En s’éloignant de la fenêtre, il se trouva face à face avec le sans-culotte, qui s’était apparemment rapproché de lui par-derrière, avec l’intention peut-être de lui donner une tape sur l’épaule, mais qui alors détourna la tête. La jeune femme avait disparu.
« Dites-moi, patron, lui dit Peyrol, n’y aurait-il pas près d’ici une petite échancrure du rivage avec un coin de plage, où je pourrais au besoin avoir un bateau ?
– Qu’est-ce que vous voulez faire d’un bateau ?
– Aller à la pêche quand le cœur m’en dira ! » répondit Peyrol d’un ton sec.
Le citoyen Bron, subitement radouci, lui déclara qu’il trouverait ce qu’il lui fallait à environ deux cents mètres de la maison, au bas de la colline. La côte, bien sûr, était partout très découpée, mais là il trouverait un véritable petit bassin. Et les yeux en amande du buveur de sang toulonnais prirent une expression étrangement sombre en regardant Peyrol qui l’écoutait avec attention. Un véritable petit bassin, répéta-t-il, qui communiquait avec une anse que les Anglais connaissaient bien. Il se tut un moment. Sans guère d’animosité mais sur un ton de conviction, Peyrol remarqua qu’il était bien difficile de tenir les Anglais à l’écart de quelque endroit que ce fût du moment qu’il y avait un peu d’eau salée : mais il ne pouvait imaginer ce qui avait pu amener des marins anglais dans un pareil endroit.
« C’est quand leur flotte est venue ici pour la première fois », répondit le patriote d’une voix sombre, « et croisait en vue de la côte avant que les traîtres antirévolutionnaires ne les eussent fait entrer dans Toulon, et n’eussent vendu le sol sacré de leur patrie pour une poignée d’or. Oui, pendant les jours qui ont précédé l’accomplissement de ce crime, des officiers anglais débarquaient la nuit dans cette anse et montaient jusqu’à cette maison où nous sommes.
– Quelle audace ! » remarqua Peyrol, vraiment surpris cette fois. « Mais ils sont exactement comme ça. » C’était tout de même incroyable. Ce n’était pas une histoire ?
Le patriote leva violemment le bras d’un geste laborieux :
« J’ai juré devant le tribunal que c’était vrai, dit-il. C’est une sombre histoire », cria-t-il d’une voix perçante, puis il s’arrêta. « Cela a coûté la vie au père de la patronne », dit-il à voix basse… « et à sa mère aussi, mais la patrie était en danger », ajouta-t-il à voix plus basse encore.
Peyrol se dirigea vers la fenêtre qui donnait vers l’ouest et regarda dans la direction de Toulon. Au milieu de la vaste nappe d’eau protégée par le cap Cicié 27 , il aperçut un haut vaisseau à deux ponts encalminé ; les petits points noirs sur l’eau étaient ses chaloupes qui s’efforçaient de lui mettre le nez dans la bonne direction. Peyrol les observa un moment puis revint au milieu de la pièce.
« L’avez-vous vraiment arraché d’ici pour le conduire à la guillotine ? » demanda-t-il de sa voix tranquille.
Le patriote hocha la tête pensivement, les yeux baissés.
« Non, il est venu à Toulon juste avant l’évacuation, cet ami des Anglais… Il a fait le trajet sur une tartane qui lui appartenait et qui est restée ici, à la Madrague 28 . Il avait emmené sa femme avec lui. Ils venaient chercher leur fille qui habitait alors chez de vieilles religieuses clandestines. Les républicains victorieux resserraient leur étau et les esclaves des tyrans étaient obligés de fuir.
– Ils venaient chercher leur fille », dit Peyrol d’un air rêveur. « C’est curieux que des coupables eussent… »
Le patriote dressa la tête farouchement. « Ce fut justice », fit-il à haute voix. « C’étaient des antirévolutionnaires, et même s’ils n’avaient jamais parlé à un Anglais de leur vie, ce crime atroce leur retombait sur la tête.
– Hem, ils sont restés trop longtemps à attendre leur fille, murmura Peyrol. Alors c’est vous qui l’avez ramenée chez elle ?
– En effet », répondit le patron. Un moment, ses yeux évitèrent le regard investigateur de Peyrol, mais au bout d’un instant il le regarda bien en face. « Aucun des enseignements de la vile superstition n’a réussi à lui corrompre l’âme », déclara-t-il avec exaltation. « C’est une patriote que j’ai ramenée chez elle. »
Peyrol, très calme, fit un geste d’assentiment à peine perceptible. « Ma foi, dit-il, tout cela ne m’empêchera pas de dormir fort bien dans cette pièce. J’avais toujours pensé que j’aimerais habiter un phare quand j’en aurais assez de courir les mers. Ça ressemble autant qu’il se peut à la lanterne d’un phare. Vous me verrez avec toutes mes petites affaires 29 demain », ajouta-t-il en se dirigeant vers l’escalier. « Salut, citoyen ! »
Peyrol avait une réserve de maîtrise de soi qui confinait à la placidité. Il y avait des gens, en Orient, qui ne doutaient pas que Peyrol fût sous ses dehors calmes un homme redoutable. Ils pouvaient en citer des exemples qui de leur point de vue personnel étaient tout simplement admirables. Quant à Peyrol lui-même il pensait que sa conduite avait été seulement rationnelle dans toutes sortes de dangereuses circonstances, sans qu’il se laissât jamais égarer par la nature, la cruauté, ou le danger de n’importe quelle situation donnée. Il savait s’adapter au caractère et à l’esprit même d’un événement et cela avec une réaction de sympathie profonde mais étonnamment exempte de sentimentalité. Le sentiment en soi était une création artificielle dont il n’avait jamais entendu parler et qui, s’il l’avait vu à l’œuvre, lui aurait paru trop mystérieux pour y rien comprendre. Cette sorte d’acceptation authentique faisait de Peyrol un parfait locataire pour la ferme d’Escampobar. Il débarqua en temps voulu avec toute sa cargaison, comme il disait, et à la porte de la maison il fut accueilli par la jeune femme au visage pâle et au regard vagabond. Rien dans le décor familier de sa vie ne pouvait fixer longtemps son attention. À droite, à gauche, au loin, au-delà de vous, elle semblait toujours chercher quelque chose tandis qu’on lui parlait, à tel point qu’on se demandait si elle suivait vraiment ce qu’on lui disait. Elle avait pourtant en réalité toute sa présence d’esprit. Au beau milieu de son étrange quête de quelque chose d’absent elle eut assez de détachement pour adresser un sourire à Peyrol. Puis, se retirant dans la cuisine, elle observa, autant que ses regards mobiles pouvaient observer quoi que ce fût, la cargaison de Peyrol et Peyrol montant l’escalier.
La partie la plus précieuse de la cargaison de Peyrol étant attachée par des courroies à sa propre personne, la première chose qu’il fit, une fois resté seul dans la chambre mansardée qui ressemblait à la lanterne d’un phare, fut de se soulager de son fardeau et de le poser sur le pied du lit. Puis il s’assit et, accoudé à la table, resta à le contempler avec un sentiment de complet soulagement. Ce butin ne lui avait jamais pesé sur la conscience. Il n’avait fait par moments que lui accabler le corps : et si son entrain en avait été tant soit peu affecté, ce n’était pas à cause de son caractère secret, mais plus simplement à cause de son poids qui était gênant, irritant, et, vers la fin d’une journée, absolument insupportable. Un marin comme lui, libre d’allures et qui respire à l’aise, se faisait ainsi l’effet d’un simple animal surchargé, et cela augmentait ce qu’il pouvait y avoir de compassion dans la nature de Peyrol pour les quadrupèdes qui portent ici-bas les fardeaux des hommes. Les nécessités d’une vie sans loi avaient fait de Peyrol quelqu’un d’impitoyable, mais il n’avait jamais été cruel.
Affalé dans son fauteuil, nu jusqu’à la ceinture, robuste et grisonnant, sa tête au profil romain appuyée sur son avant-bras puissant et couvert de tatouages, il restait détendu, les yeux fixés sur son trésor avec un air de méditation. Peyrol ne méditait pas toutefois (comme un observateur superficiel aurait pu le croire) sur la meilleure cachette à lui donner. Ce n’est pas qu’il fût sans vaste expérience de cette sorte de propriété qui lui avait toujours si rapidement fondu entre les doigts. Ce qui le rendait pensif, c’était le caractère de ce trésor : ce n’était pas une part d’un butin chèrement acquis au prix de labeurs, de risques, de dangers, de privations, mais un coup de chance entièrement personnel. Il savait ce que c’était que le fruit du pillage et combien cela se dissipait vite ; mais ce lot-là, c’était du définitif. Il l’avait là avec lui, fort loin de ces parages où il avait passé le plus clair de sa vie, pour ainsi dire dans un tout autre monde. Il était impossible de le dilapider à boire, à jouer, de le gaspiller de toute autre façon familière, ou même de s’en dessaisir. Dans cette pièce qui dominait de plusieurs pieds son pays natal atteint par la Révolution et où il se sentait plus étranger que partout ailleurs au monde, dans cette vaste mansarde inondée de lumière et pour ainsi dire environnée par la mer, Peyrol, plongé dans un vaste sentiment de paix et de sécurité, ne voyait pas pourquoi il se mettrait tellement martel en tête à ce sujet. Il s’aperçut qu’il ne s’était jamais vraiment attaché au butin qui lui tombait entre les mains. Non. Jamais. Se mettre particulièrement en peine de celui-ci qui ne pouvait faire l’objet d’aucune tentative de vengeance ni de récupération, c’eût été absurde. Peyrol se leva et se mit en devoir d’ouvrir un grand coffre en bois de santal que fermait un énorme cadenas : lui aussi faisait partie d’un butin, ramassé jadis dans une ville chinoise du golfe du Tonkin 30 , en compagnie de quelques Frères-de-la-Côte qui avaient, une nuit, pris à l’abordage une goélette portugaise – dont ils avaient expédié l’équipage à la dérive dans une embarcation –, et sur laquelle ils s’étaient offert une croisière à leur compte, il y avait des années et des années de cela. Il était jeune alors, très jeune ; le coffre lui était échu parce que personne d’autre ne voulait s’encombrer d’une chose pareille, et aussi parce que le métal des cercles épais et curieusement ouvragés qui le renforçaient n’était pas de l’or mais du simple cuivre. Lui, dans son innocence, avait été assez content de cet objet. Il l’avait traîné avec lui dans toutes sortes d’endroits, il l’avait aussi parfois laissé derrière lui – pendant une année entière, par exemple, dans une caverne sombre et malodorante d’un certain endroit de la côte de Madagascar. Il l’avait confié à divers chefs indigènes, à des Arabes, à un tenancier de tripot à Pondichéry 31 , bref à ses amis variés et même à des ennemis. Un jour il l’avait perdu, tout simplement.
C’était la fois où il avait reçu une blessure qui l’avait laissé béant et perdant son sang comme une outre crevée. Une discussion s’était élevée tout à coup dans une compagnie de Frères-de-la-Côte sur une question de conduite à tenir, question compliquée de jalousies personnelles, dont il était aussi innocent qu’un enfant à naître. Il ne sut jamais qui lui avait porté l’estafilade. Un autre Frère, un de ses camarades, un jeune Anglais, était intervenu précipitamment dans la bagarre, l’avait tiré de là, et il ne s’était plus rien rappelé pendant des jours. Quand il regardait encore maintenant la cicatrice, il ne comprenait pas comment il avait pu en réchapper. Cette aventure, avec sa blessure et une pénible convalescence, était la première chose qui lui eût quelque peu assagi le caractère. Bien des années plus tard, ses idées sur la légalité s’étant modifiées, il servait comme quartier-maître à bord de l’ Hirondelle 32 , un corsaire relativement respectable, quand il aperçut son coffre dans l’endroit le plus inattendu, à Port-Louis 33 au fond d’une obscure petite tanière baptisée boutique, et tenue par un Hindou solitaire. L’heure était tardive, la petite rue déserte, et Peyrol entra réclamer son bien, loyalement, un dollar 34 d’une main, un pistolet de l’autre : l’Hindou le supplia servilement d’emporter l’objet. Il chargea le coffre vide sur son épaule, et le même soir le corsaire prit la mer : alors seulement il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, car peu après l’avoir eu pour la première fois, il avait, à titre d’amusement lugubre, gravé à l’intérieur du couvercle, de la pointe de son couteau, le grossier dessin d’un crâne et de deux os entrecroisés qu’il avait ensuite badigeonné en rouge avec de la laque de Chine. Le dessin s’y trouvait tout entier, aussi frais que jamais.
Dans cette mansarde tout inondée de lumière de la ferme d’Escampobar, le Peyrol aux cheveux gris ouvrit son coffre ; il en retira tout le contenu, qu’il déposa soigneusement sur le plancher, et il étala son trésor, poches en dessous, à plat sur le fond qui en fut exactement recouvert. Puis, s’affairant à genoux, il remit tout en place : une veste ou deux, une vareuse de drap fin, le reste d’un coupon de mousseline de Madapolam 35 , dont il n’avait que faire, et bon nombre de belles chemises blanches. Personne n’oserait venir fourrager dans son coffre, pensait-il, avec l’assurance de quelqu’un qui, dans son temps, a su inspirer la crainte. Alors il se releva et, parcourant la pièce du regard tout en étirant ses bras puissants, il cessa de penser à son trésor, à l’avenir et même au lendemain, pénétré soudain de la conviction qu’il serait décidément fort bien dans cette chambre.