I
I
Entré à la pointe du jour dans l’avant-port de Toulon, après avoir échangé de bruyants saluts avec un des canots de ronde de la flotte qui lui montra où prendre son mouillage, le maître canonnier Peyrol jeta l’ancre du bâtiment, usé par la mer et délabré, dont il avait la charge, entre l’arsenal et la ville, en vue du quai principal. Au cours d’une vie que toute personne ordinaire eût trouvée remplie de merveilleux incidents, mais dont il était bien le seul à ne s’être jamais émerveillé, il était devenu si peu démonstratif qu’il ne poussa pas même un soupir de soulagement en entendant vrombir son câble 3 . Cela marquait pourtant le terme de six mois passés dans l’angoisse à courir la mer avec une cargaison de prix sur une coque endommagée, à ne vivre la plupart du temps que de rations réduites, toujours à guetter l’apparition de croiseurs anglais, à une ou deux reprises au bord du naufrage et plus d’une fois au bord de la capture. Mais, à vrai dire, le vieux Peyrol s’était résolu, dès le premier jour, à faire sauter son précieux bâtiment, et cela sans la moindre émotion, car tel était son caractère formé sous le soleil des mers de l’Inde au cours de combats irréguliers pour la possession d’un maigre butin dissipé aussitôt qu’obtenu, et surtout pour la simple sauvegarde d’une vie presque aussi précaire à conserver entre ses hauts et ses bas, et qui avait déjà duré cinquante-huit ans 4 .
Tandis que son équipage d’épouvantails affamés, durs comme des clous et avides comme des loups d’aller goûter les délices du rivage, s’empressait dans la mâture à ferler 5 des voiles presque aussi minces et rapiécées que les chemises sales qu’ils avaient sur le dos, Peyrol parcourut le quai du regard. Des groupes s’y formaient d’un bout à l’autre pour contempler le nouvel arrivant, et Peyrol, remarquant parmi eux bon nombre d’hommes à bonnets rouges (Ce bonnet rouge est la coiffure adoptée par les sans-culottes en 1793.), se dit : « Les voici donc ! » Parmi les équipages qui avaient porté le drapeau tricolore dans les mers de l’Orient, il y en avait des centaines qui professaient les principes des sans-culottes : « Des vauriens vantards et grandiloquents ! » avait-il pensé. Mais maintenant, il avait sous les yeux la variété terrienne. Ceux qui avaient assuré le salut de la Révolution, les vrais de vrais. Peyrol, après un long regard, descendit dans sa cabine pour s’apprêter à aller à terre.
Il rasa ses fortes joues avec un véritable rasoir anglais, pris jadis comme butin dans une cabine d’officier sur un bâtiment de la Compagnie des Indes capturé par un navire à bord duquel il servait alors. Il mit une chemise blanche, une courte veste bleue à boutons de métal et à col haut retroussé, et passa un pantalon blanc qu’il assujettit avec un foulard rouge en guise de ceinture. Coiffé d’un chapeau noir luisant à calotte basse, il faisait un très digne chef de prise. De la dunette, il héla un batelier et se fit conduire au quai.
La foule s’était déjà considérablement accrue. Peyrol la parcourut des yeux sans paraître lui porter grand intérêt, quoique en réalité il n’eût jamais de sa vie vu autant de Blancs réunis pour regarder un marin. Après avoir été un écumeur de mers 6 dans de lointains parages, il était devenu étranger à son pays natal. Pendant les quelques minutes que mit le batelier à le conduire jusqu’aux marches, il se fit l’effet d’un navigateur débarquant sur un rivage nouvellement découvert.
À peine eut-il mis pied à terre, la populace l’entoura. L’arrivée d’une prise faite dans des mers lointaines par une escadre des forces républicaines n’était pas à Toulon un événement quotidien. De singulières rumeurs avaient déjà été lancées. Peyrol joua des coudes parmi la foule tant bien que mal ; elle continua d’avancer derrière lui. Une voix cria : « D’où viens-tu, citoyen ?
– De l’autre bout du monde ! » tonna Peyrol.
Ce n’est qu’à la porte du bureau de la Marine qu’il put se débarrasser de ceux qui le suivaient. Il fit à qui de droit son rapport, en qualité de chef de prise d’un bâtiment capturé au large du Cap 7 par le citoyen Renaud, commandant en chef de l’escadre de la République dans les mers de l’Inde. On lui avait donné l’ordre de faire route sur Dunkerque, mais il déclara qu’après que ces sacrés Anglais lui eurent donné la chasse à trois reprises en deux semaines entre le cap Vert et le cap Spartel 8 , il avait décidé de filer en Méditerranée où, d’après ce qu’il avait appris d’un brick danois rencontré en mer, ne se trouvait alors aucun navire de guerre anglais. Il était donc arrivé : avec les papiers du bord, les siens également, tout en ordre. Il déclara aussi qu’il en avait assez de rouler sa bosse sur les mers, et qu’il aspirait à se reposer quelque temps à terre. Jusqu’à ce que les formalités fussent terminées, il resta toutefois à Toulon, à se promener par les rues, d’une allure tranquille, jouissant de la considération générale sous la dénomination de « citoyen Peyrol ! » et regardant tout le monde froidement dans les yeux.
La réserve qu’il gardait touchant son passé était de nature à faire naître mainte histoire mystérieuse au sujet d’un homme. Les autorités maritimes de Toulon avaient sans doute sur le passé de Peyrol des idées moins vagues, encore qu’elles ne fussent pas nécessairement plus exactes. Dans les divers bureaux maritimes où l’amenèrent ses obligations, les pauvres diables de scribes et même quelques-uns des chefs de service le regardaient très fixement aller et venir, fort proprement vêtu, et tenant toujours son gourdin qu’il laissait en général à la porte avant d’entrer dans le bureau personnel d’un officier, quand il était convoqué pour une entrevue avec l’un ou l’autre de ces « galonnés ». Ayant cependant coupé sa cadenette et s’étant abouché avec quelques patriotes notoires du genre jacobin, Peyrol n’avait cure des regards ni des chuchotements des gens. Celui qui le fit presque se départir de son calme, ce fut un certain capitaine de vaisseau, avec un bandeau sur l’œil et une tunique d’uniforme très râpée, qui faisait on ne sait quel travail d’administration au bureau de la Marine. Cet officier, levant les yeux de certains papiers, déclara brutalement : « En somme, vous avez passé le plus clair de votre vie à écumer les mers, même si cela ne se sait pas. Vous avez dû être autrefois déserteur de la Marine, quelque nom que vous vous donniez à présent. »
Les larges joues du canonnier Peyrol ne tressaillirent même pas.
« En admettant qu’il y ait eu quelque chose de ce genre », répondit-il avec assurance, « ça s’est passé du temps des rois et des aristocrates. Et maintenant je vous ai remis une prise et une lettre de service du citoyen Renaud, commandant dans les mers de l’Inde. Je puis aussi vous donner les noms de bons républicains qui, dans cette ville, connaissent mes sentiments. Personne ne peut dire que j’aie jamais de ma vie été antirévolutionnaire. J’ai bourlingué dans les mers d’Orient pendant quarante-cinq ans… c’est vrai. Mais, permettez-moi de vous faire observer que ce sont les marins restés en France qui ont laissé l’Anglais entrer dans le port de Toulon. » Il fit une pause et ajouta : « Quand on y pense, citoyen commandant, les petits écarts que moi et mes pareils, nous avons peut-être commis à cinq mille lieues d’ici et il y a vingt ans de cela, ne peuvent pas avoir beaucoup d’importance par ces temps d’égalité et de fraternité. – En fait de fraternité », remarqua le capitaine de vaisseau à l’uniforme râpé, « je crois bien qu’il n’y a guère que celle des Frères-de-la-Côte qui vous soit familière.
– Elle l’est à tous ceux qui ont navigué dans l’océan Indien, en exceptant les poules mouillées et les novices », reprit sans se démonter le citoyen Peyrol. « Et nous avons mis les principes républicains en pratique bien longtemps avant qu’on ne songeât à une république : car les Frères-de-la-Côte étaient tous égaux et élisaient leurs chefs.
– C’était un abominable ramassis de brigands sans foi ni loi », répliqua sur un ton venimeux l’officier, en se rejetant en arrière dans son fauteuil. « Vous n’allez pas me dire le contraire. »
Le citoyen Peyrol dédaigna de prendre une attitude défensive. Il se contenta de déclarer d’un ton neutre qu’il avait remis sa prise, dans les règles, au bureau de la Marine, et que pour ce qui était de son caractère, il possédait un certificat de civisme émanant de sa section. Il était patriote et avait droit à son congé. L’officier l’ayant renvoyé d’un signe de tête, il reprit son gourdin derrière la porte et sortit du bureau de la Marine avec le calme que donne une conscience tranquille. Son gros visage de type romain ne laissa rien paraître aux malheureux gratte-papier qui chuchotaient sur son passage. En parcourant les rues, il continua à regarder tout le monde dans les yeux comme il avait coutume de le faire ; mais le soir même, il disparut de Toulon. Ce n’est pas qu’il eût peur de quoi que ce fût. Son esprit était aussi calme que l’expression naturelle de son visage coloré. Personne ne pouvait savoir ce qu’avaient été ses quarante et quelques années de vie en mer, à moins qu’il ne voulût bien en parler lui-même. Et il n’avait pas l’intention d’en dire plus là-dessus qu’il n’en avait dit à cet indiscret capitaine avec son bandeau sur l’œil. Mais il ne voulait pas avoir d’ennuis, pour certaines autres raisons ; il ne voulait surtout pas qu’on l’envoyât peut-être servir dans l’escadre que l’on équipait alors à Toulon. Aussi, à la tombée du jour, franchit-il la porte qui donnait sur la route de Fréjus, dans une carriole haute sur roues et qui appartenait à un fermier connu dont l’habitation se trouvait sur cette route. Son bagage fut descendu et empilé à l’arrière de la carriole par quelques va-nu-pieds patriotes qu’il engagea dans la rue à cet effet. La seule imprudence qu’il commit fut de payer leurs services d’une bonne poignée d’assignats. Mais de la part d’un marin aussi prospère cette générosité n’était pas, après tout, bien compromettante. Il se hissa lui-même dans la voiture, en escaladant la roue avec tant de lenteur et d’efforts que le fermier ne put manquer de lui dire amicalement : « Ah ! nous ne sommes plus aussi jeunes qu’autrefois, vous et moi. – Et en outre j’ai une blessure gênante », répondit le citoyen Peyrol, en se laissant tomber lourdement sur le siège. Ainsi, de carriole en carriole, transporté pour rien d’un bout à l’autre, cahoté dans un nuage de poussière, entre des murs de pierre, par de petits villages qu’il connaissait au temps de son enfance, au milieu d’un paysage de collines pierreuses, de rochers pâles et d’oliviers au vert poussiéreux, Peyrol fit route sans encombre jusqu’au moment où il débarqua maladroitement dans une cour d’auberge aux abords d’Hyères. Le soleil se couchait à sa droite. Près d’un sombre bouquet de pins dont les troncs étaient d’un rouge sang au couchant, Peyrol aperçut un chemin défoncé qui se détachait en direction de la mer.
C’est à cet endroit qu’il avait décidé d’abandonner la grand-route. Avec ses élévations couvertes de bois sombres, ses étendues plates, dénudées et pierreuses, et ses buissons noirs sur la gauche, chaque trait de ce pays avait pour lui la séduction d’une sorte d’étrange familiarité ; car rien de tout cela n’avait changé depuis le temps de son enfance. Les ornières mêmes, profondément marquées par les carrioles dans le sol pierreux, avaient conservé leur physionomie ; et au loin, comme un fil bleu, n’apercevait-on pas la mer dans la rade d’Hyères, et plus loin encore, un renflement massif de couleur indigo qui était l’île de Porquerolles 9 . Il avait dans l’idée qu’il était né à Porquerolles, mais il ne le savait pas vraiment. La notion d’un père était absente de sa mentalité. Le seul souvenir qu’il eût conservé de ses parents, c’était celui d’une femme grande, maigre, brune, en haillons, qui était sa mère. Mais c’est qu’à l’époque ils travaillaient ensemble dans une ferme sur le continent. Il avait le souvenir fragmentaire d’avoir vu sa mère faire la cueillette des olives, épierrer les champs ou manier une fourche à f****r comme un homme, infatigable et farouche, des mèches de cheveux gris flottant autour de son visage osseux : et il se revoyait courant, pieds nus, derrière un troupeau de dindons, sans presque rien sur le dos. Le soir, par bonté le fermier les laissait dormir dans une espèce d’étable en ruine et qui n’était abritée que d’une moitié de toit ; ils s’étendaient l’un près de l’autre sur le peu de paille séchée qui couvrait le sol. Et c’est sur une poignée de paille que pendant deux jours sa mère s’était débattue, en proie à la maladie, et qu’elle était morte la nuit. Dans les ténèbres, son silence, son visage glacé lui avaient fait une peur épouvantable. Il supposait qu’on l’avait enterrée, mais il n’en était pas sûr, car, fou de terreur, il s’était enfui et ne s’était arrêté que dans un village proche de la mer nommé Almanarre 10 , où il s’était caché sur une tartane 11 sans personne à bord. Il s’était réfugié dans la cale, parce que des chiens l’avaient effrayé sur le rivage. Il trouva là un tas de sacs vides, qui lui firent une couche luxueuse, et exténué il s’endormit comme une souche. Au cours de la nuit l’équipage revint à bord et l’on fit voile pour Marseille. Ç’avait été une autre peur épouvantable, lorsqu’il s’était vu hissé sur le pont par la peau du cou et qu’on lui avait demandé qui diable il était et ce qu’il était venu faire là. Il n’y avait pas cette fois moyen de s’enfuir. Rien que de l’eau tout autour de lui et le monde entier – y compris la côte assez proche –, qui dansait de façon fort inquiétante. Trois hommes barbus l’entouraient : il leur expliqua tant bien que mal qu’il travaillait chez Peyrol. Peyrol était le nom du fermier. L’enfant ignorait qu’il en eût un lui-même. D’ailleurs il ne savait guère parler aux gens ; ceux-ci n’avaient pas dû bien le comprendre. Toujours est-il que le nom de Peyrol lui était resté pour la vie.
Là se bornaient ses souvenirs du pays natal, submergés par d’autres souvenirs, comprenant une multitude d’impressions d’océans sans fin, du canal de Mozambique 12 d’Arabes et de nègres, de Madagascar, de la côte de l’Inde, d’îles, de détroits et de récifs, de combats en mer, de bagarres à terre, de massacres forcenés, et de soifs également forcenées, d’une succession de navires de toutes sortes : navires marchands, frégates ou corsaires, d’hommes intrépides et d’énormes bamboches. Au cours des années il avait appris à parler intelligiblement et à penser de façon suivie, et même à lire et à écrire plus ou moins bien. Le nom du fermier Peyrol, attaché à sa personne par son incapacité à expliquer clairement son identité, acquit une espèce de réputation, ouvertement dans les ports d’Orient, et aussi secrètement, parmi les Frères-de-la-Côte, cette singulière fraternité dont la constitution avait un léger élément maçonnique et un fort élément de piraterie. Doublant le cap des Tempêtes, qui est aussi celui de Bonne-Espérance 13 , les mots République, Nation, Tyrannie, Égalité et Fraternité, et le culte de l’Être suprême étaient arrivés voguant sur des navires venus de France : nouveaux slogans, nouvelles idées qui n’avaient pas troublé l’intelligence lentement développée du canonnier Peyrol. C’étaient, semblait-il, des inventions de ces terriens dont Peyrol le marin ne savait pas grand-chose, et même pour ainsi dire rien. Maintenant, après cinquante ans ou presque de vie maritime légale et illégale, le citoyen Peyrol, à la barrière d’une auberge de campagne, contemplait le théâtre de sa lointaine enfance. Il le contemplait sans animosité, mais un peu perplexe quant à sa situation parmi les traits du paysage : « Oui, ce doit être quelque part dans cette direction », pensait-il vaguement. Non, décidément il n’irait pas plus loin sur la grand-route… À quelques pas de là, la patronne de l’auberge l’observait, favorablement impressionnée par les habits soignés, les larges joues bien rasées, l’air prospère de ce marin : tout à coup Peyrol l’aperçut. Avec sa figure brune, son expression anxieuse, ses boucles grises et son apparence rustique, elle aurait pu être sa mère, telle qu’il se la rappelait ; la femme, toutefois, n’était pas en haillons.
« Hé, la mère ! » cria Peyrol. « Avez-vous quelqu’un qui puisse me donner un coup de main pour porter mon coffre chez vous ? »
Il avait un air si aisé et parlait avec tant d’autorité que, sans la moindre hésitation, elle se mit à crier d’une voix grêle : « Mais oui, citoyen, on va venir dans un instant ! »
Dans le crépuscule, le bouquet de pins, de l’autre côté de la route, se détachait très noir sur le ciel calme et clair, et le citoyen Peyrol contemplait le décor de sa jeunesse misérable avec la plus grande placidité Il se retrouvait là après cinquante ans ou presque, et en revoyant ces choses il lui semblait que c’était hier. Il n’éprouvait pour tout cela ni affection, ni ressentiment. Il se sentait un peu drôle pour ainsi dire, mais le plus drôle c’était cette pensée qui lui vint à l’esprit, qu’il pouvait s’offrir le luxe (si le cœur lui en disait) d’acheter toute cette terre jusqu’au champ le plus éloigné, jusque tout là-bas où le chemin se perdait en s’enfonçant dans les terrains plats qui bordaient la mer, là où la petite élévation, l’extrémité de la presqu’île de Giens 14 , avait pris l’aspect d’un nuage noir.
« Dites-moi, mon ami », dit-il de son ton autoritaire au garçon de ferme ébouriffé qui attendait son bon plaisir, « est-ce que ce chemin-là ne mène pas à Almanarre ?
– Oui », répondit le paysan. Et Peyrol hocha la tête. L’homme continua, en articulant lentement comme s’il n’avait pas l’habitude de parler : « À Almanarre et plus loin même, au-delà de ce grand étang, jusqu’à la fin de la terre, jusqu’au cap Esterel 15 . »
Peyrol tendait sa large oreille poilue. « Si j’étais resté dans ce pays, pensait-il, je parlerais comme ce garçon. » Et à haute voix il demanda :
« Y a-t-il des maisons là-bas, au bout de la terre ?
– Bah ! un hameau, un trou, juste quelques maisons autour d’une église et une ferme où, dans le temps, on vous donnait un verre de vin. »