III
L’affectation commune aux marins de ne s’étonner de rien de ce que peut offrir la mer ou la terre était devenue chez Peyrol une seconde nature. Ayant appris, dès l’enfance, à réprimer tout signe d’étonnement en présence de tous les spectacles ou événements extraordinaires, de tous les gens singuliers, de toutes les coutumes singulières, ou des plus redoutables phénomènes de la nature (manifestés par la violence des volcans, par exemple, ou la furie des êtres humains), il était vraiment devenu indifférent, ou peut-être seulement tout à fait inexpressif. Il avait tant vu de bizarreries et d’atrocités, avait entendu tant d’histoires stupéfiantes, qu’en face d’une nouvelle aventure sa réaction mentale habituelle était généralement formulée par ces mots : « J’en ai vu bien d’autres. » La dernière fois qu’il avait éprouvé une sorte de terreur panique du surnaturel, ç’avait été en voyant mourir, sous un tas de haillons, cette femme farouche et décharnée qu’était sa mère : et la dernière chose qui, à l’âge de douze ans, l’avait presque anéanti par une sorte d’épouvante, ç’avait été le tumulte déchaîné et la multitude de la foule sur les quais de Marseille, une chose absolument inconcevable qui l’avait fait chercher refuge derrière une pile de sacs de blé, après qu’on l’eut chassé de la tartane. Il était resté là à trembler, jusqu’au moment où un homme, avec un tricorne et un sabre au côté (l’enfant n’avait jamais vu de sa vie ni chapeau ni sabre pareils) le saisit par le bras juste au-dessous de l’épaule et l’extirpa de là ; un homme qui aurait pu être un ogre (mais Peyrol n’avait jamais entendu parler d’un ogre) et qui, en tout cas, était dans son genre plus effrayant et plus étonnant que tout ce qu’il aurait pu imaginer, s’il avait eu alors la moindre faculté d’imagination. Il y avait assurément dans tout cela de quoi vous faire mourir de frayeur, mais cette possibilité ne lui vint pas un instant à l’esprit. Il ne devint pas fou non plus : comme il n’était qu’un enfant, il s’adapta simplement, par une acceptation passive, à des conditions de vie nouvelles et inexplicables, et ce fut l’affaire de vingt-quatre heures à peu près. Après cette initiation, le reste de son existence, depuis les poissons volants jusqu’aux baleines, puis aux nègres et aux récifs de corail, aux ponts ruisselants de sang et à la t*****e par la soif dans des embarcations découvertes, avait été relativement simple. À l’époque où il entendit parler d’une révolution en France et de certains immortels principes qui causaient la mort de quantité de gens – ce qu’il apprit de la bouche de marins et de voyageurs, et par des gazettes venues d’Europe et vieilles d’un an –, il était déjà en état d’apprécier à sa manière personnelle l’histoire contemporaine. Une mutinerie où l’on jette les officiers par-dessus bord. Il avait déjà vu pareille chose à deux reprises, en se trouvant tour à tour dans l’un et l’autre camp. Mais dans ce bouleversement-là, il ne choisit pas son camp. C’était une affaire trop lointaine, trop vaste, et trop confuse aussi. Il avait toutefois appris le jargon révolutionnaire assez rapidement et l’employait à l’occasion, avec un secret mépris. Tout ce qu’il avait enduré, depuis un amour insensé pour une petite Jaune jusqu’à la trahison d’un ami intime, un camarade de bord (et Peyrol s’avouait à lui-même qu’il ne pouvait encore s’expliquer ni l’une ni l’autre de ces aventures), sans compter les nuances diverses de son expérience des hommes et des passions dans l’entre-temps, tout cela avait mis un rien de mépris universel – sédatif prodigieux – dans l’étrange mixture qu’on pouvait appeler l’âme de Peyrol à son retour au pays.
Aussi non seulement ne manifesta-t-il aucune surprise, mais encore n’en éprouva-t-il aucune quand il aperçut l’homme qui était devenu, par le mariage, le maître de la ferme d’Escampobar 20 . Peyrol, assis dans cette salle vide, une bouteille de vin devant lui, portait le verre à ses lèvres quand il vit entrer l’homme, l’ex-orateur des sections, le meneur des foules en bonnets rouges, chasseur des ci-devant 21 et des prêtres, fournisseur de la guillotine, bref un buveur de sang. Et le citoyen Peyrol qui n’avait jamais été à moins de six mille milles, à vol d’oiseau, des réalités de la Révolution, posa son verre et de sa voix grave et placide prononça ce seul mot : « Salut ! »
L’autre répondit par un « Salut » beaucoup plus hésitant, en regardant fixement cet étranger dont on venait de lui parler. Ses yeux doux en amande étaient remarquablement brillants, comme l’était dans une certaine mesure la peau qui couvrait ses pommettes hautes et rondes, rouges comme dans un masque, où tout le reste n’était qu’une masse de poils châtain coupés court et qui poussaient si dru autour des lèvres qu’ils cachaient entièrement le dessin d’une bouche, laquelle, pour autant que le sût le citoyen Peyrol, avait peut-être un caractère de férocité absolue. Le front ravagé et le nez droit indiquaient une certaine austérité, comme il convient à un ardent patriote. Il tenait à la main un long couteau luisant qu’il posa aussitôt sur l’une des tables. Il ne semblait pas avoir plus de trente ans ; il était bien bâti, et de taille moyenne ; mais toute son allure trahissait un manque de résolution. La forme de ses épaules donnait l’impression d’une sorte de désillusion. C’était là un effet assez subtil, mais qui n’échappa point à Peyrol tandis qu’il expliquait son cas et achevait son récit en déclarant qu’il était marin de la République et qu’il avait toujours fait son devoir devant l’ennemi.
Le buveur de sang avait écouté intensément. La haute courbure de ses sourcils lui donnait une expression d’étonnement. Il s’avança tout près de la table et se mit à parler d’une voix frémissante :
« Cela se peut. Mais vous êtes peut-être tout de même corrompu. Les marins de la République ont été dévorés par la corruption payée par l’or des tyrans. Qui l’aurait jamais dit ? Ils parlaient tous comme des patriotes. Et pourtant les Anglais sont entrés dans le port et ont débarqué dans la ville sans rencontrer d’opposition. Les armées de la République les ont chassés, mais la trahison arpente nos terres, elle monte du sol, elle s’installe dans nos foyers, se tapit dans le sein des représentants du peuple, dans celui de nos pères, de nos frères. Il fut un temps où fleurissait la vertu civique, mais à présent elle doit se cacher la tête. Et je vais vous dire pourquoi : on n’a pas assez tué. C’est à croire qu’on ne pourra jamais tuer assez. C’est décourageant. Voyez où nous en sommes. »
Sa voix s’étrangla dans sa gorge comme s’il avait soudain perdu sa confiance en lui.
« Apportez un autre verre, citoyen ! dit Peyrol au bout d’un moment, et buvons ensemble. Nous boirons à la confusion des traîtres. Je déteste la trahison autant que quiconque, mais… »
Il attendit que l’autre fût revenu, puis il versa le vin, et après qu’ils eurent trinqué et à demi vidé leurs verres, il posa le sien et reprit :
« Mais, voyez-vous, je n’ai rien à voir avec votre politique. J’étais à l’autre bout du monde, vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’être un traître. Vous n’avez pas eu de merci, vous autres sans-culottes 22 , pour les ennemis de la République en France, et moi j’ai tué ses ennemis à l’étranger, au loin. Vous coupiez les têtes sans beaucoup de componction… »
Fort à l’improviste, l’autre ferma les yeux un moment puis les rouvrit tout grands. « Oui, oui », approuva-t-il à voix basse. « La pitié peut être un crime.
– Oui. Et j’ai frappé les ennemis de la République à la tête, partout où je les ai trouvés devant moi, sans m’inquiéter de leur nombre. Il me semble que vous et moi, nous sommes faits pour nous entendre. »
Le maître de la ferme d’Escampobar murmura, toutefois, qu’en des temps pareils on ne pouvait rien considérer comme preuve formelle. Il incombait à tout patriote de nourrir la suspicion dans son sein. Peyrol ne laissa échapper aucun signe d’impatience. Sa maîtrise de soi et l’inaltérable bonne humeur avec laquelle il avait mené la discussion lui valurent d’avoir gain de cause. Le citoyen Scevola Bron 23 (car tel se révéla être le nom du maître de la ferme), objet de crainte et d’horreur pour les autres habitants de la presqu’île de Giens, se laissa probablement influencer par le désir d’avoir quelqu’un avec qui échanger de temps à autre quelques paroles. Aucun des villageois ne se souciait de venir jusqu’à la ferme, et aucun ne risquait de le faire, à moins que ce ne fût tous en corps et animés d’intentions hostiles. Sa présence dans leur région leur inspirait une morne animosité.
« D’où venez-vous ? » fut la dernière question qu’il posa.
« J’ai quitté Toulon il y a deux jours. »
Le citoyen Scevola frappa la table du poing, mais cette manifestation d’énergie fut très passagère.
« Et dire que c’est la ville dont on avait décrété qu’il ne resterait pas pierre sur pierre ! s’écria-t-il d’un air abattu.
– La plus grande partie de la ville est encore debout, assura Peyrol avec calme. Je ne sais si elle méritait le sort auquel d’après vous elle fut vouée par décret. Je viens d’y passer un mois à peu près et je sais qu’on y rencontre de bons patriotes. Je le sais parce que je me suis lié d’amitié avec eux tous. » Et Peyrol cita quelques noms que le sans-culotte en retraite accueillit avec un sourire amer et un inquiétant silence, comme si les gens qui les portaient n’avaient été bons que pour l’échafaud et la guillotine.
« Venez, je vais vous montrer où vous coucherez » dit-il, en poussant un soupir, et Peyrol s’empressa de le suivre. Ils entrèrent ensemble dans la cuisine. Par la porte du fond restée ouverte, un grand carré de soleil tombait sur le dallage. Dehors une troupe de poulets s’agitaient en attendant leur pâture, tandis qu’une poule jaune, juchée 24 sur le seuil, tournait vivement la tête de droite et de gauche avec affectation. Une vieille femme tenant un bol plein de restes de nourriture le posa soudain sur une table et ouvrit de grands yeux. La grandeur et la propreté de la pièce firent sur Peyrol une impression favorable.
« Vous mangerez avec nous ici », lui dit son guide, et sans s’arrêter, il s’engagea dans un étroit couloir qui conduisait au pied d’un escalier raide. Au-dessus du premier palier, un petit escalier en spirale menait à l’étage supérieur de l’habitation, et quand le sans-culotte eut brusquement ouvert l’épaisse porte de bois qui le terminait, Peyrol se trouva dans une grande pièce mansardée qui contenait un lit à colonnes sur lequel étaient posés en tas des couvertures et des oreillers de rechange. Il y avait aussi deux chaises de bois et une grande table ovale.
« On pourrait arranger cette pièce pour vous », dit le maître, qui ajouta : « Mais je ne sais ce que va en penser la maîtresse. »
Peyrol, frappé de l’expression particulière qu’avait prise la figure de l’homme, tourna la tête et vit la jeune femme qui se tenait debout dans l’embrasure de la porte. On eût dit qu’elle était montée derrière eux en flottant dans l’air, car aucun bruit de pas, aucun froufrou, n’avait averti Peyrol de sa présence. Ses lèvres de corail et ses bandeaux de cheveux d’un noir de jais, que couvrait en partie seulement un bonnet de mousseline bordé de dentelle, faisaient brillamment ressortir le teint pur de ses joues blanches. Elle ne fit aucun signe, ne fit pas entendre un son, se comporta exactement comme s’il n’y avait eu personne dans la pièce ; et Peyrol soudain détourna son regard de ce visage muet et inconscient, aux yeux vagabonds.
Toutefois, on ne sait comment, le sans-culotte avait dû s’assurer de ce qu’elle pensait, car il déclara d’un ton décisif :
« Alors, ça va. » Et il se fit un bref silence pendant lequel les noirs regards de la femme ne cessèrent de fureter tout autour de la pièce, tandis qu’un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres, un sourire moins distrait que totalement dépourvu de raison et que Peyrol observa du coin de l’œil sans pouvoir parvenir à en comprendre le sens. Elle ne semblait pas du tout le connaître.
« Vous avez la vue sur l’eau salée de trois côtés, ici », remarqua le futur hôte de Peyrol.
La ferme était un haut bâtiment et cette grande mansarde à trois fenêtres donnait d’un côté sur la rade d’Hyères au premier plan, avec plus loin les ondulations bleuâtres de la côte jusqu’à Fréjus ; de l’autre côté, on avait vue sur le vaste demi-cercle de hautes collines dénudées, que coupait l’entrée du port de Toulon gardé par ses forts et ses batteries et qui s’achevait par le cap Cépet 25 , montagne trapue aux sombres replis, avec des rochers bruns à sa base et une tache blanche luisant tout en haut : c’était un ci-devant sanctuaire consacré à Notre-Dame, et ci-devant lieu de pèlerinage. L’éclatante lumière de midi semblait se fondre dans la surface semblable à une pierre précieuse d’une mer absolument parfaite dans l’invincible profondeur de sa couleur.
« On se croirait dans un phare, dit Peyrol. Assez bonne résidence pour un marin. »
La vue des voiles éparses lui réchauffa le cœur. Les terriens, leurs maisons, leurs animaux et leurs faits et gestes ne comptaient pas. Ce qui faisait pour lui la vie de tout rivage nouveau, c’étaient les bateaux qui y étaient attachés : canoës, catamarans, ballahous, praos, lorchas 26 , simples pirogues ou même radeaux faits de troncs assemblés, avec un bout de natte comme voile et sur lesquels des hommes de couleur, nus, s’en allaient pêcher le long de bancs de sable blanc, accablés par un ciel tropical, au reflet sinistre, sous la menace d’une nuée d’orage tapie à l’horizon. Mais ici il ne voyait que sérénité parfaite ; le rivage n’avait rien de sombre, l’éclat du soleil rien de menaçant. Le ciel reposait légèrement sur les contours distants et vaporeux des collines, et cette immobilité de toutes choses semblait en équilibre dans l’air comme un mirage joyeux. Sur cette mer sans marées, dans la Petite Passe entre Porquerolles et le cap Esterel, plusieurs tartanes étaient encalminées, et pourtant leur inertie n’était pas celle de la mort, mais celle d’un léger sommeil, l’immobilité d’un souriant enchantement, d’un beau jour en Méditerranée, sans un souffle parfois, mais jamais sans vie. Quelque enchantement que Peyrol eût connu au cours de sa vie vagabonde, il n’avait jamais été aussi étranger à toute pensée de combat et de mort, ni si chargé de sécurité souriante à la lumière de laquelle tout son passé lui apparaissait comme une succession de jours sombres et de nuits accablantes. Il eut l’impression qu’il n’aurait plus jamais envie de quitter cet endroit, comme s’il avait obscurément senti que son âme de vieux flibustier n’avait jamais cessé d’y être enracinée. Oui, c’était l’endroit fait pour lui : non pas parce que la commodité l’y contraignait, mais simplement parce que son instinct de repos avait enfin trouvé son gîte.