II
Gaston avait vingt-quatre ans. Il était grand, noble de visage et de manières. De sa mère, née dans le Midi, il tenait une nature ardente ; de son père, un caractère grave et opiniâtre, mélange singulier qu’on rencontre encore souvent aujourd’hui. Fils unique, héritier d’un grand nom, dernier rejeton d’une famille illustre, il avait reçu de son père une éducation solide. Un travail assidu avait rempli ses jeunes années, et, malgré l’avenir brillant naturellement ouvert devant son fils, et qui permettait à ce dernier de se laisser aller doucement au cours facile d’une destinée toute faite, le marquis s’était efforcé d’entraîner Gaston vers l’étude, comme s’il avait été obligé de se créer lui-même une carrière. Aussi dans ce siècle, où pour être quelque chose de grand il faut l’être par soi-même, Gaston semblait-il devoir porter dignement son nom. À vingt ans, il occupait déjà dans la diplomatie une position rare et enviée à cet âge. Une louable ambition, indispensable à qui veut parvenir, et qui n’est après tout que la conscience de sa propre valeur, avait trouvé place dans sa jeune tête ; et le marquis souriait avec complaisance en contemplant cet enfant sur lequel reposaient toutes les espérances d’une race puissante. Ce fils était la joie, la préoccupation constante, le but unique de son père.
M. de Meillan avait soixante ans. Nature de bronze, cœur intrépide, il avait fait avec honneur les guerres vendéennes. Lieutenant de Charette, sa taille élevée, son regard sévère, son imposante attitude, son courage et son coup d’œil prompt et sûr, l’avaient conduit rapidement à une position exceptionnelle dans l’armée. Près de son illustre chef, il avait livré vingt batailles ; il était resté deux fois parmi les morts, et n’avait dû la vie qu’à l’affection inquiète que lui portait son général. Charette retrouvait dans l’intelligente énergie du marquis plus d’un point de ressemblance avec son propre caractère. À l’issue de la guerre, la réputation de M. de Meillan resta intacte ; et, s’il était aimé en Vendée jusqu’à la vénération, lors du retour du roi, son influence devint grande dans le gouvernement, et, dans le noble faubourg, chacun s’inclinait avait respect et sympathie en sa présence. Vis-à-vis de Gaston, M. de Meillan, dévoué dans ses actes jusqu’aux soins maternels, s’était toujours montré grave, avare de paroles, maître et père de famille, à la façon de la vieille cité romaine. Si Gaston était son fils bien-aimé, il était en même temps le fils du marquis de Meillan. Noblesse l’avait toujours obligé, lui ; noblesse devait aussi obliger son enfant. Gaston était encore bien jeune lorsque son père, le prenant par la main, lui avait raconté le passé de sa famille. Il lui avait dit ses aïeux partant avec saint Louis pour la croisade, ses pères tombant près du roi sur tous les champs de bataille, et sous chaque règne payant largement la dette du sang. Il les lui avait montrés dans les conseils, dirigeant les destinées de la France, et ne se reposant jamais à la cour qu’après le travail. Il l’avait conduit au pied de l’échafaud de son grand-père, mort martyr de sa foi comme Louis XVI ; et, quand il en était arrivé à lui-même, sans orgueil, mais avec la fière satisfaction du devoir accompli, le marquis lui avait montré ses blessures, reçues en défendant la cause qu’avait depuis de longs siècles soutenue sa race. – Aujourd’hui, avait-il ajouté en terminant, c’est moins une épée qu’une intelligence et une pensée active que nous demanderont nos rois. Ils reviendront bientôt ; soyons donc prêts, mon fils.
Et Gaston, baisant la main du marquis :
– Mon père, avait-il répondu avec une émotion sérieuse, les Meillan n’auront point à rougir de leur dernier né.
Jusqu’à vingt ans, Gaston n’avait donc eu qu’une seule ambition : porter dignement le nom de son père, et il s’était juré de n’en avoir pas d’autre. Imprudent enfant, qui comptait sans l’amour.
Non loin du château, demeuraient madame Aubry et sa fille Jeanne. Madame Aubry était veuve d’un ancien officier de Charette, compagnon d’armes du marquis. Durant la guerre, Aubry avait fait ce que les Vendéens appelaient modestement leur devoir. M. de Meillan lui avait toujours témoigné un vif intérêt, et même un jour il lui avait sauvé la vie. Aussi, l’affection reconnaissante d’Aubry envers le marquis était un culte. Il tomba à son tour, comme ils tombaient tous alors, – Bonchamps aujourd’hui, demain Stofflet, Charette plus tard, – le visage tourné vers l’ennemi, le nom de Dieu et du roi sur les lèvres. Madame Aubry, qui, toujours et partout, avait suivi son mari d’aussi près qu’il lui avait été possible, revint avec Jeanne à son modeste castel. Une fortune honorable eût amplement suffi à des goûts moins simples que les siens. J’ai dit que Jeanne était belle, je dirai de plus qu’elle était noble de cœur et d’intelligence. La pureté de son langage, la dignité de son maintien, l’élévation de son esprit, dénotaient en elle une rare délicatesse et une exquise distinction. Son imagination était vive, mais son jugement sain. Elle consacrait à l’étude de la musique une partie de ses heures, et, malgré un penchant naturel et combattu vers des idées romanesques, elle ne lisait aucun ouvrage frivole. Dévouée à sa mère jusqu’à l’abnégation, elle épousa, pour lui complaire, un officier vendéen beaucoup plus âgé qu’elle, nommé Delaunay ; mais cette union fut courte, et Jeanne resta veuve près de sa mère, peu de temps après son mariage.
Dans son enfance, Gaston avait entendu le marquis faire de son ancien compagnon d’armes un éloge toujours laconique, mais profondément senti. Souvent il s’était trouvé près de Jeanne, et, chaque fois qu’il était revenu à Meillan, il l’avait revue avec bonheur. Après une longue absence à Paris, il fut un jour frappé de sa beauté et de sa grâce ; et, bien que madame Delaunay fût son aînée de trois ans, il comprit bientôt qu’il existait pour le cœur un autre sentiment que l’orgueil de race, qu’une ambition de famille et de blason. D’abord il aima sans se l’avouer à lui-même, prenant d’autant moins garde à cet amour, qu’il lui semblait plus impossible et sans issue honorable. Pouvait-il songer un seul instant à cette union, en présence de laquelle une longue suite d’aïeux, sortant du tombeau, seraient venus lui demander de quel droit il jetait, par une mésalliance, la flétrissure sur leur nom jusque-là sans tache.
Cette confiance en lui-même le perdit. Désarmé au jour de la lutte, il tomba victime de son imprudence et de sa présomption. Et, quand ses yeux s’ouvrirent, quand l’illusion ne fut plus possible, il voulut combattre ; il était trop tard, le mal avait poussé de profondes racines : Gaston aimait Jeanne avec ardeur. Il s’éloigna pourtant ; il voulut se raisonner, oublier ; il chercha à se distraire. Ce fut en vain. Il retourna à Meillan et trouva Jeanne abîmée dans une douleur profonde : elle avait perdu sa mère. Souvent, chez les âmes délicatement craintives, l’amour, pour se révéler, prend la forme et le prétexte des consolations et de la pitié. Gaston s’efforça d’adoucir les souffrances de Jeanne ; il la vit chaque jour ; il l’admira davantage. Il se demanda ce que son avenir pouvait redouter d’une semblable union. N’élevait-il pas madame Delaunay jusqu’à lui, en lui donnant son nom ? abdiquait-il pour cela les nobles traditions de ses ancêtres ? quel déshonneur jetait-il sur sa race ? Et, l’esprit rassuré ou plutôt vaincu, il tomba aux pieds de Jeanne et lui avoua son amour.
Jeanne repoussa cet amour comme une folie ou comme un crime. Elle s’estimait trop pour être sa maîtresse, elle n’était point d’assez grande maison pour devenir sa femme. – Ces Vendéens, sous leur simplicité native, portent au fond du cœur des instincts de gentilshommes. – Comme tout sentiment exalté, l’amour devait être pour Gaston inébranlable et terrible. La passion trouve dans l’obstacle surtout une excitation et une force puissante. Gaston aimait la lutte ; il l’accepta et se jura à lui-même que madame Delaunay serait sa femme. La résistance de Jeanne fut longue, franche, désintéressée, mais elle, aimait Gaston. L’amour l’emporta, et, nous l’avons vu, le 25 août 1819, elle lui jura de l’épouser.
Quant au marquis, sous l’empire de préoccupations bien différentes, il s’était mépris longtemps sur le motif réel de la tristesse de Gaston. Depuis peu de jours seulement de vagues soupçons pénétraient dans son esprit. Mais le hasard lui fit entendre, dans le parc, les serments échangés entre Jeanne et son fils. Mieux que personne M. de Meillan connaissait le caractère de Gaston. Il ne chercha point à s’abuser. Il plongea ses regards au fond de l’abîme entrouvert sous ses pas. Il sonda la gravité de la blessure déjà faite, il vit son bonheur anéanti. Alors, certain que toute intervention humaine était désormais impuissante à le secourir, il éleva sa pensée et ses yeux vers le ciel, et dans son désespoir il s’écria : « Mon Dieu ! conservez-moi mon fils ! »