III - Un prisonnier-2

1658 Words
Par un clair soleil du matin, comme Chrisna, abritée sous ses festons de morelle et de lierre, se tenait sur le seuil de sa grotte, faisant mouvoir son aiguille à travers la soie et les filigranes d’argent, Margatt vint inopinément s’asseoir sur la dernière marche du petit escalier des roches. « Eh bien, la belle aventureuse, lui dit-elle d’un ton dégagé, où en sommes-nous de nos beaux projets de délivrance ? » Chrisna hocha la tête et, sans répondre autrement, poursuivit son travail. La vieille s’exhaussa d’une marche et reprit : « Vous êtes bien silencieuse, ma reine, bien discrète aujourd’hui. – Vous ne voudriez pas, Margatt, vous associer à ma bonne pensée ; alors, à quoi bon vous en entretenir ? – Si je ne vous aide pas dans vos projets, ce n’est pas manque d’amitié et de dévouement à votre gentille personne ; mais le danger est plus grand pour votre servante que pour vous ; je n’ai plus mes yeux de vingt ans pour me faire tout pardonner. Au pis-aller, en le cajolant un peu, de monseigneur le loup ne feriez-vous pas un mouton bon à tondre et à rôtir ? » Tout en parlant, la vieille Hongroise avait escaladé les quelques marches qui la séparaient encore de sa maîtresse. Alors, s’asseyant sur le seuil même de la grotte, se penchant vers Chrisna, placée sur son escabeau et qui la dominait de toute la hauteur du buste, modérant les éclats de sa voix criarde, d’une façon toute mystérieuse : « Moi aussi, j’ai mon projet, dit-elle ; moi aussi, j’ai fait mon vœu, non à la Vierge, mais à saint Lucifer, le patron de mon bien-aimé Dumbrosk. Mais d’abord, je dois vous dire, ma mie, que, quant à ce qui est de votre bonne intention vis-à-vis du prisonnier, il n’y faut plus songer. » Chrisna fit un mouvement dont Margatt comprit le sens sinistre ; aussi reprit-elle : « Oh ! non, non ; ils ne l’ont pas tué encore. Ce que je veux vous dire, c’est qu’il ne m’est pas prouvé du tout que ce soit un Zapolsky, comme je l’avais pensé au premier moment. J’ai été aux informations, l’oreille contre terre ; il paraît que le voyageur était accompagné de deux de ses gens : or, il y a eu deux morts, et comme les balles de plomb ne choisissent pas, surtout la nuit, il y a deux contre un à parier que le maître est resté sur la place, et que c’est simplement un de ses valets qu’on a amené ici. Vous n’êtes point d’humeur, chère petite, à vous risquer pour un valet, n’est-ce pas ? – Pourquoi non ? – Au surplus, continua la vieille, quel que soit le plumage de l’oiseau, ce n’est pas à sa délivrance qu’il faut songer aujourd’hui, mais bien à la nôtre ! – À la nôtre ! que voulez-vous dire ? – Écoutez !… Écoutez-moi jusqu’au bout ! » Et Margatt, se rapprochant encore de Chrisna, s’appuyant du coude à l’escabeau sur lequel celle-ci était assise, poursuivit : « La vie que nous menons n’est plus supportable ! C’était tout, au plus bon quand il y avait joie et abondance au camp… J’en ai assez, j’en ai trop ! Quant à ce qui est de vous, chère petite, vous êtes encore la plus à plaindre… Moi, du moins, je n’ai rien à faire qu’à vous servir, et, quand j’ai soufflé sur votre table, le ménage est fait ; mais vous, à quoi vous sert d’être soi-disant la reine de ces Zingaris, s’il vous faut travailler pour vivre ? À ce prix-là, vous vous tirerez d’affaire tout aussi bien, et mieux ailleurs qu’ici. Si nous étions dans une ville, ce serait autre chose ! Vous êtes bonne ouvrière, et vous êtes jolie ; rien ne vous manquerait ! » Chrisna, les mains croisées sur ses genoux, le col incliné écoutait sans interrompre. Margatt, prenant son silence pour une sorte d’acquiescement, poursuivit : « Voici donc ce que, pour vous comme pour moi, j’ai projeté dans ma tête, ma mignonne. Il ne nous serait pas facile, en plein jour, de fausser compagnie à ces messieurs ; nous profiterions d’une nuit un peu claire. Nous ne connaissons pas les chemins, me direz-vous, et, dans cet affreux pays, la grande route est un précipice, et les sentiers sont des ravins, de véritables fondrières ; mais j’ai tout prévu. Nous nous adresserions à Lazo-Jussich ; il est votre compatriote ; c’est toujours lui qui va porter vos ouvrages à Verba, et vous le récompensez dignement ; il doit vous aimer, de même qu’il doit avoir en haine les nôtres, qui le raillent toujours sur sa bosse et sur sa laideur. Il ne sera pas fâché de nous aider à leur jouer un mauvais tour. D’ailleurs, il est intéressé, ce brave garçon ; nous pouvons lui promettre tout ce qu’il voudra. On est toujours assez riche pour promettre. Lazo-Jussich sera donc notre guide. Il irait nous attendre à un endroit convenu… – Vous rêvez tout éveillée, Margatt, interrompit alors Chrisna. Vous oubliez que je ne suis pas libre ! Quels que soient les torts de Zény… ses crimes, peut-être !… est-ce lorsque la fortune lui est contraire que je puis l’abandonner ? N’ai-je pas, devant Dieu, juré de le suivre partout ? ne suis-je pas sa femme ? » L’œil rond de la vieille Hongroise scintilla soudainement de toute la joie que lui causait à l’avance la révélation terrible qu’elle avait si longuement préparée ; ses lèvres plates et serrées se détendirent sous un sourire sinistre ; dans sa douce émotion de malfaisance, le sang lui refluant au visage, aux paupières surtout, donna un instant à sa peau rude et bistrée une sorte d’animation, et entoura d’un cercle écarlate son regard de vipère, fixement attaché sur Chrisna. « Sa femme ! répéta-t-elle. Si c’est là le seul obstacle qui vous retienne, ma mie, je puis d’un mot lâcher la bride à votre conscience. – Qu’allez-vous donc m’apprendre ? s’écria Chrisna hors d’elle-même et déjà frappée avant le coup. – Pauvre petite ! être trompée si sournoisement ! Je me reproche de ne pas vous en avoir instruite plus tôt… – Parlez ! mais parlez donc ! reprit la jeune femme avec explosion. – Ne criez pas ainsi, mignonne. Les échos sont bavards ici, et, si le maître a reconnu le son de votre voix, il est capable d’accourir ; il vous aime tant, cet homme… C’est bien naturel… quand on a ainsi à sa disposition une gentille petite femme… surtout dans ces diablesses de montagnes, où il ne serait pas facile de la remplacer, n’est-ce pas ? Car les Monténégrines sont toutes vertueuses, à ce qu’on dit. – Voyons, Margatt, avez-vous résolu de me pousser à bout ?… Parlerez-vous ? Qu’avez-vous à me dire ? S’agit-il de mon mariage avec Zény ?… Prétendriez-vous me faire entendre qu’il est faux ? – Permettez, ma mie, je n’ai point dit un mot de cela ! Pour faux, votre mariage ne l’est pas… c’est bien un vrai mariage… comme le mien avec ce grand pendard de Dumbrosk. – En peut-il être autrement ? poursuivit Chrisna, s’adressant la parole à elle-même, en évoquant tour à tour, par le souvenir, toutes les circonstances qui avaient entouré son union avec le chef des Slaves. N’avons-nous pas été mariés en plein jour ?… devant l’autel et dans une église catholique ? – L’église était bonne, c’est vrai, peuplée de singuliers paroissiens ce jour-là, mais ça ne fait rien ; le pape y aurait pris femme, que ça lui aurait compté tout de même. – Le saint homme qui nous à bénis, je le connaissais ! Je n’ai pu m’y tromper !… – Sans doute. Oh ! c’était bien un vrai prêtre, un saint homme comme vous dites. – Le nombre des témoins voulu n’était-il pas là ?… – Il n’y en avait que de reste ! Seulement, le vieux Paoli Mackéwitz… Paoli l’honnête homme… n’avait pas voulu en être… C’était déjà d’un mauvais présage… Mais sa présence n’était pas nécessaire ; on pouvait se passer de lui. – Eh bien donc, s’écria Chrisna pâle et tremblante, en se tournant vers Margatt, que vouliez-vous me faire supposer ?… – Qu’est-ce qui vous prend, ma mie ? Vraiment, si ça vous produit tant d’effet, restons-en là… Au surplus, voyons, est-ce un si grand malheur pour vous, chère belle, de redevenir tout soudainement une jeune fille bonne encore à marier ? – À marier !… répéta Chrisna machinalement et sans avoir la force de se récrier, tant cette t*****e morale avait épuisé son énergie naturelle. – Eh ! sans doute ! Vous êtes libre ! car à votre prétendu mariage, très bon du reste, il n’y avait qu’un petit inconvénient : c’est que monseigneur Pierre Zény convolait avec vous en troisièmes noces, et que ses deux premières femmes vivent encore. » Chrisna demeura quelques instants comme atterrée. « Ô Zagrab ! murmura-t-elle, tu es bien vengé !… Ô mes rêves ! J’ai voulu être la compagne d’un héros… que suis-je ?… la concubine d’un chef de voleurs ! » Deux larmes coulèrent de ses yeux ; puis tout à coup, se relevant, le front haut : « Eh bien ! Dieu me jugera. Si je suis tombée dans cette abjection, c’est contre ma volonté. Ce Zény, maintenant du moins, je puis le haïr ! – Et le quitter ! et le plus tôt sera le mieux, dit la Hongroise ; aujourd’hui, ma mignonne, ajouta-t-elle d’un ton qu’elle essaya de rendre caressant et qui, comme toujours, n’était que cruel, vous comprenez tout ce que j’ai eu à souffrir quand ils m’ont forcée de devenir votre servante ; car enfin, moi, je suis bel et bien la femme de ce grand brigand… C’est un malheur… mais c’est toujours plus honorable que d’être… Était-il séant, je vous le demande, que la femme légitime fût la servante, tandis que… ? Ce n’est pas un reproche que je vous fais, chère petite… Eh ! bon Dieu ! il n’y a point de votre faute, et je ne vous en chéris pas moins. C’est pour vous dire qu’il est bon que tout, cela change, et tout cela va changer, Dieu merci ! Désormais, nous vivrons comme deux sœurs, n’est-ce pas ? Ce bossu de Lazo-Jussich doit venir au camp… je trouverai toujours bien moyen de lui parler. Demain, cette nuit même, si le cœur vous en dit, nous déguerpissons bellement, et, une fois à Cattaro ou à Raguse, vous verrez quel gentil ménage nous ferons à nous deux. Ainsi, c’est dit, cette nuit nous partons. – Je reste, moi ! répondit Chrisna, qui, pendant cette dernière allocution de la vieille, s’était promenée à grands pas dans la grotte. Je reste ! Il ne m’est pas encore permis de m’éloigner. Mais je ne vous retiens pas, Margatt ! » Sous cette parole dédaigneuse, Margatt se redressa comme un reptile atteint par le pied du passant, et, dégorgeant complètement son venin, montrant son triple dard : « Ai-je besoin de votre permission, la Monténégrine, pour aller où bon me semble ? Croyez-vous donc, maintenant que vous savez tout, que je me regarde encore comme votre très humble servante ? Nenni, mademoiselle ! Si vous avez mon secret, j’ai le vôtre, et prenez garde à vous ! » Chrisna se dirigea vers l’entrée de la grotte, et, sans daigner répondre, après avoir jeté sur la vipère un superbe regard, écrasant de mépris, elle sortit pour demander au vent frais de la montagne de calmer les agitations de son esprit. Ce fut ce même jour, et à la suite de cette révélation, que, poussant plus loin que d’ordinaire ses promenades rêveuses, elle rencontra le tchimber et retrouva ensuite Jean Zagrab, Zagrab dont-la présence avait dû éveiller en elle une émotion profonde, mélange de joie et de remords.
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