout, Gaston ; mais rassurez-vous, madame Delaunay vous promet, – je le lui demande en mon nom, – de ne point s’absenter d’ici trois jours ; de votre côté, d’ici trois jours, vous ne chercherez pas à la rencontrer. Votre père vous le demande, au besoin il vous en prie.
Le marquis se retira. Gaston jeta sur Jeanne un regard suppliant et suivit son père en silence.
En quelques minutes, la voiture de M. de Meillan les ramenait au château. Durant le trajet, pas un mot ne fut échangé entre eux sur ce qui venait de se passer. Il en fut de même le jour suivant. Le second jour, au matin, le marquis entra dans l’appartement de son fils, et, lui tendant la main avec affection, il lui dit :
– Dieu m’est témoin, Gaston, que je vous ai bien aimé ! Je me suis complu sans cesse à diriger votre jeunesse vers le bien, à développer votre intelligence, à faire de vous un grand cœur ; car je n’ignorais pas que vous auriez un glorieux, mais lourd fardeau à soutenir. Si parfois j’ai tressailli de joie en voyant mon nom salué à l’égal des plus grands noms, c’est que je savais que vous le porteriez un jour. Si je me suis surpris souriant au souvenir d’un passé sans reproche, et peut-être non sans gloire, c’est que je devais vous léguer ce passé. Je vous ai aimé avec mon cœur de père, je vous ai aimé aussi avec ma fierté de gentilhomme. À votre tour, mon fils, de soutenir l’honneur de cette race à laquelle chacun de vos aïeux a voulu ajouter une illustration nouvelle. À eux aussi, et plus d’une fois, il a fallu comprimer les battements de leurs cœurs, briser leurs volontés, étouffer leurs larmes ; je ne parle pas du sang répandu, – le sang n’est rien. Ils ont eu à remplir souvent, ceux-là, – votre père vous le dit, Gaston, – un pénible et rude devoir. La Providence remet aujourd’hui en vos mains un dépôt sacré. Vous aurez à rendre des comptes sévères, votre responsabilité est grande ; mais votre présent répond de l’avenir.
Sentant son fils ému sous sa puissante parole, le marquis continua :
– Voici vos devoirs, mon fils. Et maintenant, si la France est en danger, si le service du roi réclame un dévouement, éprouvé, marchez au premier rang, c’est votre place ; nul ne peut vous la contester. Passez tête haute au milieu des plus puissants, sans fausse modestie comme sans orgueil, c’est votre droit. Droits et devoirs, les acceptez-vous sans réserve ? jurez-vous de les respecter et de les maintenir ?
– Mon père, nul de ces devoirs ne saurait me commander de manquer à l’honneur.
– Eh bien ! mon fils ?
– Mon père, j’aime madame Delaunay et lui ai donné ma parole. Une folle imprudence, un duel, l’ont à jamais compromise ; aujourd’hui l’honneur, aussi bien que mon amour, m’ordonnent de l’épouser.
– Malheureux enfant ! s’écria le marquis, emporté un instant par l’émotion qui lui brise le cœur, vous ignorez donc qu’un semblable mariage détruit votre avenir, flétrit votre nom, jette vivant mon fils au tombeau. – Gaston, continua-t-il en recouvrant bien vite le calme qu’il avait perdu un instant, quelles que soient les qualités de la fille de mon ancien capitaine, et je les reconnais le premier, le monde a des principes, préjugés ou non, sur lesquels il ne transige pas. Jeanne n’a ni nom ni fortune ; le monde exige de la fortune et un nom. Vous serez blâmé par ceux-là mêmes qui aujourd’hui applaudissent à vos succès. Vous rencontrerez sur les lèvres un dédain superbe, vous recueillerez à la dérobée des paroles vagues d’une compassion blessante. Vous saurez vous venger, n’est-ce-pas ? Non ; il est des mots qui blessent comme des coups de poignard, insaisissables et lâches, et contre lesquels la vengeance ne peut rien. Ceux qui vous resteront fidèles prendront en pitié votre imagination exaltée et votre intelligence sans énergie. Votre femme portera votre nom ! mais le monde scrute tout mystère, et vos envieux seront là pour rappeler votre mésalliance, basée non sur l’espoir d’une grande fortune, mais sur un caprice d’amour. Votre famille, elle vous reniera. Blessé dans votre orgueil, vous irez à l’écart cacher votre blessure et pleurer peut-être sur ceux auxquels vous aurez donné la vie. Et vous resterez seul, tout seul, Gaston, car votre amour lui-même vous l’aurez maudit.
– Mon père, vous calomniez votre fils.
– Cet amour, continua M. de Meillan, sera la cause de toutes vos douleurs. Eh bien ! si la pensée de votre avenir et de celui de votre famille ne vous touche pas, ne faites pas du moins le sacrifice de votre repos, de votre bonheur.
Et la sollicitude paternelle ouvrant au marquis les mystérieuses profondeurs de la passion :
– Ce n’est point un roman, c’est une grave histoire que la vie. L’amour de l’homme n’est point éternel. L’amour ne saurait remplir votre cœur tourmenté du besoin d’agir et d’une légitime ambition. Votre tristesse engendrera l’ennui. Vous verrez votre carrière brisée, vos travaux inutiles, vos efforts impuissants. Le mal sera sans remède. Las bientôt de cette existence d’exception, que vous-même vous vous serez faite par générosité et délicatesse, vous voudrez cacher votre désespoir, lutter jusqu’à la fin ; vous ne le pourrez pas, vous succomberez. Celle que vous aurez prise pour femme deviendra pour vous un fardeau, et votre souffrance lui sera aussi un reproche vivant et s******t de toutes les heures. Mon expérience vous paraît cruelle et implacable ! À votre âge ; on croit tout possible ; on ne peut, ni calculer ni prévoir. Mais moi, je sais la vie pour vous, confiez-moi votre bonheur.
– Madame Delaunay a ma parole, mon père ; ce serait forfaire à l’honneur que d’y manquer.
– Mais, si madame Delaunay vous rendait votre parole ?
– Elle ne le fera pas mon père.
– Elle le fera, Gaston ; car, il y a deux jours, lorsque vous la surpreniez prête à partir, elle s’éloignait silencieuse et dévouée. Elle partait convaincue, elle aussi, que c’était là le seul moyen de vous sauver.
– Ô Jeanne ! murmura Gaston, plus digne encore de mon amour !
– Gaston, dit M. de Meillan, je vous ai prié de réfléchir durant trois jours ; demain soir ces trois jours expirent et vous serez libre. D’ici là, Gaston, sondez votre cœur ; vous savez si je vous aime, si vous êtes toute ma vie, tout l’espoir de votre famille ! mais vous ne savez pas, mon fils, ce que c’est que l’amour d’un père ! Repassez dans votre mémoire ce que je vous ai dit de votre bonheur à venir, et du bonheur de celle que vous voulez prendre pour femme. Choisissez entre un amour fatalement condamné, et la gloire de votre nom et l’affection de votre père à jamais perdue pour vous. Demain soir, Gaston, j’attendrai votre réponse. Avant de monter sur l’échafaud, votre aïeul m’embrassa, et ses adieux furent ceux-ci : « Je vous lègue un nom sans tache, mon fils ; vous le léguerez sans tache à vos enfants. Et n’oubliez pas que je préférerais vous voir étendu mort à mes pieds que de songer un seul instant que vous pouvez déshonorer mon nom. » Ces paroles d’un martyr, je vous les adresse, vous les méditerez mûrement. Toutes paroles dernières d’un père, Dieu le ? recueille et s’en souvient. Demain, Gaston, vous déciderez de votre sort, vous déciderez aussi du mien.
Gaston passa une nuit agitée ; combattu entre son affection pour son père et son amour pour-Jeanne, son esprit eut à soutenir une lutte longue et terrible. Tantôt, marchant à grands pas, il se rappelait chacune des paroles du marquis qu’il vénérait, et cette immense douleur ébranlait sa volonté. Tantôt il songeait à Jeanne. Il se rappelait la persévérance dont il avait eu besoin pour obtenir la promesse de madame Delaunay, et vaincre cette âme hésitante et désintéressée. Il se rappelait sa visite imprudente le lendemain du bal, son duel, dont la cause était connue de tout le pays, et la résolution de Jeanne qui consentait la veille à partir pour que lui-même fût heureux. Et l’amour triomphait à son tour.
Le jour suivant, le marquis et Gaston ne se virent pas. Seulement, à travers sa fenêtre, de loin et à la dérobée, M. de Meillan, apercevant son fils, resta immobile, les bras croisés, sa tête blanchie inclinée sur sa poitrine, repaissant ses yeux, pour la dernière fois peut-être, de cette image, source de tant de craintes et de tant d’espérances. Il le contemple comme, à l’heure suprême, on regarde encore, pour les graver dans sa mémoire, les traits adorés de celui qui va mourir. Et, sentant son courage faiblir, le fils des croisés courbe son front ; il s’agenouille dans la poussière, il prie, les mains jointes, le Dieu qu’il invoqua tant de fois avant la bataille, dans les champs sacrés de la Vendée.
Vers le soir, M. de Meillan reçut son fils dans le grand salon du château, entouré des portraits de ses aïeux.
– J’attends votre réponse, Gaston, lui dit-il. Mais votre attitude me fait assez comprendre que votre décision est irrévocable.
– Oui, mon père, répondit Gaston d’une voix éteinte.
– Ainsi, reprit M ; de Meillan, ni mes conseils, ni mon affection, ni votre bonheur, ni la pensée de vos devoirs n’ont pu fléchir votre résolution ?
Gaston garda le silence.
Alors le marquis ouvrit lentement une cassette, y prit des papiers, et, froid et inébranlable comme un principe, il les présenta à son fils.
– Voici les titres relatifs à la fortune de votre mère, dit-il. Elle n’était pas riche, mais c’était une noble femme. Cette croix d’or, votre grand-père la portait sur sa poitrine en montant à l’échafaud ; une clause de son testament m’ordonne de vous la donner à l’époque de votre mariage, pour que vous la transmettiez-vous même à l’aîné de vos enfants. J’accomplis donc la volonté dernière de mon père. Prenez cette croix. Et, maintenant, voici votre nom, marquis de Meillan ; moi aussi, je vous le remets sans tache comme je l’avais reçu sans tache. Il vous appartient par droit de naissance. Gardez-le donc, puisqu’il ne m’est pas permis de vous l’enlever. Allez ; j’ai rempli envers vous tous mes devoirs, je ne vous dois plus rien. Vous êtes libre, désormais je n’ai plus d’enfant. Je ne vous demanderai jamais compte de ce nom, que vous avez renié, et je prierai Dieu qu’il ne vous demande pas compte non plus du glorieux dépôt confié à votre garde, ni du bonheur de votre père, dont vous flétrissez et brisez la vie.