III

2327 Words
III La foule s’écoulait ; les lumières pâlissaient dans les premières lueurs du jour, les voitures roulaient sur la route, les paysans regagnaient, en chantant, leurs foyers. Le calme renaissait au château de Meillan. Enveloppé dans son manteau, Gaston errait au milieu du parc, respirant à pleins poumons l’air frais du matin et demandant à la brise de calmer son front brûlant des émotions de la nuit. Il ne songeait ni à son père, ni à la gloire, ni à l’avenir. Il marchait d’un pas rapide, la tête haute, tout enivré du bonheur présent. Insensiblement et sans y prendre garde, il se rapprocha de l’habitation de Jeanne et se trouva devant la porte de madame Delaunay avant même de s’être aperçu de la direction qu’il avait suivie. À cette vue son cœur battit avec violence. L’heure n’est point avancée ; tout sommeille dans la campagne. S’il pouvait seulement, et de loin, l’entrevoir une fois encore. Et, sans réfléchir davantage, il franchit la haie et le fossé du jardin. Il s’approche de la maison ; au rez-de-chaussée la fenêtre de la chambre de Jeanne est entrouverte. Jeanne est assise la tête cachée dans ses mains ; son costume de la nuit est jeté sur un fauteuil ; elle semble plongée dans une rêverie profonde. Gaston la contemple dans un amour silencieux. Mais bientôt, emporté par son ardente jeunesse, il pousse la fenêtre, s’élance dans la chambre et tombe aux pieds de Jeanne. – Vous ici, Gaston, s’écrie-t-elle avec effroi, seul, avec moi, à cette heure ! Ah ! fuyez, ou vous m’avez trompée, vous ne m’aimez pas ! Et madame Delaunay, tremblante, éperdue, le repousse sans vouloir l’entendre. Mais Gaston, d’une parole sincère et rapide, dit comment il est parvenu près d’elle, comment il n’a pu résister à son cœur ; il lui répète encore qu’il l’aime et qu’il la bénit. – Je vous crois, Gaston, je vous croirai toujours, répond Jeanne. Mais, au nom du ciel, partez ! Mon honneur, qui est le vôtre, chaque seconde que vous restez peut lui faire une blessure mortelle. Au nom de votre bonheur et du mien, partez ! Ces paroles de madame Delaunay réveillèrent Gaston comme d’un rêve. Il comprit l’imprudence de sa conduite. – Vous avez raison, Jeanne, dit-il, je pars. Mais, ajouta-t-il avec une douceur suppliante, pardonnez-moi. Mon bonheur m’écrase ; il me rendra fou, vous le voyez bien. Adieu ! adieu ! Gaston rentre au château et se jette sur son lit jusqu’au moment où il lui faut s’habiller à la hâte, monter à cheval et se rendre à un déjeuner de garçons donné par son voisin de campagne, le vicomte Maurice de Sars. La perspective d’une semblable réunion lui déplaît. Ces joies bruyantes l’effarouchent ; ces distractions vulgaires l’ennuient et l’épouvantent. Il eût voulu rester seul, loin du bruit, avec ses joies inconnues. Mais il a promis, il ne peut manquer à sa parole. Le déjeuner fut gai. Gaston voulut se mettre à l’unisson et suivre l’exemple que lui donnaient ses amis. Malgré ses efforts, il ne put y réussir et resta froid, pensif et silencieux. À la fin du repas, bien des bouteilles se trouvaient vides, bien des têtes exaltées. À, ce moment, où l’expansion déborde de tous les cœurs, où les indiscrétions imprudentes se croisent à l’envi, alors que tout le monde veut parler à la fois, bien des santés furent portées selon les préférences ou la fantaisie des convives. – À Gaston de Meillan et à ses amours ! dit Arthur de Gontaut. – Oui, à tes amours, Gaston, à celle que tu aimes et qui t’aime aussi, nous le savons, répète Jules de Marsanges, à ton bonheur que nous envions tous. – Les amours de Gaston ! dit Roger en souriant d’un air incrédule. Le farouche Hippolyte n’a pas d’amours. – Roger a raison, continue l’amphitryon ; l’amour de Gaston, messieurs, c’est la gloire de sa race. Moi, je bois à la réalisation de tes nobles projets, mon ami, au succès de ta brillante carrière, mon futur ministre du roi. Je bois au beau nom que tu portes vaillamment, comme l’a porté ton père. Gaston, je bois à toi. Au milieu de ce bruit, de ces voix qui se croisent, le front de Gaston s’assombrit. Mille impressions diverses s’entrechoquent tumultueusement dans son cœur. – Non, messieurs, reprend Arthur de Gontaut, j’ai dit aux véritables et belles amours de notre ami, et je maintiens mon toast. Gaston relève fièrement la tête ; il attache sur Arthur un regard scrutateur et brillant de colère. – Tu es fou, Arthur, répond encore Maurice, devinant l’impression pénible que ces paroles causent à Gaston, tu es fou et Meillan est sage. Comme nous, il ne jette pas ses années de jeunesse au souffle des joies futiles et des inutiles passions. Sa vie est grave, fructueuse. Pour moi, je trouve qu’il a raison. – Eh bien ! Gaston, reprend Arthur, mets-nous d’accord. Qui, de moi ou de Maurice, se trompe en ce moment ? – Et toi-même, répond Gaston, que veux-tu dire ? Je devine mal les énigmes. Explique-toi. – Que diable ! s’écrie Jules, il n’y a rien là pour te déplaire, et les plus rigides eux-mêmes t’excuseraient. On travaille, on marche vers un glorieux avenir, c’est bien. Mais, après tout, on a vingt ans ; pourquoi serait-il donc défendu d’aimer ? – Je ne vous comprends pas, dit Gaston avec une froideur affectée. – Allons, c’est un secret ! et, comme un secret ne m’a jamais paru plus inviolable que les secrets d’amour, n’en parlons plus, dit Arthur. – Parle, au contraire, dit Gaston d’un ton bref, je le désire, parle. – Eh bien ! si tu le veux, je dirai qu’elle est charmante, et, puisque tu es heureux, tu dois être bienheureux. Je bois donc à celle dont tu escaladais ce matin le balcon, au chant de l’alouette, lorsque je t’aperçus ainsi que Jules. Roméo, je bois à Juliette ; Gaston, je bois à la belle Jeanne Delaunay. – Tu n’as rien vu et tu mens ! s’écria Gaston en se levant, le visage pâle, les yeux étincelants. L’insulte était sanglante. Les convives s’efforcèrent vainement de l’atténuer. Arthur ne pouvait dévorer un affront, Meillan n’était pas homme à rétracter en ce moment ses paroles. D’ailleurs, qu’était-ce qu’un duel pour ces jeunes gens dont les pères ne marchaient jamais sans l’épée à la ceinture ? Et, qu’était-ce que la vie pour ces descendants des gentilshommes qui, sous Henri III et Louis XIII, interrompaient un joyeux festin pour un bon coup d’épée et revenaient ensuite, – l’un des deux seulement, bien entendu, – continuer le repas interrompu ? Les témoins sont choisis. Dans deux heures, Arthur et Gaston doivent se battre dans la forêt. Gaston écrit une lettre pour son père, une seconde pour Jeanne, les place cachetées sous un même pli sans adresse, et les remettant à Maurice : « Mon ami, lui dit-il, si je meurs, tu feras parvenir ces lettres. Il y a peut-être là un secret ; je le confie à ta discrète amitié. » Deux heures après, Gaston, blessé, était transporté au château de Meillan. Le visage du marquis ne trahit aucune émotion. Il ne questionna personne, il ne prononça pas un mot. Mais, lorsque, durant la nuit, délivré de toute contrainte, libre des regards étrangers, il se trouva seul au chevet du malade, il regarda longtemps son fils endormi, et sa pensée s’abîma dans d’incommensurables douleurs. Un nom, échappé des lèvres du blessé, eût suffi pour tout révéler à son père, si ce dernier eût eu besoin d’apprendre et n’avait, hélas ! tout compris. Pendant toute la maladie, M. de Meillan ne quitta pas Gaston. Il ne l’interrogea pas. Il demeura grave, silencieux, soutenant la tête de son fils dans ses moments de défaillance et lui présentant lui-même les remèdes qui devaient le sauver. La blessure était moins profonde qu’on ne l’avait craint d’abord. Au bout d’un mois, Gaston se leva ; il était presque guéri ; seulement, le médecin exigeait encore plusieurs semaines de repos. Appuyé sur le bras de son père, attentif à modérer sa marche et à lui choisir les sentiers faciles et unis, Gaston fixe les yeux vers la demeure de Jeanne ; il brûle du désir d’aller vers elle, de la rassurer, de la consoler. Son sang bouillonne, son esprit et son cœur endurent une horrible t*****e. Que devient madame Delaunay ? que fait-elle ? que peut-elle croire ? Non, il n’a plus la force d’attendre ; et, dût-il mourir ensuite, il la verra. La nouvelle de la maladie de Gaston et la cause de son duel étaient arrivées jusqu’à Jeanne. Depuis lors, renfermée dans sa demeure, instruite chaque jour de l’état du blessé, grâce aux informations discrètes que recueille Marthe, sa vieille gouvernante, elle succombe sous le poids de ses silencieuses souffrances. Elle aime Gaston et comprend que désormais leurs deux existences sont à jamais et étroitement unies. Compromise aux yeux du monde, son espoir réside tout entier en celui qui a juré de lui donner son nom. Ce sinistre début de leur amour l’épouvante ; l’avenir lui apparaît gros d’orages et de déboires ; ses heures, se passent dans l’anxiété, ses nuits s’écoulent sans sommeil. Un jour que, plus inquiète encore, elle n’a pu recevoir de nouvelles de Gaston, on lui annonce tout à coup M. le marquis de Meillan. À ce nom, Jeanne se trouble ; elle se lève et s’appuie contre la cheminée pour ne pas tomber. Le marquis la salue avec douceur et avec tristesse, et s’assied vis-à-vis d’elle. Il semble, lui aussi, plus pâle que de coutume. Mais, bien que dévoré par le chagrin le plus poignant qui puisse torturer l’âme d’un père, bien que chacune des paroles qu’il va prononcer eût arraché à tout autre un cri de douleur, telle est l’énergique puissance de cet homme sur lui-même, qu’il lui a suffi de dire à son visage de sourire pour que son visage ait souri ; il a commandé à son cœur d’être calme, et son cœur a obéi. – Jeanne, dit M. de Meillan rompant le premier le silence, Gaston est guéri. Madame Delaunay leva vers le ciel un regard de reconnaissance. – Et je viens réclamer de vous un service, continua-t-il. – De moi ! répondit Jeanne avec surprise, parlez, monsieur le marquis. – Mais, reprit-elle avec tristesse, est-il donc possible que vous, vous ayez besoin de moi ? – Je vous remercie déjà, Jeanne, car ces mots me prouvent que votre cœur se souvient. – Oui, je me souviens, monsieur le marquis ; je me souviens que vous fûtes toujours le protecteur de notre famille, que vous avez sauvé la vie à mon père. Je n’ai point oublié que mon père mourut sans avoir pu acquitter sa dette envers vous et nous la légua. Vous le voyez, monsieur le marquis, je n’ai rien oublié. – Votre père était un noble cœur, Jeanne ; c’était pour moi un ami. Ce que j’ai fait pour lui n’est rien ; j’étais prêt à en faire davantage. Mais aujourd’hui, Jeanne, d’un mot vous pouvez, et au-delà, acquitter sa dette, vous pouvez changer les rôles et rendre le marquis de Meillan votre obligé. Madame Delaunay regarda le marquis avec étonnement et avec crainte. – Écoutez-moi, poursuivit-il. Je vais vous confier mes plus chères pensées. Vous êtes digne de m’entendre et vous me comprendrez. J’ai un fils. Ce fils, je l’aime de tout mon amour, je ne possède que lui. Je suis prêt à sacrifier ma vie à son bonheur. Gaston est l’unique héritier, l’espérance d’une grande famille. Ses obligations sont terribles, sa responsabilité est immense. Intelligence active et que l’inaction et un bonheur trop calme tueraient, il avait jusqu’ici compris la mission qui lui était échue et dignement répondu à mes efforts. L’avenir s’ouvrait devant lui remplit de brillantes promesses, mais aujourd’hui tout est changé. Son front est pensif, son esprit malade ; une influence secrète pèse sur lui ; et ce n’est pas seulement son vieux père dont il va briser la vie, c’est son propre bonheur qu’il va détruire. Une personne, une seule, peut, par son dévouement, le rendre à son père, à sa famille, à ses devoirs et à lui-même. Maintenant, Jeanne, savez-vous ce que je réclame de vous ? Madame Delaunay resta muette, les yeux fixés à terre, abîmée dans sa douleur. – Si vous aimez Gaston, Jeanne, si vous l’aimez, il faut le sauver, reprit M. de Meillan. – Et, pour le sauver, il faut renoncer à son amour, n’est-ce pas ? murmura-t-elle ; il faut rompre la parole que je lui ai donnée ; il faut m’éloigner, fuir loin de lui. – Oui, Jeanne, vous l’avez dit, il faut partir. Gaston aime une femme d’une rare intelligence et d’un grand cœur ; il lui a fait une promesse solennelle, et une folle équipée lui défend de regarder en arrière. Il ne reculera pas, son malheur fût-il certain. C’est à l’amour dévoué et sublime de celle qui l’aime de faire ce qu’il ne saurait faire lui-même ; c’est à elle de partir, puisqu’il ne partirait pas. – Oui, je comprends, dit Jeanne, pâle comme la mort, je suis un obstacle dans sa vie ! Et sa tête retomba sur sa poitrine. – Oh ! je le sais, vous devez bien souffrir ! dit doucement le marquis ému en présence de cette véritable et poignante douleur. Mais, dominé par son amour de père et voyant madame Delaunay ébranlée : – Pourtant, si vous l’aimez, Jeanne, poursuivit-il, sauvez-le ! Il est dans la vie de chacun des obligations implacables ; et, quelque digne que vous soyez de l’affection de mon fils, croyez-moi, son bonheur ne peut être près de vous. – Oh ! s’écria-t-elle, vous me brisez le cœur ! Et puis, après un long silence, durant lequel Jeanne lutta, cédant tour à tour à son amour ou à son dévouement : – J’obéirai, dit-elle d’une voix éteinte, je partirai… mais lui ? – Le mal est grand, répondit le marquis ; je l’espère, il n’est pas sans remède. Je veillerai sur lui, je soignerai sa blessure, et Dieu nous viendra en aide. – Je partirai, répéta Jeanne étouffée par la douleur. – Dieu compte au ciel votre sacrifice, Jeanne, votre père vous bénit, et moi je vous remercie de sauver mon fils. Jeanne passa la main sur son front comme pour chasser toute égoïste pensée et raffermir son courage ; et, relevant la tête, sublime alors de résignation : – Il faut que ce soit à l’instant même, reprit-elle, je le comprends. Demain, je partirai. – Jeanne, dit M. de Meillan, je possède un château en Dauphiné, disposez-en si bon vous semble. Vous aviez mon affection ; vous l’avez plus entière encore. De loin, partout, je veillerai sur vous. Je vous brise le cœur, Jeanne, et pourtant je vous aime. – Merci, monsieur le marquis. Mais le monde est grand ! et que m’importe où j’irai désormais, je trouverai bien une solitude pour cacher mes larmes. – Il va vous falloir en ce moment bien du courage, mon enfant. – Soyez sans crainte, monsieur le marquis, je vous ai promis que votre fils vous était rendu. – Merci, Jeanne, c’est vous qui le sauvez. M. de Meillan se leva. – Monsieur le marquis, dit Jeanne en marchant vivement à lui, un jour, quand je ne serai plus, – et ce sera bientôt, – vous lui direz, n’est-ce pas, combien je l’ai aimé. Vous lui direz, à lui, qui m’accusera peut-être, que son bonheur me fut plus cher que mon bonheur, et qu’à mon départ vous m’avez vue, et que je souffrais bien. M. de Meillan lui serra la main et s’éloigna. Et la pauvre désolée, dont les yeux étaient restés, secs jusque-là, tomba anéantie dans un fauteuil, et des larmes amères inondèrent son visage.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD