I
Le brocanteur habitait dans la rue de l’Aiguillerie, l’une des vieilles rues d’Angers, une maison à colombage, à double pignon, qui datait du XVIe siècle.
La boutique n’avait pas d’enseigne ; la porte basse appuyée sur deux marches, les montants et les barreaux des deux fenêtres qui enchâssaient de petites vitres carrées et vertes, étaient revêtus d’un enduit que le soleil, la pluie, les ans, avaient boursouflé par endroits, écaillé en d’autres, et recouvert partout d’une teinte de vieillesse et de misère.
À l’intérieur, l’aspect était tout autre : la vaste salle encombrée de ce qu’on est convenu d’appeler des curiosités, débris qu’un siècle lègue à l’autre, friperie dorée, luxe fané, reliques saintes ou profanes, choses déclassées, dont l’histoire, comme celle des hommes, est pleine d’aventures ; objets rarement utiles, quelquefois précieux, toujours chers.
Le simple curieux, le collectionneur riche qui marchande, l’amateur pauvre qui convoite longtemps, achète rarement et marchande peu, se donnaient rendez-vous dans la boutique du brocanteur. On y trouvait toujours ce qu’on cherchait au milieu d’une foule de choses qu’on ne cherchait pas : appliques dorées, armoriées, tachées encore de la cire du dernier bal de l’ancien régime ; in-folios aux reliures damasquinées, à fermoirs d’argent, dont les pages, encore marquées de petites b****s de papier jaunies par le temps, attestaient qu’une âme inconnue avait rencontré un jour dans ce livre une larme, un sourire dont elle voulait noter l’endroit ; étoffes de soie brochée dont la poussière dessinait les plis ; épées de tous les âges, de tous les styles, depuis l’épée de cour enjolivée d’or et de perles, aux lames plates et immaculées, jusqu’aux longues rapières espagnoles qui, sur leur lame d’acier sombre, portaient, comme un ornement d’inestimable valeur, la signature d’un grand maître de Tolède, la coquille ouverte d’un Lupus Aguado ou les ciseaux d’un Sanchez Clamade ; pistolets d’arçons ; meubles de chêne, de noyer, de cerisier massifs, sculptés en plein bois par quelqu’un de ces artistes modestes qui traversaient autrefois la France, laissant dans les moindres villages des œuvres merveilleuses sans penser même à les signer ; coffres de mariage avec serrures florentines ; miroirs de toutes sortes, carrés, ovales, hollandais, vénitiens, encadrés de nacre, d’écaille ou de cuivre, et dont la plupart, à en juger par la richesse de leurs ciselures et l’élégance de leur forme, avant de tomber dans ce réduit obscur avaient reflété tout un monde de beauté et de jeunesse en fête ; croix de Saint-Louis ; estampes révolutionnaires entassées derrière une allégorie impériale ; vieilles monnaies et agrafes dans un plat de Rouen, d’où s’élançait, comme une fleur éclatante, une aiguière de cristal rose semé d’or, chef-d’œuvre sans doute de quelque vieux maître verrier de Murano, du Motta ou du Gazzabin ; un manuscrit de l’abbé Morellet ; une épinette du temps de Louis XVI, autour de laquelle flottait un air de menuet ; portraits de jeunes seigneurs, fines têtes de gentilshommes à la Van d**k, marquises ou duchesses aux joues pleines et roses, souriantes et un peu raides dans leur étroit corset de drap d’or à ramages ; chapeaux de gardes du corps et shakos d’Autrichiens ; reliques jetées sur une table de bois de rose ; pendules, vases de Sèvres, potiches en camaïeu, en vieux Rouen ; costume de Levantin accroché à l’angle d’une fenêtre ; bottes à revers qui avaient peut-être chaussé un maréchal de Louis XV ; collections dépareillées de journaux ; toutes ces choses vieilles ou vieillies par cette atmosphère de prison qui accable les choses comme les hommes, entassées pêle-mêle dans la boutique, pendues dans tous les coins, émergeant de toutes les ombres, à demi cachées les unes par les autres, et éclairées par la lumière éteinte et verdâtre que tamisaient les vitres séculaires des deux fenêtres, jetaient d’abord ceux qui entraient dans un étrange éblouissement de formes et de couleurs.
Ce n’était qu’à la longue qu’on distinguait, dans l’angle le plus obscur de la salle, un petit homme aux yeux caves, sans barbe et presque sans cheveux, replié sur lui-même et dont les mains, agitées d’une sorte de tremblement convulsif, déchiraient en petits morceaux de vieux parchemins, des lambeaux d’étoffes, ou grattaient lentement la surface d’un grand bahut de chêne, sans but, sans bruit, et seulement pour exercer leur activité maladive.
Le 7 juillet 1816, un grand vieillard droit, digne, qui portait un habit bleu à la française, une culotte courte et des souliers à boucles, entra dans la boutique. Depuis cinq mois il guettait un petit miroir de Venise, limpide comme l’eau du Léman, taillé comme un diamant, qu’entourait un cercle d’écaille incrusté d’argent, d’un goût exquis. Il le guettait sans doute avec le vague espoir de le posséder un jour, quand il serait en mesure d’y mettre le prix ; mais c’était surtout la jalousie, la crainte d’être devancé par quelque riche amateur, qui le conduisait chaque semaine devant la boutique de la rue de l’Aiguillerie. En approchant de la maison, il se disait chaque fois : « C’en est fait, il n’est plus là ! » Et le cœur serré, plein d’un sombre pressentiment, il appuyait son visage le long des vitres de la fenêtre : la petite glace était encore là, c’était bien elle, avec ses prismes éclatants et sa belle transparence, où la lumière elle-même semblait se purifier. Satisfait de l’avoir revue à sa place, le vieillard se retirait sans avoir franchi le seuil de la salle qui recélait son trésor. C’était un amateur pauvre. Il n’achetait que lorsqu’il pouvait payer ses acquisitions, et il lui fallait longtemps pour amasser le prix d’une aussi belle œuvre d’art.
Le 7 juillet 1816, il était donc venu rendre sa visite hebdomadaire, pour la vingtième fois, au miroir de ses rêves ; il l’avait considéré pendant plus d’un quart d’heure avec une attention passionnée, quand il prit cette résolution soudaine : il se jeta dans la place, il entra.
Rien ne bougea dans la boutique.
Le vieillard, sans s’arrêter aux mille objets qui eussent sollicité la curiosité d’un visiteur ordinaire, alla droit à la glace de Venise, la prit avec un respect joyeux, la regarda bien en face, la retourna, haussa doucement les épaules, comme pour se reprocher à lui-même la folie qu’il allait commettre, et d’une voix haute, fière, décidée :
« Combien ce miroir ? » dit-il.
Personne ne lui répondit ; mais une voix sortie de l’ombre cria :
« Stéphanette ! »
Une jeune fille parut. Elle entra comme une gerbe de lumière dans cette caverne.
Quand le vieillard aperçut cette belle personne vêtue de deuil qui s’avançait vers lui, pâle comme une patricienne d’Italie ; quand il vit ces yeux noirs d’une tristesse douce et hautaine ; quand cette main blanche, irréprochablement fine, se posa sur une table d’ébène, il jeta involontairement un coup d’œil sur son jabot pour s’assurer qu’il n’était pas de travers, et sur son habit qu’il épousseta d’une pichenette, et quand la jeune fille lui dit ces mots très simples : « Que désirez-vous, monsieur ? » il ne put retenir une inclination de tête instinctive. À quoi s’adressait ce salut ? à la beauté, à la jeunesse, à quelque malheur inconnu et deviné ? Le vieillard n’en savait rien lui-même : il y a des hommages qui s’imposent, et dont la cause échappe d’abord.
« Je désire savoir, mademoiselle, le prix de ce miroir.
– Un véritable Venise, monsieur, mon père me l’a souvent dit ; voyez comme il est pur. »
Et sans coquetterie, seulement pour démontrer la beauté du miroir, elle se pencha : l’œuvre du vieux maître vénitien, en reflétant cette admirable et calme apparition, étincela ; le bijou devint irrésistible.
« Il est de cinq louis, » dit-elle.
À ce moment, une tête blonde s’appuya aux vitres de la fenêtre. Un jeune homme était là, visiblement ravi, et son regard disait :
Cent francs ! j’en donnerais mille, si je les avais !
« Cinq louis, dit le vieillard, je sais, cela vaut bien cela, mais c’est une folie. Non, mademoiselle, ce sera pour d’autres plus heureux. »
« Oui, mon oncle, » dit Jean en regardant par-dessus l’épaule de son oncle quelque chose qui l’intéressait vivement.
Il allait se retirer, quand, du fond de son repaire, le brocanteur, muet jusqu’alors, se leva, s’avança jusqu’auprès de la jeune fille, et, sans regarder le vieillard :
« Monsieur le marquis, dit-il, c’est une occasion unique pour vous. Ce petit miroir a suivi Mme de la Tremblaye en prison, sous la grande… Une jolie femme, bien sûr… La date est encore au dos. »
Le vieillard pâlit et s’appuya sur la table pour ne pas tomber, tandis que la jeune fille baissait la tête, touchée de la vive douleur du marquis.
« Vous croyez que ce miroir appartenait à ma pauvre sœur, et qu’elle l’avait emporté…
– J’en suis sûr, dit le brocanteur en se hâtant de regagner son trou, personne ne peut en être plus sûr que moi, » ajouta-t-il tout bas en ricanant.
Le vieillard se saisit rapidement du miroir, le retourna, et lut cette ligne écrite au dos avec la pointe d’un canif ou d’une épingle : « 18 pluviôse an II.– Adieu. »
Deux grosses larmes lui vinrent aux yeux ; sans mot dire, il jeta cinq louis dans le plat de Rouen, et sortit.
En descendant les deux marches de la boutique, il se trouva face à face avec un jeune homme qui paraissait avoir environ vingt ans.
« C’est toi, mon pauvre Jean ? As-tu passé une bonne semaine ? Me Furondeau est-il content de toi ?
– Oui, mon oncle, » dit Jean, en regardant par-dessus l’épaule de son oncle quelque chose qui l’intéressait vivement.
Le vieillard se détourna, et aperçut, par la porte entrouverte encore de la boutique, la belle jeune fille pâle qui regardait Jean. Elle le regardait d’un air d’amitié qui prouvait qu’on se connaissait depuis longtemps déjà. En voyant le marquis se retourner, elle n’eut aucune honte, fit un bon sourire à Jean, et ferma la porte. L’oncle considéra quelque temps son neveu sans parler, et ce fut celui-ci qui dit :
« Vous pleurez, mon oncle ; le miroir est pourtant bien joli, et vous désiriez depuis longtemps l’avoir.
– C’eût été une profanation s’il eût appartenu à tout autre qu’à moi, répondit le marquis. Je l’ai beaucoup désiré, c’est vrai ; maintenant j’y tiens comme à une relique. Je te raconterai cela. Vois-tu, mon neveu, nous autres vieux, nous trouvons souvent occasion de pleurer là où nous pensions trouver occasion de nous réjouir. Allons, Jean, ajouta-t-il en frappant légèrement sur l’épaule du jeune homme, tu viendras dîner samedi soir à la Merlinière. »