III
Un prisonnier
Un soir, comme Chrisna reposait, tout habillée, sur sa couche de natte et de lisière, plusieurs coups de feu se firent entendre, multipliés par les échos des cavernes et des rochers.
« Qu’est-ce que ceci, Margatt ? dit-elle à sa camériste couchée non loin d’elle.
– Le chant du rossignol, peut-être, répondit Margatt encore à moitié endormie.
– Mais j’ai entendu le bruit des carabines, vous dis-je.
– Alors, c’est une querelle, murmura la vieille en reprenant tranquillement sa première attitude ; laissons-les faire. Qu’ils se tuent, qu’ils se mangent ; ça les regarde.
– Si c’était une attaque des Cattarins ! » poursuivit Chrisna déjà debout.
Et, sans écouter Margatt, qui, tout en la suivant, lui affirme qu’elle a rêvé, elle franchit précipitamment sa petite vallée des Mousses et gagne celle des Fougères.
Tout y est calme ; mais bientôt, à sa droite, du côté de la Bosnie et de l’Herzégovine, s’élèvent de sourdes clameurs.
Excitées, l’une par une irrésistible curiosité, l’autre par ses sinistres appréhensions, qui renaissent plus vives que jamais, les deux femmes escaladent, en se prêtant mutuellement assistance, une des collines qui leur font face. De là, si le soleil leur avait pu venir en aide, elles auraient, à travers l’escarpement des rochers, atteint de leurs regards, hors même des limites du Monténégro, jusqu’à une route praticable aux voitures, qui, longeant les forêts de l’Herzégovine, se dirige sur Cattaro. Cependant, l’obscurité profonde dans laquelle étaient plongées ces parties inférieures se dissipa quelque peu aux clartés fumeuses jetées par des branchés de pin allumées, qu’agitaient, en se démenant, des espèces de fantômes attroupés sur le chemin.
Chrisna ne croyait pas aux fantômes.
« Margatt, demanda-t-elle à voix basse à sa compagne, pensez-vous que ces cris qui viennent de monter jusqu’à nous, ces coups de fusil qui ont clairement retenti dans la grotte, aient pu partir de cet endroit si éloigné ?
– Je le pense.
– Ces deux ombres immobiles, étendues en travers de la route, qu’est-ce, selon vous ?
– Des morts ! murmura la vieille.
– Mais ces hommes réunis là, comme pour un meurtre, qui sont-ils ?
– Les nôtres, répondit sèchement Margatt avec la même brièveté.
– Dieu juste ! Est-ce ainsi qu’ils reconnaîtraient l’hospitalité de mes braves compatriotes ? Ah ! si Zény savait !
– Il sait peut-être…
– Vous vous trompez, Margatt ! dit la jeune femme en l’interrompant. Non ! il ne s’est pas encore dégradé à ce point !
– Croyez-vous ? lui répliqua la vieille en ricanant et en tournant vers elle ses yeux émerillonnés. Au surplus je n’affirme rien, et vous faites bien d’en douter, ma mignonne ; il faut toujours, autant que faire se peut, avoir bonne opinion de son mari ! »
Et elle appuya sur ce dernier mot avec une certaine affectation malicieuse, à laquelle Chrisna ne prit pas garde, perdue qu’elle était dans ses pensées noires.
« En tout cas, reprit Margatt, si votre mari n’a pas fait le coup, le mien, certes, n’y est pas étranger, car je le reconnais d’ici à sa grande diablesse de taille ; ne le voyez-vous pas aussi, ma mignonne ?… Les autres ne lui vont qu’à l’épaule… Voilà ce qu’on peut appeler un homme de haute futaie !… Ah ! Dieu du ciel ! et c’est cette taille-là qui a fait mon malheur !… Que voulez-vous ? j’étais flattée de devenir la femme d’un homme de plus de six pieds !… et tout jeune… Il pouvait grandir encore. Lui, de son côté, il ne m’a épousée, le croiriez-vous ? que parce que j’avais amassé une somme de trois mille florins d’Autriche au service du comte Zapolsky, et cet infâme Dumbrosk m’a tout mangé dès le premier jour ; il n’a vu dans le mariage qu’un repas de noce ! Cette noce-là a laissé tracer en Hongrie, où j’habitais alors… On y dit encore un repas à la Dumbrosk. Imaginez-vous, ma chère enfant, qu’on avait tracé, autour d’un grand champ, un profond sillon, au moyen de la charrue. Les convives au nombre de plus de trois cents… tous les garnements du pays et des environs, les pieds dans le creux du sillon, étaient assis sur un des rebords et tenaient leur assiette et leur bouteille sur l’autre. Ce qu’ils ont mangé et bu aurait suffi à en nourrir mille ! et c’est ma dot qu’ils engloutissaient ainsi. Le plus glouton de tous, c’était le marié. Il resta quatorze heures à table sans s’interrompre. Je fus obligé d’aller me coucher toute seule. Il faisait grand jour lorsqu’on me l’apporta dans la chambre nuptiale, ivre-mort. En se réveillant, il me battit à tel point que, pendant plus de trois semaines, j’en gardai le lit… toujours toute seule. Depuis, nous avons vécu comme frère et sœur ; il me battait encore, parfois, mais moins fort. Eh bien, je l’aimais, ce monstre-là, à cause de sa taille, et je l’ai suivi partout, même quand il est venu s’enrôler dans les b****s, de l’Esclavon. Maintenant il ne me bat plus ; mais il ne me parle plus, il ne me regarde plus. Qu’en dites-vous, ma mignonne ? Je vous demande si on peut appeler ça un bon mari ! ».
Toutes ces doléances conjugales étaient perdues pour Chrisna, qui, assise sur une pierre, la tête plongée entre les mains, restait absorbée dans ses réflexions. Elle en fut tirée par de nouvelles rumeurs, venues des bas-fonds, et qui montaient plus distinctes. Alors, les deux femmes, s’avançant vers l’une des crêtes de la colline, regardèrent ; les flambeaux avaient changé de place ; ils se mouvaient, sur deux lignes parallèles, et de grandes ombres commençaient à s’allonger jusqu’au pied même de cette colline dont elles occupaient l’une des sommités.
« Avais-je tort ? s’écria Margatt d’un air de triomphe ; ce sont bien les nôtres !
– Chut ! » fit Chrisna en reculant tout à coup.
À travers les rumeurs d’en bas qui se rapprochaient, on commençait à pouvoir reconnaître facilement la voix de Dumbrosk, de Marko, et celle de quelques autres chefs. La lueur des flambeaux éclairait, jusqu’à son sommet, la colline même sur laquelle se tenaient les deux femmes. Elles se jetèrent la poitrine contre terre.
Bientôt, au-dessous d’elles, déboucha, par une large déchirure de la montagne, le détachement des Slaves qui revenaient de l’expédition. Aux dernières clartés des torches qu’on éteignait, Chrisna put entrevoir à peine, au milieu d’eux, un homme garrotté, couvert de fange, les vêtements et la chevelure en désordre. La démarche indolente, le fusil jeté en bandoulière sur ses larges épaules, un chef fermait la marche du sinistre cortège : c’était Pierre Zény, le roi du Danube, son mari !
« Horreur ! » s’écria-t-elle.
Le sinistre cortège passa ; le cœur gonflé d’amertume, Chrisna ne se releva qu’à moitié ; elle resta à genoux et, après avoir suivi quelque temps d’un regard fiévreux cette masse confuse d’hommes qui allait se perdant sous l’ombre épaisse des arbres et des rochers, elle croisa les mains avec ferveur, reporta vers le ciel ses grands yeux, agrandis encore par l’exaltation, et s’adressant à la Vierge :
« Épouse du Seigneur, dit-elle, c’est la femme du bandit qui en prend ici l’engagement : cet homme dont ils viennent de faire injustement leur proie, cet homme, quel qu’il soit, je le sauverai, dussé-je y laisser ma vie ! Je le sauverai, je te le jure. »
Le lendemain, vers le milieu du jour, Pierre Zény se montra dans la petite vallée des Mousses et visita la grotte de rocaille. Il y trouva la Monténégrine étendue sur sa natte et dormant, ou feignant de dormir.
« Est-elle malade ? A-t-elle veillé ? Quelque chose a-t-il pu troubler son repos cette nuit ? » demanda-t-il a Margatt d’un air presque menaçant.
Rassuré par la réponse de celle-ci, il contempla un instant dans sa pose gracieuse cette belle jeune femme dont un songe léger semblait récréer le sommeil ; du moins c’est ainsi qu’il interpréta le pli contracté de sa lèvre, la vibration de ses longs cils noirs et ces teintes changeantes, tour à tour colorant son cou et ses tempes, comme un flux et reflux de sensations sourdes qui du cœur montaient au cerveau.
« Dors, mitidika, lui dit-il, empruntant pour elle à la langue slavonne un de ses mots les plus doux ; et, si tu rêves que tu es encore la reine du Danube, tiens, femme, voilà de quoi amuser ta vanité ; tu te réveilleras un diadème au front. »
Tirant alors de sa ceinture une longue chaîne d’or, il en enroula les cheveux de la dormeuse et se retira, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec Margatt.
À peine se fut-il éloigné, que Chrisna, se relevant sur sa couche, porta la main à ses cheveux, et, avec un geste de colère et de mépris, rejeta loin d’elle le riche présent de l’Esclavon. Margatt le ramassa vivement.
« Pourquoi en faire fi ? dit-elle. Cela peut nous être d’un grand secours au besoin ; qui sait ce qui peut arriver ? Ce bijou est bien vôtre, car le maître m’a chargée de vous dire qu’il l’avait fait acheter à un brocanteur de Cattaro à votre seule intention.
– Il ne l’a point acheté, il l’a volé ! s’écria Chrisna, volé lâchement à cet étranger qu’ils ont arrêté cette nuit.
– Je le crois un peu aussi, chère petite ; mais, si nos maris ont fait le coup, que la faute en retombe sur eux ; quant à nous, cela ne doit pas nous coûter une heure de purgatoire… Ne sont-ils pas nos maris ? Nous acceptons d’eux ce qu’ils nous donnent… nous le devons par soumission. Jusqu’à présent, mon rôle a été facile à jouer de ce côté, car le mien ne m’a jamais rien offert, et il m’a dépouillée de tout, le brigand !… »
Tout en parlant, l’honnête camériste, debout à l’entrée de la grotte, pesait la chaîne dans sa main, la déroulait, l’examinait et la faisait luire au soleil, comme pour en repaître ses regards avides. Tout à coup elle poussa un cri de surprise.
Un des anneaux, plus fort que les autres, renflé et aplati à sa base, portait, gravé en intaille, l’écusson de Hongrie, fascé d’argent et de gueules, et, en b***e, une figure de moine capuchonné sur un champ de sable.
Dans ce cachet, dans cette gravure armoriée, placée en manière de sceau à l’extrémité du chaînon, Margatt a reconnu les armes de son ancien maître Frédéric Zapolsky, comte d’Œdenburg. Mais le comte Frédéric est mort en faisant la guerre contre les Français. Alors, cet homme que les Slaves ont capturé la nuit précédente, ce ne peut être que le vieux Zapolsky, frère aîné du comte Frédéric, ou le fils de celui-ci, ce petit Georges, cet enfant qu’elle a plus d’une fois fait sauter sur ses genoux, dans le château du vieil Œdenburg.
Tandis que l’ancienne servante des Zapolsky, s’apostrophant ainsi elle-même, cherche à deviner lequel des membres de cette illustre famille est devenu le prisonnier de l’Esclavon dans cette nuit de meurtre et de rapine, Chrisna s’est rapprochée d’elle et, s’emparant de la chaîne, se la passant rapidement au cou, s’écrie :
« Cette chaîne d’or, fruit du vol, je la porterai, je la garderai, mais comme dépôt et jusqu’à ce que j’aie pu la rendre à son légitime possesseur ! D’ici là, je l’aurai sans cesse sous les yeux ; elle me rappellera l’accomplissement du devoir que je me suis imposé, si je pouvais l’oublier jamais ! »
Depuis ce jour, devenue aux yeux de tous capricieuse, taciturne, irritable, Chrisna évitait l’approche des Slaves, celle même de leur chef, pour aller, dans les endroits les plus écartés, s’abandonner librement à ses rêveries.
Parfois, le soir, on apercevait une ombre glisser à travers des bois de bouleaux ou le long d’un ravin ; c’était elle. Quand le soleil poursuivait son cours, elle s’asseyait, portant à la main le panier qui renfermait ses broderies, sur quelque point culminant des collines qui ondulent autour de la vallée des Fougères ; et là, le coude au genou et le visage voilé par sa main, elle passait des heures entières dans une sorte d’immobilité.
À travers ses doigts, à peine écartés, son regard attentif épiait alors tous les mouvements qui se faisaient dans la vallée, et la direction que prenaient les chefs, et les endroits où se plaçaient les sentinelles.
Au camp de l’Esclavon, on ne savait à quoi attribuer le changement survenu dans le caractère et dans les habitudes de Chrisna.
Les uns prétendaient que l’esprit de vertige l’avait saisie ; les autres, que de fatals pressentiments la possédaient, et ils la soupçonnaient d’être en train de devenir prophétesse. Les Albanais faisant partie de la troupe pensaient retrouver en elle une Mire, une de leurs bonnes déesses, qui se plaisent à errer la nuit dans les lieux déserts ; les Serviens, à sa vue, se rappelaient leurs Willies inspirées ; les Tartares Cumans, leur fée Délibaba, qui, sur la sommité des montagnes, allait présider à la direction des nuages. De leur côté, les compatriotes de Chrisna, les Monténégrins, se disaient tout bas, avec une apparente raison, que, se retrouvant si près de sa contrée natale, l’ennui de n’y pouvoir rentrer la tourmentait et seul la rendait ainsi fantasque.
Les anciens étudiants de l’université de Presbourg se contentaient de voir en elle une charmante rêveuse.
Zény, après avoir vainement tenté de connaître le secret des tristesses de sa compagne, partagea la croyance des Monténégrins au sujet du mal du pays ; ce qui redoubla en lui le désir impatient de pouvoir enfin quitter les abords du Monténégro, où son nom comme sa fortune menaçaient de se compromettre entièrement.