II
Jean de Trémière était le fils unique d’un gentilhomme limousin, parent éloigné des Merlin de la Hansaye. Son père, le chevalier Hugues de Trémière, avait servi quelque temps dans l’armée ; il était capitaine dans le régiment de Royal-Auvergne, quand une maladie qui mit sa vie en danger et le laissa dans un état de grande faiblesse le contraignit à se retirer du service.
Les premières années de retraite furent douces ; il vécut paisiblement dans sa terre de Beynac, suivant de loin la politique et soignant une traduction de la Pharsale qu’il avait commencée à l’école des cadets. Quand éclata la Révolution, il pensa qu’il pourrait continuer d’habiter le domaine patrimonial. Pourquoi l’eût-on inquiété ? Ses ancêtres et lui-même n’étaient connus que par des bienfaits dans le pays ; il s’était toujours montré serviable et compatissant avec ses fermiers ; d’une urbanité parfaite avec ses voisins, cet honnête homme croyait n’avoir pas un ennemi. Il avait raison ; mais la tempête de haine farouche qui se formait alors ne devait connaître ni amis ni ennemis, mais seulement des caves à piller, des châteaux à démolir et du sang à répandre. Autour de lui, rapidement, les passions s’échauffèrent, les mœurs devinrent d’une violence excessive. Des menaces de mort furent proférées à diverses reprises contre lui et contre sa femme. Le capitaine dut émigrer. On était à la fin de 1791. Déjà il était difficile de passer la frontière. Le gentilhomme gagna, non sans peine et sans danger, Lausanne, sur les bords du lac Léman. Ce fut dans cette ville, au milieu de toutes les rigueurs de la vie d’exil, que Mme de Trémière, quelques années plus tard, accoucha d’un fils. La joie que cet évènement apporta aux deux proscrits fut courte. M. de Trémière, dont la santé était ébranlée depuis longtemps, mourut au mois de juin 1795. Le petit Jean avait alors six mois.
Mme de Trémière, veuve, sans ressources, puisa un courage surhumain dans son dévouement maternel. On vit cette femme, habituée à toutes les élégances et à tout le bien-être de la vie de châtelaine, soutenir pendant dix ans, sans murmure et sans faiblesse, le combat quotidien contre la misère. À la fin elle succomba. C’était dans l’automne de 1804. Avant de mourir, elle recommanda son fils à un vieux prêtre français qui vivait dans son voisinage. Le prêtre garda Jean chez lui jusqu’au printemps de 1805. Il apprit alors, par un de ses amis demeurés en France, qu’un marquis Merlin de la Hansaye, qui s’était battu pendant toute la guerre de chouannerie en Vendée et dans le haut Anjou, vivait dans une propriété appelée la Merlinière, aux environs d’Angers. Une lettre de l’abbé avertit le marquis de l’existence de Jean. Le gentilhomme répondit de suite :
M. de la Hansaye fut son premier maître.
« Monsieur l’abbé, nous étions avant la Révolution six Merlin ; il y avait autant de Tremière, qui nous étaient parents de loin. Je reste seul des Merlin, et ce n’est pas ma faute. Puisqu’il reste encore un Trémière, envoyez-le-moi : je l’élèverai pour l’amour de ceux qui sont morts et du bon Dieu, qui ait leurs âmes ! »
Jean était alors un garçon de onze ans, pâle et chétif, mais dont l’œil était plein d’intelligence et de vie.
Son arrivée fut une fête. Depuis longtemps déjà on l’attendait, et toute la Merlinière priait, matin et soir, afin que le voyage fût sans trop de fatigue et sans danger ; depuis longtemps tout était prêt, et les joujoux qu’on lui donnerait, et sa chambre, au midi, bien chaude, et son lit, tout petit, avec de grands rideaux. M. de la Hansaye l’accueillit tendrement et l’aima bien vite ; Jean s’apprivoisa et se consola. Au bout de huit jours, il disait : « mon oncle, » et le marquis disait : « mon neveu. »
Les mois, les années passèrent, et ce bonheur dura. M. de la Hansaye se consacrait tout entier à l’éducation de Jean. Il ne le quittait guère, causait et jouait avec lui, dormait dans la chambre voisine de la sienne. Sans cesse penché sur cet enfant, il contemplait, avec une émotion toute paternelle, cette incomparable merveille, l’éclosion d’une âme. Dans cette mystérieuse adolescence, tout l’homme se révèle et s’annonce. Les moindres actes de l’enfant ont un sens profond. On observe en lui des puérilités qui rassurent et d’autres qui font peur. Mille influences nouvelles l’enveloppent ; des passions qu’il ne connaît pas l’émeuvent ; des inclinations qui seront des vertus se déclarent ; il ignore tout ; il est avide de tout ; les impressions qu’il reçoit ne s’effacent plus ; la pensée de l’avenir l’éblouit ; toutes les énergies de la nature se développent à la fois dans cette atmosphère ardente, traversée d’orages, au sein de laquelle on aperçoit par moments, à la lueur d’un éclair, l’œuvre qui s’édifie, la destinée qui se décide, l’homme encore inachevé, marqué déjà du caractère qu’il portera toute sa vie.
Jean grandissait dans la liberté de la campagne, joyeux compagnon de tout ce qui chante et de tout ce qui fleurit. Il annonçait une âme honnête, délicate, accessible à tous les sentiments généreux. M. de la Hansaye fortifiait et dirigeait de son mieux ces bonnes dispositions.
Il s’occupa aussi de l’instruction de son neveu, et fut son premier maître. Un peu plus tard, le curé du village ajouta aux notions élémentaires que le jeune homme possédait des leçons de latin, d’histoire et de philosophie, si bien qu’à dix-huit ans Jean se trouva plus instruit que la plupart des hommes de sa génération, élevés entre la Révolution et l’Empire, époque assez peu littéraire, comme on sait. Alors se posa cette question : Quelle carrière suivra Jean ? Le marquis n’était pas riche. Il n’avait jamais pensé, d’ailleurs, que son neveu dût rester inoccupé. Mais la question était difficile à résoudre. Toutes les fonctions officielles étaient d’avance fermées à ce fils d’émigré. Il ne pouvait être avocat ni médecin, n’ayant pas les titres requis ; encore moins, pour d’autres causes, charpentier ou maçon. Soldat ? oui, sans doute ; grand, vigoureux, comme il était, il eût fait un superbe cavalier. Mais M. de la Hansaye, qui l’eût volontiers donné au roi, ne voulait pas le donner à Napoléon qui croulait.
Un jour qu’il exposait son embarras à son notaire, chez lequel il était allé déposer quelques économies :
« Eh ! monsieur le marquis, dit Me Furondeau, rien n’est plus simple : je l’emploie chez moi en qualité de dixième clerc, pour vous obliger. Il sera logé, nourri à la maison. De plus je lui donnerai quinze francs par mois d’appointements. Ce n’est pas la fortune, mais cela vous permettra d’attendre et de trouver mieux. Peut-être aussi prendra-t-il goût au métier ?
– Sur ce dernier point je doute fort, avait répondu M. de la Hansaye ; mais j’accepte. »
Les commencements avaient été rudes pour Jean. Sa nature indépendante, remuante, un peu sauvage, se plia difficilement au travail aride d’un bureau. Me Furondeau, qui s’en aperçut, désespéra de la vocation de son dixième clerc, et le chargea presque exclusivement d’aller chez les clients de l’étude recevoir des payements, prendre des renseignements ou porter des projets d’actes. Jean fut moins malheureux.
Bientôt même il retrouva, sous une autre forme, le bonheur qu’il avait perdu : il connut Stéphanette. Voici comment :
Il allait tous les dimanches à la première messe de la paroisse. Jeune clerc logé dans les combles, il s’éveillait dès l’aube. À cinq heures en été, à six heures en hiver, il était rendu à l’église Saint-Maurice, et s’agenouillait toujours dans la même chapelle, à droite du chœur. Ces messes matinales ont une physionomie que n’ont pas les autres. À neuf heures, à midi, c’est la foule qui remplit l’église. À cinq heures du matin c’est une petite compagnie de fidèles qui ne se renouvelle guère, humbles gens pour la plupart, dévots qui lisent dans de gros livres à la lueur tremblante de quelques cierges, et qui se connaissent tous pour s’être vus tant de fois les uns les autres à la même place, auprès du même pilier, en face du même autel. Jean avait remarqué bien souvent, non loin de lui, une jeune fille vêtue de noir, belle et triste. Il avait pris l’habitude de la voir, et chaque dimanche, quand il entrait dans l’église, sans même y penser, il regardait du côté où elle devait se trouver. S’il l’apercevait, il en ressentait un plaisir. Un jour il ne la vit pas. Qu’est-il donc arrivé ? se demanda Jean. Vingt fois dans la journée cette question lui revint à l’esprit, et le jeune homme s’aperçut, non sans étonnement, que cette inconnue ne lui était pas indifférente. Le dimanche suivant il arriva de très bonne heure à l’église. C’était un matin d’automne. Ni les cierges ni les lampes n’étaient encore allumés. Seule une petite flamme blanche tremblait devant l’autel de la Vierge. L’ombre enveloppait de ses plis la vaste nef, les chapelles, le chœur, l’autel, dont on distinguait à peine les colonnes de marbre et les lourdes dorures, tandis que la lumière incertaine du matin, passant à travers les vitraux et les grandes rosaces du transept, éclairait faiblement les voûtes, dont elle semblait augmenter encore la prodigieuse hauteur.
Jean se mit à prier. Il ne songeait pas à Stéphanette. L’horloge sonna cinq heures moins un quart. Quelques personnes entrèrent. L’une d’elles alla silencieusement s’agenouiller à quelques pas du jeune homme. Jean tressaillit de joie : c’était bien elle. Il se reprocha cette distraction, et se remit à prier. Il s’y attarda même, et quand il quitta sa place, la messe terminée, l’église était à peu près déserte. Derrière lui, glissant sur les dalles de pierre, il entendit un pas léger. Il ne douta pas un instant que ce fût elle. Cette certitude le troubla. Arrivé près du bénitier, il y trempa les doigts, et sans réfléchir à ce qu’il faisait, par une sorte de distraction née de son trouble, il se retourna et offrit de l’eau bénite à la jeune fille. Stéphanette eut un mouvement de surprise, et regarda Jean : elle vit qu’il avait une honnête figure, qu’il rougissait beaucoup, qu’elle avait sûrement affaire à une âme candide et distraite ; elle accepta, toucha les doigts du jeune homme, se signa, et sortit la première.
Ils se regardèrent l’un et l’autre, un peu intimidé.
Jean demeura quelque temps sur le porche de l’église, stupéfait de sa propre audace, se demandant quel sentiment l’avait poussé à agir ainsi, et dans son cœur, doucement ému de la bonne grâce de cette jeune fille qui, pour ne pas lui faire de peine, s’était départie des usages reçus.
À quelque temps de là ils se parlèrent, et l’amour naquit entre eux. L’occasion, ils ne la cherchèrent pas ; Dieu la fit.
Il y avait à l’étude de Me Furondeau un petit clerc, nommé Joseph. C’était le fils d’une pauvre femme et l’aîné de quatre enfants. Grâce à des protections, car il en faut pour ne pas mourir de faim, il avait trouvé un emploi chez le notaire, qui lui ; donnait quelques sous par jour et le repas de midi. Moyennant cette rétribution, il trottait du matin au soir et pour tout le monde, pour le patron, ses clercs, sa femme, sa fille, ses domestiques, maigre et léger, parfois bien las, toujours alerte.
Le petit Joseph tomba malade. Jean de Trémière alla le voir et lui porter un peu d’argent de la part de Me Furondeau. Ce fut chez la mère de cet enfant, dans une pauvre maison de la rue Vauvert, qu’il retrouva Stéphanette et lui parla pour la première fois. Elle était venue là, comme lui, par pitié, accompagnant une religieuse qui était la providence de tout le quartier. La mère était absente, et ces deux femmes la remplaçaient. Lorsque Jean entra dans la grande chambre qui n’avait pour tout mobilier que des lits posés sur la terre battue, il aperçut, tout au fond, la religieuse penchée au-dessus du petit Joseph, amaigri et grelottant de fièvre, qu’elle endormait ; à gauche, deux enfants qui jouaient, et, tout près de la porte, à droite, Stéphanette assise à côté d’un berceau, qu’elle agitait en chantant à demi-voix. Ils se regardèrent l’un l’autre, un peu intimidés, mais contents au fond du cœur de ce hasard qui les réunissait. La religieuse fit signe à Jean de ne point avancer et d’attendre un peu. Il se trouvait près de Stéphanette, si près, qu’il fallait bien se parler. Tout d’abord ils causèrent de Joseph, de la fièvre maligne qui le tenait et des inquiétudes qu’on avait eues ; puis l’entretien devint plus intime : ces deux âmes, jeunes, candides, qui ne connaissaient ni les banalités du monde ni ses réserves étudiées, s’interrogèrent et s’ouvrirent l’une à l’autre, sans presque s’en douter. Avec des mots, des regards, des silences, elles se dirent mille choses : il lui apprit qu’il s’appelait Jean, et qu’il était clerc chez Me Furondeau ; elle, qu’elle avait nom Stéphanette, et qu’elle accompagnait quelquefois sœur Doctrovée dans ses visites aux pauvres ; il lui avoua qu’il n’était pas riche, et elle fit entendre qu’elle était sans fortune ; il lui confia que le dimanche était son seul jour de liberté, elle de même ; il osa l’assurer qu’il était joyeux de la revoir, et elle laissa deviner qu’elle n’avait aucun déplaisir à l’écouter.
Joseph dormait. Sœur Doctrovée survint, qui les interrompit. Ils se quittèrent bientôt.
Jean sortit de cette humble maison, heureux d’un bonheur indéfinissable. Tout le jour, puis tous les jours qui suivirent, il pensa à la jeune fille de la rue Vauvert. Il lui bâtit même un roman. Comme il ne connaissait d’elle que son nom et sa grâce souveraine, il lui fut facile d’inventer. Stéphanette était une fille d’émigré, orpheline, que sœur Doctrovée, ancienne religieuse de l’abbaye de Ronceray, avait recueillie chez elle ; le deuil qu’elle portait, c’était celui de son père ; elle était pauvre à présent, mais elle était née dans le luxe, châtelaine dépossédée. Sur cette donnée, l’imagination du jeune homme brodait une longue et douloureuse histoire qui rendait Stéphanette encore, plus intéressante à ses yeux, et créait entre elle et lui les liens d’une destinée commune. Un seul point l’embarrassait : pourquoi venait-elle seule, chaque dimanche, à travers toute la ville, entendre la messe de cinq heures à Saint-Maurice ?
Cette question fut résolue, et le roman s’écroula lorsqu’un mois plus tard il découvrit Stéphanette dans la boutique de la rue de l’Aiguillerie. Il fut très étonné de la trouver fille d’un brocanteur. Mais il l’aimait, et, trop ignorant de la vie pour savoir quelle barrière le monde mettait entre un homme de sa naissance et une fille d’aussi petite condition, il se fit un point d’honneur de garder, malgré cette découverte, la même amitié à la pauvre Stéphanette.
Il voulut lui parler de nouveau. Un matin, il entra tout simplement dans la boutique. La jeune fille était seule. Elle vit tout de suite qu’il venait pour elle, et ils se mirent à causer, sans embarras, comme gens qui se connaissent et s’estiment depuis longtemps. On promit de se revoir, et depuis lors le clerc de Me Furondeau passa plus souvent dans la petite rue de l’Aiguillerie. Quelquefois il s’arrêtait et causait un peu ; le plus souvent il longeait les fenêtres de la boutique, essayant d’entrevoir à travers les vitres le visage de Stéphanette. S’il l’avait aperçue, il continuait son chemin, joyeux, l’âme prête à chanter.
Telle était l’histoire de leurs amours, bien simple et bien courte.
Vingt fois Jean s’était promis de la raconter à son oncle. Mais il n’avait jamais osé le faire, et le marquis ignorait absolument les antécédents, lorsque, le 7 juillet 1816, il vit Jean regarder Stéphanette, et Stéphanette sourire à Jean.