« Croyez-vous qu’on pourra me loger là ? demanda Peyrol.
– Je n’en sais rien. Ils ont de la place, ça, pour sûr. Il ne passe jamais de voyageurs par ici. Mais pour ce qui est d’un lieu d’hébergement, c’en était un autrefois. Vous n’avez qu’à entrer. S’il n’y est pas, la maîtresse y sera à coup sûr pour vous servir. Elle est de la maison. Elle y est née. On la connaît bien.
– Quelle sorte de femme est-ce ? » demanda Peyrol, très favorablement impressionné par l’aspect de l’endroit.
« Puisque vous y allez, vous le verrez bientôt. Elle est jeune.
– Et le mari ? » demanda Peyrol qui, baissant les yeux vers le regard fixe de l’autre qui levait les siens, avait surpris un léger clignement de ces yeux bruns un peu fanés. « Qu’est-ce que vous avez à me dévisager comme cela ? Je n’ai pas la peau noire, je pense ? »
L’autre se mit à sourire, montrant dans son épaisse barbe poivre et sel une rangée de dents aussi saines que celles du citoyen Peyrol lui-même. Son attitude avait quelque chose d’embarrassé, sans être inamical, et à une phrase qu’il prononça, Peyrol découvrit que l’homme qu’il avait devant lui, ce pauvre diable solitaire, hirsute, brûlé par le soleil, les jambes nues, planté près de son étrier, nourrissait des soupçons patriotiques sur la personne à qui il avait affaire. Cela lui parut scandaleux. Il lui demanda d’un ton sévère s’il ressemblait par hasard à l’un quelconque de ces sacrés terriens et il se mit également à jurer sans rien perdre toutefois de la dignité d’expression inhérente à son genre de traits et au modelé même de sa chair.
« Sûr que vous ne ressemblez pas à un aristocrate, mais vous n’avez pas non plus l’air d’un fermier, d’un colporteur ou d’un patriote. Vous ne ressemblez à personne qu’on ait pu voir ici depuis des années et des années. Vous ressemblez à… j’ose à peine dire quoi. Vous pourriez être un prêtre. »
D’étonnement, Peyrol resta comme pétrifié sur sa mule. « Est-ce que je rêve ? » se demanda-t-il mentalement ? « Vous n’êtes pas fou ? » dit-il à voix haute. « Est-ce que vous savez ce que vous dites ? Vous n’avez pas honte ?
– Tout de même », insista l’autre innocemment, « il y a bien moins de dix ans que j’en ai vu un, de ceux qu’on appelle des évêques, et qui avait une figure exactement comme la vôtre. »
Peyrol, instinctivement, se passa la main sur la figure. Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un évêque. L’autre n’en démordait pas, il fronça les sourcils et murmura :
« D’autres aussi… je me rappelle bien… il n’y a pas tant d’années. Il y en a qui se cachent encore dans les villages, malgré la chasse que leur ont donnée les patriotes. »
Le soleil étincelait sur les rochers, les pierres et les buissons dans le calme absolu de l’air. La mule, dédaignant avec une austérité républicaine le voisinage d’une écurie qu’on apercevait à moins de cent mètres, la tête basse et même les oreilles pendantes, s’était endormie comme si elle eût été en plein désert. Le chien, qui paraissait changé en pierre près des talons de son maître, paraissait somnoler aussi, le nez contre terre. Peyrol s’était abîmé dans une profonde méditation, et le pêcheur de la lagune attendait de voir se dissiper ses doutes, sans impatience et avec une espèce de grand sourire caché dans sa barbe touffue. La figure de Peyrol s’éclaira. Il avait trouvé la solution du problème, mais le ton de sa voix montra qu’il était un peu vexé.
« Ma foi, je n’y peux rien, dit-il. J’ai pris aux Anglais l’habitude de me raser. Je suppose que c’est à cause de ça. »
Au mot d’Anglais, le pêcheur dressa l’oreille.
« On ne peut savoir où ils sont tous partis, murmura-t-il. Il y a encore trois ans, ils fourmillaient le long de la côte sur leurs gros navires. On ne voyait qu’eux, ils se battaient sur terre tout autour de Toulon. Et puis, en l’espace d’une semaine ou deux, crac ! plus personne ! Disparus, le diable sait où ! Mais peut-être que vous, vous le savez ?
– Oh ! oui, dit Peyrol, je sais tout sur les Anglais, ne vous cassez pas la tête à ce sujet.
– Je ne me fais pas de souci pour ça ! C’est à vous de savoir ce qu’il vaudra mieux dire quand vous parlerez avec lui, là-haut. Je veux dire le maître de la ferme.
– Il ne peut pas être meilleur patriote que moi, malgré ma figure rasée, dit Peyrol. Ça ne peut paraître étrange qu’à un sauvage comme vous. »
Poussant un soupir inattendu, l’homme s’assit au pied de la croix et aussitôt son chien, s’éloignant un peu, alla se coucher en rond au milieu des touffes d’herbe.
« Nous sommes tous des sauvages par ici », répondit le pitoyable pêcheur de la lagune. « Mais le maître là-haut, lui, c’est un vrai patriote de la ville. Si jamais vous allez à Toulon et que vous interrogez les gens à son sujet, ils vous le diront. Il s’est d’abord occupé à pourvoir la guillotine quand on épurait la ville de tous les aristocrates. Ça, c’était avant même que les Anglais arrivent. Quand on a eu chassé les Anglais, il y a eu trop de travail de ce genre pour la guillotine. Il a fallu tuer les traîtres dans les rues, dans les caves, dans leurs lits. Il y avait des tas de cadavres d’hommes et de femmes le long des quais. Pas mal de gens comme lui, on les a appelés des buveurs de sang. Pour sûr, lui, c’était un des meilleurs. C’est moi qui vous le dis. »
Peyrol hocha la tête : « Ça fera très bien mon affaire », dit-il.
Et avant qu’il eût rassemblé les rênes et lui eût donné du talon, la mule, comme si elle n’avait attendu que ces mots, s’engagea dans le sentier.
Moins de cinq minutes après, Peyrol mettait pied à terre devant un corps de bâtiment long et bas, attenant à une maison de ferme élevée, percée de quelques fenêtres seulement et flanquée de murs de pierre qui clôturaient non seulement une cour, mais encore apparemment un ou deux champs. Une voûte d’entrée était ouverte à gauche, mais Peyrol mit pied à terre devant la porte par laquelle il pénétra dans une salle dénudée, aux murs rugueux blanchis à la chaux, avec quelques tables et chaises de bois, et qui aurait pu être un café de campagne. Il frappa du poing sur une table. Une jeune femme avec un fichu autour du cou et une robe à rayures rouges et blanches, des cheveux très noirs et la bouche rouge, parut par un passage voûté à l’intérieur.
« Bonjour, citoyenne », dit Peyrol.
Elle parut si étonnée de l’aspect inaccoutumé de l’inconnu qu’elle murmura pour toute réponse : « Bonjour » ; mais un moment après, elle s’avança et prit un air d’attente. L’ovale parfait de son visage, le teint de ses joues lisses, et la blancheur de sa gorge, arrachèrent au citoyen Peyrol un léger sifflement entre ses dents serrées.
« J’ai soif, cela va sans dire, lui dit Peyrol, mais ce que je voudrais surtout savoir, c’est si je pourrais séjourner ici. »
Le bruit des sabots de la mule au-dehors fit sursauter Peyrol ; mais la femme le retint.
« Elle s’en va simplement dans l’appentis. Elle connaît le chemin. Quant à ce que vous demandez, le maître sera ici dans un instant. Personne ne vient jamais ici. Combien de temps voudriez-vous séjourner ? »
Le vieux flibustier la regarda attentivement.
« Pour vous dire la vérité, citoyenne, ça pourrait bien être en quelque sorte définitivement. »
Elle eut un sourire qui fit étinceler ses dents, sans que la moindre gaieté ni même un changement d’expression parût dans ses yeux agités qui ne cessaient d’aller et de venir dans la pièce vide comme si Peyrol fût entré suivi d’une foule de fantômes.
« C’est comme moi, dit-elle. J’ai vécu ici quand j’étais enfant.
– Vous êtes encore presque une enfant », dit Peyrol en l’examinant avec un sentiment qui n’était plus de la surprise ou de la curiosité mais qui semblait s’être logé au fin fond de sa poitrine.
« Êtes-vous un patriote ? » demanda-t-elle, en continuant à observer dans la pièce l’invisible compagnie.
Peyrol, qui pensait « en avoir fini avec toutes ces fichues bêtises », eut un mouvement de colère et ne sut que répondre.
« Je suis français », dit-il brusquement.
On entendit une voix de femme âgée qui, par la porte intérieure ouverte, appela : « Arlette !
– Que veux-tu ? » répondit-elle avec empressement.
« Il y a une mule sellée qui est entrée dans la cour.
– C’est bon. L’homme est ici. »
Ses yeux, qui s’étaient arrêtés, recommencèrent à errer tout autour de la pièce et de Peyrol lui-même, immobile. Elle fit un pas pour se rapprocher de lui et, à voix basse, sur un ton confidentiel, demanda : « Avez-vous jamais porté une tête de femme au bout d’une pique ? »
Peyrol qui avait vu des combats, des massacres sur terre et sur mer, des villes prises d’assaut par de sauvages guerriers, qui avait tué des hommes pour attaquer ou se défendre, fut d’abord frappé de mutisme par cette simple question, puis se sentit enclin à parler avec amertume.
« Non ! J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoir fait. C’étaient pour la plupart des hâbleurs au cœur de poltron. Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ? »
Elle ne l’écoutait pas ; du bout de ses dents blanches, elle mordait sa lèvre inférieure et ses yeux ne cessaient d’aller et de venir. Peyrol, soudain, se rappela le sans-culotte, le buveur de sang. Son mari. Était-ce possible ?… Oui, c’était bien possible. Il n’en savait rien. Il eut le sentiment d’être d’une ignorance absolue. Quant à arrêter le regard de cette femme, autant aurait valu essayer d’attraper avec les mains un oiseau de mer sauvage. Elle avait d’ailleurs vraiment l’air d’un oiseau de mer, insaisissable. Mais Peyrol avait appris à être patient, de cette patience qui est souvent une forme de courage. Il était connu pour cela. Cela l’avait servi plus d’une fois dans des situations dangereuses. Une fois même cela lui avait carrément sauvé la vie. Rien que de la patience. Il pouvait bien attendre maintenant. Il attendit. Et soudain, comme si cette patience l’eût apprivoisée, cette étrange créature abaissa ses paupières, s’avança tout contre lui et se mit à tripoter le revers de sa veste, … d’un geste qu’aurait pu faire un enfant. La surprise suffoqua presque Peyrol, mais il demeura parfaitement immobile. Il était enclin à retenir sa respiration. Il ressentait une émotion douce et indéfinissable : et comme les paupières de la femme restaient baissées, au point que ses cils noirs étaient posés comme une ombre sur ses joues pâles, il n’eut même pas besoin de se contraindre à sourire. Le premier moment d’étonnement passé, il n’éprouva même plus de surprise. C’était ce que ce geste avait eu de soudain, et non pas la nature de l’action même, qui l’avait étonné.
« Oui. Vous pouvez séjourner ici. Je pense que nous serons bons amis. Je vous parlerai de la Révolution. »
À ces mots, Peyrol, cet homme habitué aux actions violentes, sentit comme un souffle glacé lui passer sur la nuque.
« À quoi bon ! fit-il.
– Il le faut », lui dit-elle, et, s’écartant de lui promptement, sans lever les yeux, elle tourna les talons et disparut en un moment, d’un pas si léger qu’on aurait dit que ses pieds n’avaient pas même touché le sol.
Peyrol, les yeux fixés sur la porte de la cuisine, aperçut au bout d’un moment la tête d’une femme d’un certain âge, aux joues brunes et maigres, nouée dans un mouchoir multicolore, et qui le regardait craintivement.
« Une bouteille de vin, s’il vous plaît », cria-t-il à cette tête.