IV
Devant un minuscule fragment de miroir suspendu au montant de la fenêtre de l’est, Peyrol se rasait avec son inusable rasoir anglais, car ce jour-là était un dimanche. Les années de bouleversements politiques, qui avaient abouti à la proclamation de Napoléon comme consul à vie, n’avaient guère laissé de traces sur Peyrol, si ce n’est que sa puissante et épaisse tignasse était devenue presque blanche. Ayant soigneusement rangé son rasoir, Peyrol introduisit ses pieds recouverts de chaussettes dans une paire de sabots de la meilleure qualité et descendit bruyamment l’escalier. Sa culotte de drap brun n’était pas attachée aux genoux et il avait les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules. Ce flibustier devenu campagnard était à présent tout à fait à son aise dans cette ferme qui, comme un phare, commandait la vue de deux rades et de la haute mer. Il traversa la cuisine. Elle avait le même aspect que le premier jour où il l’avait vue : le soleil faisait étinceler les dalles : au mur, la batterie de cuisine brillait de tous ses cuivres ; au milieu, la table soigneusement frottée était d’une blancheur de neige ; seul le profil de la vieille, la tante Catherine, était devenu peut-être un peu plus anguleux. La poule qui, sur le seuil de la porte, tournait prétentieusement le cou, aurait pu être restée plantée là depuis huit ans. Peyrol la chassa d’un murmure et alla dans la cour se laver à grande eau à la pompe. En rentrant, il avait l’air si frais et si vigoureux que la vieille Catherine, de sa voix ténue, lui fit compliment de sa « bonne mine ». Les manières avaient changé : elle ne l’appelait plus citoyen, mais Monsieur Peyrol. Il lui répondit immédiatement que si elle avait le cœur libre, il était prêt à la conduire sur-le-champ à l’autel. C’était là une plaisanterie si usée que Catherine ne la releva en aucune manière, mais elle le suivit des yeux tandis qu’il traversait la cuisine pour passer dans la salle fraîche dont on venait de laver les chaises et les tables et où il n’y avait âme qui vive. Peyrol ne fit que traverser la pièce pour gagner le devant de la maison, et laissa ouverte la porte d’entrée. Au bruit des sabots, un jeune homme assis dehors sur un banc tourna la tête et lui fit un signe nonchalant. Il avait le visage assez allongé, hâlé et lisse, le nez légèrement incurvé, le menton très bien dessiné. Il portait une vareuse bleu foncé d’officier de marine, ouverte sur une chemise blanche et un nœud coulant de foulard noir à longues pointes. Une culotte blanche, des bas blancs, et des souliers noirs à boucles d’acier complétaient son costume. Une épée à poignée de cuivre, dans un fourreau noir accroché à un ceinturon, était posée à terre près de lui. Peyrol, dont le visage rouge luisait sous les cheveux blancs, s’assit sur le banc à quelque distance du jeune homme. Devant la maison, le terrain rocailleux, nivelé sur une petite étendue, s’inclinait ensuite vers la mer par une pente qu’encadraient les éminences formées par deux collines dénudées. Le vieux forban 36 et le jeune officier, les bras croisés sur la poitrine, regardaient dans le vague, sans échanger la moindre parole, comme deux intimes ou comme deux étrangers. Ils ne firent pas même un mouvement en voyant apparaître à la barrière de la cour le maître de la ferme d’Escampobar, qui, une fourche à f****r sur l’épaule, commençait à traverser le bout de terrain plat. Avec ses mains noires, ses manches de chemise relevées, sa fourche sur l’épaule, toute son allure de travailleur en semaine avait, ce dimanche, un air de manifestation ; mais le patriote, dans la fraîche lumière du jeune matin, traînait ses sabots crasseux avec un air de lassitude qu’on n’aurait pas vu chez un vrai travailleur de la terre à la fin d’une journée de labeur. Il n’y avait pourtant rien de débile dans sa personne. Son visage ovale aux pommettes rondes n’avait pas une ride, si ce n’est au coin de ses yeux taillés en amande, ces yeux brillants de visionnaire, qui n’avaient pas changé depuis le jour où le vieux Peyrol en avait croisé le regard pour la première fois. Quelques poils blancs dans sa chevelure hirsute et dans sa barbe maigre marquaient seuls la trace des ans : encore fallait-il y regarder de près. On eût dit que, parmi les immuables rochers qui formaient l’extrémité de la presqu’île, le temps était resté immobile et inerte tandis que, sur cette extrême pointe méridionale de la France, les quelques êtres perchés là n’avaient cessé de vaquer à leur labeur et d’arracher le pain et le vin à une terre marâtre.
Le maître de la ferme passa devant les deux hommes sans cesser de regarder droit devant lui, et se dirigea vers la porte de la salle, que Peyrol avait laissée ouverte. Il appuya sa fourche au mur avant d’entrer. Le son d’une cloche lointaine, la cloche du village où, des années auparavant, le flibustier rentrant au pays avait fait boire sa mule et écouté la conversation de l’homme au chien, s’éleva faiblement et soudainement dans la grande paix de l’espace céleste. Le claquement v*****t de la porte de la salle vint rompre le silence des deux contemplateurs de la mer.
« Ce gaillard ne se repose donc jamais ? » demanda négligemment le jeune homme, sans même détourner la tête, et sa voix sourde couvrit le délicat tintement de la cloche.
« Pas le dimanche, en tout cas », répondit Peyrol d’un air également détaché. « Que voulez-vous ! La cloche de l’église, ça lui fait l’effet d’un poison. Je crois vraiment que ce garçon-là est né sans-culotte. Chaque décade 37 il met son plus beau costume, se fourre un bonnet rouge sur la tête et s’en va, parmi les bâtiments de la ferme, errer comme une âme en peine à la lumière du jour. Un jacobin, si jamais il en fut.
– Oui. Il n’y a guère de hameau en France qui ne compte un sans-culotte ou deux. Mais il y en a qui ont du moins réussi à changer de peau, à défaut d’autre chose.
– Celui-ci ne changera pas de peau, et pour ce qui est de l’intérieur, il n’y a jamais rien eu en lui qui puisse être remué. N’y a-t-il pas des gens qui se souviennent de lui à Toulon ? Il n’y a pas si longtemps de cela. Et pourtant… » Peyrol tourna légèrement la tête vers le jeune homme. « Et pourtant, à le voir… »
L’officier acquiesça d’un signe de tête et son visage prit un moment une expression inquiète qui n’échappa pas à l’attention de Peyrol. Celui-ci reprit d’un ton tranquille :
« Il y a quelque temps, quand les prêtres ont commencé à regagner leurs paroisses, imaginez-vous que ce garçon-là », Peyrol fit un brusque geste de la tête en direction de la porte de la salle, « est parti un beau jour jusqu’au village, un sabre au côté et son bonnet rouge sur la tête. Il se dirigeait vers la porte de l’église. Ce qu’il voulait y faire, je n’en sais rien. Ce n’était certainement pas pour aller y dire les prières appropriées. Bon, enfin tous ces gens étaient enchantés de voir leur église rouverte ; de sa fenêtre, une femme le vit passer et donna aussitôt l’alarme. « Holà ! voilà le jacobin, le sans-culotte, le buveur de sang ! Regardez-le. » Des gens sortirent précipitamment de chez eux et un ou deux hommes qui travaillaient dans leur jardin franchirent d’un bond les petits murs de clôture. Une foule se fut bientôt rassemblée, composée surtout de femmes, chacune avec la première chose qui lui était tombée sous la main, un bâton, un couteau de cuisine, n’importe quoi. Quelques hommes avec des bêches et des gourdins les rejoignirent près de l’abreuvoir. Il ne trouva pas la chose du tout à son goût. Que pouvait-il faire ? Il s’empressa de rebrousser chemin et de détaler vers le haut de la colline comme un lièvre. Il faut du courage pour tenir tête à une b***e de femmes déchaînées. Il courut par le chemin charretier sans regarder derrière lui et les autres s’élancèrent à sa poursuite en hurlant : « À mort ! À mort le buveur de sang ! » Il était depuis des années un objet d’horreur et d’exécration aux yeux de tous ces gens à cause d’un tas d’histoires, et ils pensaient qu’il y avait une occasion à saisir. Le prêtre, dans son presbytère, entend tout ce bruit et court à la porte. D’un coup d’œil il voit ce qui se passe. C’est un gaillard d’environ quarante ans, mais musclé, avec de longues jambes, et agile… hein ? Il vous ramasse sa soutane et bondit dehors, prend des raccourcis par-dessus de petits murs bas et saute de rocher en rocher comme une sacrée chèvre. J’étais en haut dans ma chambre quand le bruit est venu jusqu’à moi. Je me suis mis à la fenêtre et j’ai vu les poursuivants déchaînés après lui. Je commençais à croire que cet imbécile allait nous attirer toutes ces furies avec lui jusqu’ici, et que ces gens-là allaient prendre la maison à l’abordage et nous faire à tous un mauvais parti, quand le prêtre lui a coupé la route, juste à temps. Il aurait pu faire trébucher mon Scevola comme rien, mais il le laissa passer et se planta en face de ses paroissiens, les bras étendus. Ça a réussi. Il a bel et bien sauvé le patron. Ce qu’il a bien pu leur dire pour les calmer, je n’en sais rien ; c’était dans les débuts et ils aimaient beaucoup leur nouveau curé. Il faisait d’eux ce qu’il voulait. J’avais passé la tête et les épaules par la fenêtre, car c’était assez intéressant. Ils auraient volontiers massacré toute notre maudite b***e, comme ils nous appelaient dans le village… et quand je me retirai de la fenêtre, je m’aperçus que la patronne était derrière moi, qui regardait aussi. Vous êtes venu assez souvent ici pour savoir comme elle va et vient sur les terres et dans la maison, sans faire le moindre bruit. Une feuille ne se pose pas plus légèrement à terre que ne le font ses pieds 38 . Bon, je suppose qu’elle ne me savait pas là-haut et qu’elle était entrée dans la chambre simplement avec cette façon qu’elle a de toujours chercher quelque chose qui n’y est pas, et en me voyant ainsi penché à la fenêtre elle s’était naturellement approchée pour voir ce que je regardais. Elle n’était pas plus pâle que d’habitude, mais elle serrait sa robe contre sa poitrine avec ses dix doigts… comme ceci. J’en fus stupéfait. Avant même d’avoir pu retrouver l’usage de la parole, je la vis se retourner et sortir de la pièce sans faire plus de bruit qu’une ombre. »
Quand Peyrol se fut tu, on entendit de nouveau le faible tintement de la cloche de l’église, qui cessa aussi subitement qu’il avait commencé.
« À propos de son ombre », fit indolemment le jeune officier, « je sais à quoi elle ressemble. »
Le vieux Peyrol fit un geste vraiment accentué. « Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Où l’avez-vous vue ?
– La chambre où l’on m’a mis à coucher hier soir n’a qu’une fenêtre et je m’y étais posté pour regarder dehors. Je suis ici pour cela, n’est-ce pas, pour guetter ? Je venais de me réveiller en sursaut et, une fois éveillé, j’étais allé à la fenêtre, et je guettais.
– On ne voit pas d’ombres en l’air, grommela le vieux Peyrol.
– Non, mais on en voit par terre, et assez noires même, quand la lune est pleine ; la sienne s’allongeait sur cet espace découvert, depuis le coin de la maison.
– La patronne ! s’écria Peyrol à voix basse. Impossible !
– La vieille qui passe sa vie dans la cuisine se promène-t-elle ainsi ? Les femmes du village viennent-elles se promener jusqu’ici ? demanda calmement l’officier. Vous n’êtes pas sans connaître les habitudes des gens. C’était une ombre de femme. La lune étant à l’ouest, l’ombre glissa de biais depuis ce coin-ci de la maison, puis se retira en glissant. Je sais reconnaître son ombre, quand je la vois.
– Avez-vous entendu quoi que ce soit ? » demanda Peyrol après un moment d’hésitation visible.
« La fenêtre étant ouverte, j’entendais quelqu’un ronfler. Cela ne pouvait pas être vous, vous logez trop haut. D’ailleurs, à en juger par le ronflement », ajouta-t-il d’un ton sarcastique, « ce devait être quelqu’un qui avait la conscience tranquille. Ce n’est pas votre genre, vieil écumeur des mers ! car, voyez-vous, c’est ce que vous êtes, malgré votre brevet de canonnier. » Il regarda le vieux Peyrol du coin de l’œil. « Qu’est-ce qui vous donne cet air si préoccupé ?
– Elle se promène, c’est indéniable », murmura Peyrol sans essayer de dissimuler son trouble.
« Évidemment. Je suis capable de reconnaître une ombre quand j’en vois une ; et quand je l’ai vue cela ne m’a pas fait peur, pas moitié autant que mon seul récit semble vous avoir fait peur. Tout de même, votre sans-culotte d’ami doit avoir un sacré sommeil ; tous ces pourvoyeurs de guillotine vous ont une conscience républicaine de premier ordre, à l’épreuve du feu. Je les ai vus à l’œuvre dans le Nord, quand j’étais enfant, et que je courais pieds nus dans les ruisseaux.