II
Le citoyen Peyrol demeura à l’entrée de la cour d’auberge jusqu’à ce que la nuit eût noyé le moindre détail de ce paysage sur lequel ses regards étaient restés fixés aussi longtemps que les dernières lueurs du jour. Et même après que les dernières lueurs se furent éteintes, il était encore demeuré là un moment à fouiller des yeux les ténèbres au milieu desquelles il ne pouvait discerner que la route blanche à ses pieds et le sombre sommet des pins à l’endroit où le chemin charretier dévalait vers la côte. Il ne rentra dans l’auberge qu’après le départ de voituriers qui étaient venus boire un coup et qui s’en allèrent dans la direction de Fréjus avec leurs grosses charrettes à deux roues chargées d’un empilement de tonneaux vides. Peyrol n’avait pas été fâché de voir qu’ils ne restaient pas pour la nuit. Il fit un rapide souper tout seul, en silence et avec une gravité qui intimida la vieille femme dont l’aspect lui avait rappelé sa mère. Après avoir fumé sa pipe et obtenu un bout de bougie dans un chandelier d’étain, le citoyen Peyrol monta pesamment au premier étage pour aller retrouver son bagage. L’escalier branlant tremblait et gémissait sous son pas comme si le voyageur eût porté un fardeau. La première chose qu’il fit fut de fermer les volets très soigneusement, comme s’il avait eu peur de laisser entrer un souffle d’air nocturne. Ensuite il tira le verrou de sa porte. Puis, s’étant assis sur le plancher et ayant posé le chandelier devant lui entre ses jambes très écartées, il commença à se dévêtir, rejeta sa veste et fit en hâte passer sa chemise par-dessus sa tête. La raison secrète de ses mouvements pesants se révéla alors dans le fait qu’il portait contre sa peau nue, tel un pieux pénitent sa chaire, une sorte de gilet fait de deux épaisseurs de vieille toile à voile, tout piqué, à la manière d’un couvre-pieds, avec du fil goudronné. Trois boutons de corne le fermaient par-devant. Il les défit, et après qu’il eut fait glisser les deux épaulettes qui empêchaient cet étrange vêtement de lui tomber sur les hanches, il se mit à le rouler. Malgré tout le soin qu’il y apporta, il se produisit pendant cette opération quelques tintements d’un métal qui ne pouvait pas être du plomb.
Le torse nu rejeté en arrière, arc-bouté sur deux gros bras rigides à la peau blanche abondamment tatouée au-dessus du coude, Peyrol aspira une longue goulée d’air dans sa large poitrine dont le centre était couvert d’une toison grisonnante. Non seulement la poitrine du citoyen Peyrol, libérée, retrouva toute son athlétique capacité, mais un changement était également survenu sur ses traits dont l’expression d’austère impassibilité n’avait été que la conséquence d’un malaise physique. Ce n’est pas une bagatelle que de porter, ceinturant les côtes et accroché aux épaules, un massif assortiment de monnaies étrangères valant quelque soixante mille ou soixante-dix mille francs, en liquide ; quant au papier-monnaie de la République, Peyrol en avait eu déjà une expérience suffisante pour en évaluer l’équivalent en tombereaux : de quoi en remplir mille, ou deux mille peut-être. Suffisamment, en tout cas, pour justifier le trait d’imagination qui lui était venu en contemplant le paysage à la lumière du couchant : avec ce qu’il avait sur lui, il pourrait acheter tout ce pays qui l’avait vu naître : maisons, bois, vignes, oliviers, jardins, rochers et salines… bref, tout le paysage, y compris les animaux. Mais Peyrol ne portait pas le moindre intérêt à la propriété foncière. Il n’avait aucune envie de posséder un lopin de cette terre ferme pour laquelle il n’avait jamais eu le moindre attachement. Tout ce qu’il voulait en obtenir, c’était un coin tranquille, un endroit écarté où, à l’insu de tous, il pût à loisir creuser un trou.
Il n’allait pas falloir tarder à le faire, pensa-t-il. On ne peut pas vivre indéfiniment avec un trésor attaché autour de la poitrine. En attendant, parfait étranger dans son pays natal 16 où son débarquement était peut-être la plus considérable aventure de son aventureuse existence, il jeta sa veste sur le gilet roulé et y posa la tête après avoir soufflé la bougie. La nuit était chaude. Il se trouvait que le plancher était en bois et non carrelé.
Cette sorte de lit n’était pas une nouveauté pour lui. Son gourdin à portée de la main, Peyrol dormit profondément jusqu’à ce que des bruits et des voix dans la maison et sur la route vinssent le réveiller peu après le lever du soleil. Il ouvrit le volet, accueillant la lumière et la brise du matin avec cette satisfaction de n’avoir rien à faire qui, pour un marin de son genre, est inséparable du fait d’être à terre. Il n’y avait rien qui pût troubler ses pensées : et quoique sa physionomie fût loin d’être dénuée d’expression, elle n’offrait pas l’apparence d’une profonde méditation.
Ç’avait été par le plus grand des hasards qu’au cours de la traversée, il avait découvert, dans un recoin secret d’un des coffres de sa prise, deux sacs de pièces de monnaie assorties : mohurs d’or 17 , ducats hollandais, piécettes espagnoles, guinées anglaises. Une fois cette découverte faite, aucun doute n’était venu le tourmenter. Le butin, grand ou petit, était un fait naturel de sa vie de flibustier. Et maintenant que par la force des choses il était devenu maître-canonnier dans la Marine, il n’allait pas abandonner sa trouvaille à de fichus terriens, de simples requins, des gratte-papier voraces, qui la fourreraient dans leurs poches. Quant à annoncer la nouvelle à son équipage (entièrement composé de mauvais sujets), il n’était pas assez bête pour rien faire de pareil. Ils n’auraient pas été incapables de lui couper la gorge. Un vieux combattant de la mer comme lui, un Frère-de-la-Côte, avait plus de droit à un pareil butin que n’importe qui au monde. Aussi, à ses moments perdus, en mer, s’était-il occupé, dans la solitude de sa cabine, à confectionner cet ingénieux gilet de toile pour pouvoir transporter son trésor à terre secrètement. Il était volumineux, mais ses vêtements étaient de large coupe, et nul minable douanier n’aurait le front de porter les mains sur un chef de prise victorieux se rendant au bureau du préfet maritime pour faire son rapport. Ce plan avait parfaitement réussi, Toutefois il s’aperçut bientôt que ce vêtement insoupçonné, et qui valait précisément son pesant d’or, éprouvait son endurance plus qu’il ne l’avait prévu. Cela lui avait fatigué le corps et, en outre, l’avait quelque peu déprimé. Cela l’avait rendu moins actif et aussi moins communicatif. Sans cesse cela lui avait rappelé qu’il ne lui fallait à aucun prix risquer le moindre ennui, qu’il lui fallait éviter toute bagarre, toute intimité, toute réjouissance en compagnie mêlée. C’était là une des raisons qui l’avaient rendu impatient de quitter la ville. Cependant, une fois la tête posée sur son trésor, il pouvait dormir du sommeil du juste.
Au matin pourtant il renonça à remettre le gilet sur lui. Avec un mélange de l’insouciance particulière aux marins et de sa vieille foi en sa chance, il se contenta d’enfoncer le précieux gilet dans le conduit de la cheminée vide. Puis il s’habilla et déjeuna. Une heure après, monté sur une mule de louage, il descendait le chemin, aussi paisible que s’il se fût agi pour lui d’explorer les mystères d’une île déserte.
Il se proposait d’atteindre l’extrémité de la presqu’île qui, avançant dans la mer comme une jetée colossale, sépare la pittoresque rade d’Hyères des caps et des anses de la côte qui forment les approches du port de Toulon. Le chemin sur lequel le pas assuré de la mule le menait (car Peyrol, après lui avoir tourné la tête dans la bonne direction, ne s’était plus soucié de la diriger) descendait rapidement vers une plaine à l’aspect aride, où scintillaient de loin les reflets des salines 18 , et que bornaient des collines bleuâtres de faible hauteur. Toute trace d’habitation humaine avait bientôt disparu à son regard vagabond. Cette partie de son pays natal lui était plus étrangère que les rivages du détroit de Mozambique, les récifs de corail de l’Inde ou les forêts de Madagascar. Il lui fallut peu de temps pour atteindre la partie resserrée de la presqu’île de Giens, tout imprégnée de sel et où se voyait une lagune bleue, particulièrement bleue, plus foncée et plus calme encore que la surface de la mer dont, à droite et à gauche, elle n’était séparée que par d’étroites langues de terre qui, à certains endroits, n’avaient pas même cent mètres de largeur. On ne distinguait plus le sentier où il n’y avait plus trace d’ornières ; par moments, des plaques de sel efflorescent d’une blancheur de neige brillaient entre des touffes d’herbe raide et des buissons paraissant particulièrement dépourvus de vitalité. Toute cette b***e de terre était si basse qu’elle semblait n’avoir pas plus d’épaisseur qu’une feuille de papier posée sur la mer. Le citoyen Peyrol aperçut à hauteur des yeux, comme s’il les voyait d’un simple radeau, les voiles de divers bâtiments, blanches ou brunes, tandis que devant lui se dressait Porquerolles, son île natale, robuste et terne de l’autre côté d’un large ruban d’eau. La mule, qui savait plutôt mieux que Peyrol où elle allait, l’eut bientôt porté parmi les molles ondulations situées à l’extrémité de la presqu’île. Les pentes en étaient couvertes d’une herbe maigre ; des murs de clôture en pierres sèches serpentaient à travers des champs, et parfois se montrait au-dessus d’eux un toit bas de tuiles rouges qu’abritait la tête délicate de quelques acacias. À un tournant du ravin apparut un village formé de quelques maisons qui, pour la plupart, bordaient le chemin de murs sans fenêtres ; d’abord, il n’y vit pas âme qui vive. Trois grands platanes, à l’écorce très déguenillée et au feuillage très pauvre, formaient un bouquet dans un endroit découvert, et Peyrol aperçut avec plaisir un chien qui dormait à leur ombre. Avec beaucoup de résolution, la mule se détourna vers une auge de pierre massive placée sous la fontaine du village. Tandis que la mule buvait, Peyrol, regardant du haut de sa selle autour de lui, n’aperçut aucun indice de l’existence d’une auberge. Puis, en examinant le sol plus près de lui, il remarqua, assis sur une pierre, un homme en haillons. Il portait une large ceinture de cuir, et avait les jambes nues jusqu’aux genoux. Il regardait, figé de stupeur, cet inconnu monté sur la mule. Le teint bruni de son visage contrastait fortement avec sa tignasse grise. Sur un signe de Peyrol il ne fit aucune difficulté pour s’approcher avec empressement, mais sans modifier la fixité de son regard.
La pensée que s’il était resté au pays il eût été probablement semblable à cet homme traversa spontanément l’esprit de Peyrol. Avec cet air de gravité dont il se départait rarement il lui demanda s’il y avait d’autres habitants que lui dans le village. Alors, à la surprise de Peyrol, cet oisif indigent esquissa un sourire aimable et lui répondit que les gens étaient sortis pour s’occuper de leurs lopins de terre.
Peyrol était encore assez proche de ses origines paysannes pour répliquer que depuis des heures il n’avait aperçu ni homme, ni femme, ni enfant, ni quadrupède d’aucune sorte et qu’il n’aurait pas cru qu’il pût y avoir la moindre terre méritant qu’on s’en occupât aux alentours. Mais l’autre insista. Ma foi, ils étaient tout de même sortis pour s’en occuper : du moins ceux qui en avaient.
Au bruit des voix, le chien se leva, donnant l’étrange impression qu’il n’avait rien d’autre que l’échine ; s’approchant avec une lugubre fidélité, il resta planté, le museau collé contre les mollets de son maître.
« Alors vous, dit Peyrol, vous n’avez donc pas de terre ? »
L’homme prit son temps pour répondre : « J’ai un bateau. »
L’intérêt de Peyrol s’éveilla quand l’homme lui expliqua qu’il avait sa barque sur l’étang salé, cette grande nappe d’eau déserte et opaque qui s’étendait comme morte entre les deux grandes baies de la mer vivante. Peyrol s’étonna à voix haute qu’on pût trouver bon d’avoir un bateau à cet endroit.
« Il y a du poisson là-bas, répondit l’homme.
– Et ce bateau est tout ce que vous possédez ici-bas ? » demanda Peyrol.
Les mouches bourdonnaient, la mule baissait la tête, agitant les oreilles et secouant languissamment sa maigre queue.
« J’ai une sorte de cabane du côté de la lagune et quelques filets », dit l’homme, passant pour ainsi dire aux aveux.
Peyrol, abaissant le regard, compléta la liste en disant : « Et aussi ce chien. »
L’homme prit de nouveau son temps pour dire : « Il me tient compagnie. »
Peyrol demeurait sérieux comme un juge. « Vous n’avez pas grand-chose pour vivre », finit-il par énoncer. « Enfin… est-ce qu’il n’y a pas une auberge, un café ou un endroit quelconque où on peut descendre pour un jour ? J’ai entendu dire là-haut qu’on pouvait trouver ça par ici.
– Je vais vous l’indiquer », dit l’homme, qui retourna alors à l’endroit où il s’était assis et ramassa un grand panier vide, avant de montrer le chemin.
Le chien le suivait, tête basse, la queue entre les jambes, et derrière venait Peyrol, les jambes brinquebalant contre les flancs de l’intelligente mule qui semblait savoir d’avance tout ce qui allait arriver. Au tournant où finissaient les maisons, une vieille croix de bois était plantée dans un bloc de pierre carré. Le batelier solitaire de la lagune des Pesquiers 19 montra du doigt à Peyrol un chemin bifurquant vers l’endroit où les hauteurs qui terminaient la presqu’île s’affaissaient pour former un col peu élevé. Des pins inclinés marquaient la ligne de faîte, et dans le creux lui-même on apercevait les taches, couleur d’argent terne, d’oliveraies au-dessous d’un long mur jaune derrière lequel apparaissaient de sombres cyprès et les toits rouges de bâtiments semblant appartenir à une ferme.