II - La reine du Danube

2923 Words
II La reine du Danube Voyageur botaniste, j’ai escaladé, la boîte de fer blanc sur le dos, ces terribles montagnes noires, au milieu desquelles doivent se passer les premières scènes de notre drame, et l’envie me prend de décrire ici botaniquement une petite vallée singulière, saisissante au premier coup d’œil, quoique rien n’y arrête la vue ; gaie, verdoyante, quoique entièrement stérile, et qui s’ouvre au pied d’une des pentes supérieures du Monténégro. Sa stérilité, toutefois, n’est pas une nudité complète. Si aucun arbre ne s’y élance du sol pour y promener son ombre mobile ; si pas une fleur ne s’y balance sur sa tige, comme un gracieux encensoir prêt à saluer la bienvenue du premier visiteur ; si une ceinture de rochers, noirs, aigus ou arrondis, contournés de mille façons bizarres, en couronne seule les hauteurs, semblables à de vieux créneaux démantelés, ou plutôt à un cercle de sphinx, d’hippogriffes, de monstres de pierre, mystérieux gardiens de cette enceinte, du moins dans sa partie centrale, cratère d’un ancien volcan, creusée comme une large vasque de lave, des mousses, des lichens, des conserves de toutes formes, de toutes couleurs, s’étendent, s’étoilent, s’irradient sur un espace encore assez considérable. Là semblent s’être donné rendez-vous les produits les plus infimes de la création, tous les parias végétaux, le monde entier de la cryptogamie. Là, les trémelles gélatineuses, les orseilles à figure de varech, les patellaires frangées, les imbricaires à larges rosettes, confondant leurs plaques métalliques, plongeant leurs doigts foliacés à travers les crinières désordonnées des noires grimmies, des rougeâtres tortules, des polytrics coriaces, des soyeuses leskées, et de mille autres membres de cette grande famille des mousses, s’enlacent, se mélangent, s’enchevêtrent, pour dérober au regard du profane le tuf pierreux, le sein aride de cette terre avare, qui pour eux seuls n’est point une marâtre. Quand les soleils d’été ont desséché ces races parasites, pétrifié leurs tiges, une teinte uniforme, terne, d’un brun fauve, confond toutes ces peuplades rigides, roidies, crispées, et donne à la petite vallée un air de désolation. On croirait que la mort les a frappées toutes à la fois. Alors, le pied du voyageur crépite en s’enfonçant dans cette ouate, dans cette laine végétale ; alors, la chèvre sauvage, aventurée dans ce désert circonscrit, s’arrête, étonnée, à l’aspect de cette nature immobile, où pas un brin d’herbe ne s’agite, où pas un insecte ne bourdonne, et, après avoir un instant, d’un air inquiet, prêté l’oreille au silence qui l’entoure, elle fuit tout à coup, saisie d’épouvante, en entendant le sol craquer et crier sous ses pas. Mais que la saison des pluies arrive avec ses déluges trimestriels ; que le petit ruisseau qui, presque inaperçu, descend des hauteurs, gonflé par un orage lointain, déborde, ou même que les brouillards, descendus du mont Vermoz ou du mont Coelo, se tiennent quelque temps suspendus sur les pauvres plantes à bout de vie, tout soudainement le grand jour de la résurrection se lève pour elles ! Pour un observateur curieux, pour un de ces fervents contemplateurs qu’aucun des tableaux de la nature ne peut trouver insensible, n’est-ce pas là, dites-moi, un spectacle admirable, que de les voir se redresser, se détendre, s’étaler, comme si elles eussent détiré leurs bras au sortir d’un sommeil léthargique ? Aussitôt, trémelles, lichens, mousses, hépatiques, de reprendre les vives couleurs de leur jeunesse et de recomposer leur toilette de printemps. Celles-ci relèvent leurs tiges bifurquées, secouent leurs cocardes de toutes nuances, leurs touffes échevelées ; celles-là font de nouveau briller aux clartés du soleil leurs placages d’ocre, de rouille, d’émeraude, déroulent leurs lanières rampantes, leurs rubans de satin vert, leurs fils de pourpre et de soie, et toutes, dans leur ensemble, ne présentent bientôt plus aux regards qu’un épais et somptueux tapis bariolé, sur lequel, de distance en distance, par un heureux contraste, la cladonie vermiculaire vient poser ses faisceaux de corail blanc. Ce spectacle, il frappait dans ce moment les regards de Chrisna ; car, dans cette petite vallée, appelée la vallée des Mousses et rattachée par une gorge étroite et couverte à celle des Fougères, que nous venons de quitter, se trouvait le palais de rocailles de la reine du Danube, c’est-à-dire la grotte qui servait d’asile à Chrisna. Non loin du petit ruisseau tombant des hauteurs, une cavité ouverte carrément entre les roches, ardues, et à laquelle on arrivait par quelques marches de pierre tournées en manière de perron, se montrait décorée bien plus par la nature que par l’art. Grâce au suintement de quelques sources cachées, une couche brillante de stalactites, semblable à du stuc, en revêtait les parois supérieures. Les moulures, les rosaces, les arabesques en relief, ne manquaient pas à ce plafond, historié de main de maître. Entre ce plafond de stalactites et un parquet sablonneux à fond de granit, çà et là des plaques de mica, des fragments de silex, jetaient leurs reflets au milieu de la demi-obscurité de la grotte, et complétaient cette tenture pittoresque, plus capable peut-être de charmer les yeux d’un géologue que ceux d’une jeune femme. Quant au mobilier, une natte de jonc recouverte par un tapis de lisière, quelques coffres, une petite glace placée à l’ouverture, sous les rayons du jour, une table et un siège taillés à la hache ; sur la table, des sébiles de bois vernies et dorées à la manière russe, un panier de jonc finement treillissé et contenant des étoffes de soie brodées de filigrane et de paillon ; en tête de la natte qui servait de couchette, un petit reliquaire et un rameau bénit : ainsi se présentait l’ameublement de ce boudoir rustique. Quelques lianes de morelle et de lierre en tapissaient l’entrée et lui composaient un gracieux fronton, par le mélange de leur verdure nuancée et de leurs grappes pendantes, les unes noires, les autres écarlates. La reine de ce palais, la nymphe de cette grotte, disons mieux, l’habitante de cette prison, Chrisna, avait dix-neuf ans. D’une taille au-dessus de la moyenne, belle de formes comme de visage, elle portait la rêverie sur son front ; dans ses grands yeux noirs, veloutés, qui ressortaient plus vifs encore sous l’encadrement de sa peau fine et délicate, légèrement dorée par le grand air et le soleil, brillaient tour à tour deux lueurs opposées d’éclat, témoignant, l’une de la profonde sensibilité de son cœur, l’autre de la facile exaltation de son esprit. De famille obscure, élevée loin des villes, au milieu de rudes montagnards, quoique ses talents se bornassent à divers travaux d’aiguille dans lesquels elle excellait il y avait en elle quelque chose de contenu, de sauvage et de digne, qui eût semblé révéler une haute origine à ceux-là qui ne connaissent pas la fierté d’allure de ses plus humbles compatriotes. Née au Monténégro, elle l’avait quitté pour rejoindre, dans une autre contrée montagneuse, le seul parent qui lui restât. Plus tard, ce parent, elle avait dû le suivre au milieu d’un camp de Hongrois. Là, elle avait volontairement accepté l’anneau de Zagrab, son confiant et terrible fiancé, n’échangeant contre son amour qu’une amitié de sœur. Là aussi, pour la première fois, elle avait entendu parler de Zény. Zény alors était à la tête d’une petite armée qui luttait, même parfois avec avantage, contre les troupes de l’empereur. Il prenait le titre de roi du Danube ; néanmoins, aux yeux de ses adversaires, le roi du Danube n’était qu’un chef de bandits. Mais Chrisna se rappelait que les plus grands héros de son pays, ceux qui tour à tour avaient affranchi le Monténégro du joug de Venise, de l’Autriche et de la Turquie, n’avaient été dénommés par leurs ennemis que sous ce titre. Qui pouvait lui répondre, à elle, que le brigand Zény n’était pas aussi un héros ? À cette époque, les Albanais se soulevaient au souffle d’Ali de Tebelen ; les Grecs avaient déjà troué de leurs balles le drapeau rouge de l’islamisme ; entraînés sur les pas de Théodore Vladimiresco, les Moldaves et les Valaques venaient de chasser des principautés les Fanariotes, leurs éternels ennemis ; Naples rugissait comme son volcan ; l’Espagne et le Portugal étaient en feu ; les tressaillements de la Pologne imprimaient des secousses douloureuses à toute la terre slavonne ; les libéraux de France, les carbonari d’Italie, les francs-maçons de l’Allemagne, semblaient s’agiter à ce mot : Liberté ! Tous ces bruits d’indépendance, qui se croisaient dans l’air, n’avaient pas laissé que de bourdonner confusément aux oreilles de Chrisna. Pourquoi la cause représentée par Zény aurait-elle été moins sainte qu’une autre ? Lui aussi, il parlait de liberté, d’indépendance, de la résurrection de la nationalité slave ! Elle crut en lui ; son imagination ardente, comprimée jusqu’alors, s’exalta ; ce fut une fièvre, un délire. Fille du Monténégro n’appartenait-elle pas, elle aussi, à cette grande famille des Slaves, dont Zény allait devenir le libérateur ? Autour d’elle, les soldats du camp ne prononçaient le nom du bandit qu’au milieu des menaces et des imprécations ; ce nom c’était le cri des pandours lorsqu’ils chargeaient leurs armes ; les balles semblaient le murmurer en glissant dans le canon des carabines ; les sabres le grinçaient en s’aiguisant sur la pierre ; et, contre la haine de tous, elle donna à ce nom un droit d’asile dans son cœur. Elle ne voulut voir dans celui qui le portait qu’un proscrit, un glorieux révolté, impatient de délivrer son pays du joug honteux de l’Autriche. Parmi les troupes de l’empereur, parmi les milices du banat, c’était à qui se ferait fort de réduire aux abois le lion déchaîné, et Chrisna s’était sentie prise d’une immense pitié pour ce pauvre lion traqué, poursuivi par une meute implacable. La pitié !… Ce mot résume tout le passé de Chrisna ; sa vie entière peut-être ! Le sentiment qui la domine, ce n’est, comme chez tant d’autres femmes, ni le désir effréné de plaire, ni celui de commander ; ce mobile secret, et qui, sous apparence d’un génie bienfaisant, tient aussi bien du démon que de l’ange, car il doit être la cause de ses erreurs et de ses fautes, c’est la pitié. Si elle s’est prise d’abord d’un vif intérêt pour Zagrab jusqu’à consentir à devenir sa fiancée, c’est qu’elle l’a connu opprimé misérable injustement exclu de l’amour paternel ; elle ne l’a pas aimé d’amour, elle s’est apitoyée sur lui, voilà tout. Si, plus tard, le nom de Pierre Zény a suffi pour exalter son imagination et lui faire oublier ses engagements envers Zagrab, c’est la pitié encore qui lui a tendu le piège, dont elle ne devait se retirer que meurtrie désespérée. Elle, jeune fille, jusqu’alors pure et réservée, elle s’était brusquement affranchie de la tutelle de son parent ; elle avait, nuitamment, déserté le village, le camp où elle était aimée, honorée, pour aller, avec sa fougue d’inspirée et son audace de montagnarde, seule, sans guide, à travers une route longue et ardue, rejoindre le bandit, pour lui dire : « Je t’aime parce qu’ils te haïssent ; tu es beau à mes yeux, car tu es proscrit ; ta cause est sainte et juste, car elle est celle du plus faible, et je t’apporte un secours, un renfort, une protection, une sauvegarde, mon amour ! » Cependant, une fois en présence de Pierre Zény, ce mot ne s’échappa point de sa bouche. Le roi du Danube, quoique de haute et noble taille, quoique d’une figure régulière et bien accentuée, avait dans la physionomie quelque chose de rude et de vulgaire qui ne laissa pas que de comprimer l’élan aventureux de la jeune fille. Elle se troubla et ne put que balbutier à demi-voix de confuses paroles de dévouement à la cause des Slaves, comme à la personne de leur chef. Puis, apercevant autour d’elle un cercle de faces étranges, dont les regards curieux venaient effrontément, jusque sous sa coiffe, prendre connaissance de sa beauté, la peur s’empara d’elle ; elle voulut se retirer ; il n’était plus temps. Zény connaissait trop bien les usages pour laisser partir ainsi sa belle visiteuse, sa nouvelle alliée. Affectant une galanterie presque chevaleresque, il la retint pour lui donner une fête dans laquelle ses meilleurs cavaliers exécutèrent une espèce de fantasia à la manière des Arabes. Après quoi, la nuit approchant et les chemins n’étant pas sûrs, disait-il, il lui imposa forcément son hospitalité. Le roi du Danube occupait alors militairement, dans le banat de Warasdin, un bourg dont il avait chassé les habitants. Chrisna fut logée dans la plus belle chambre de la plus belle maison du bourg, avec une sentinelle à sa porte, pour lui faire honneur. Au milieu de la nuit, cette porte s’ouvrit d’elle-même, sans bruit, et Zény s’introduisit furtivement près, de Chrisna. Mais il la trouva debout et en éveil. Le prenant avec elle sur un ton de soudard, brusquant la déclaration, affectant de croire, croyant peut-être qu’elle n’était venue vers lui que poussée par une velléité amoureuse, il essaya de la traiter en aventurière. Chrisna arrêta fixement sur lui ses grands yeux noirs, fit un geste de la tête, et l’Esclavon, reconnaissant son erreur, changea de tactique et de méthode ; de loup il se fit renard. Ses paroles doucereuses ne réussissant pas mieux que ses façons soldatesques, il s’emporta et tenta la violence. La Monténégrine saisit aussitôt à sa ceinture un petit poignard à pointe acérée, dont elle menaça non pas lui, mais elle-même. Il recula. « Mais alors, par le triple Dieu ! s’écria-t-il en se frappant le front, femme, qu’es-tu donc venue chercher dans le camp de Zény ? – Un héros, et non pas un lâche ! » lui répondit-elle. Le lendemain, il s’efforçait de redevenir un héros aux yeux de Chrisna. La résistance de la jeune fille, aidant à sa beauté, qui l’avait frappé tout d’abord, faisait naître en lui un désir effréné de possession. Une idée lui souriait : il voulait à la fois dompter cette vertu farouche et s’en venger. C’était là une des bizarreries de son tempérament orgueilleux, que dans ses amours il se glissât nécessairement un peu de haine. L’empire qu’une femme pouvait ; exercer sur lui le révoltait en le charmant. Il ne se montra plus devant elle qu’armé de toutes pièces, dans son costume de libérateur et sous son masque d’homme à grandes idées. Elle le vit parader à la tête de ses soldats ; elle fut témoin de la discipline sévère qu’il maintenait parmi eux. Un soir, au retour d’une excursion où il avait mis en déroute quelques milices du pays, il vint la trouver ; il lui parla de ses projets, de ses espérances, qu’il exagérait. Chaque jour, des déserteurs du camp ennemi accouraient en foule grossir le sien ; deux mille montagnards, Esclavons ou Croates, s’étaient mis en route pour le rejoindre ; les chefs des insurrections albanaise et grecque venaient d’entrer en rapport avec lui ; avant peu, à sa voix, toutes les populations slaves devaient se soulever comme un seul homme. À la suite de ce préambule, son amour se fit jour de nouveau, mais en termes bien autres que la première fois. Au milieu des soins qui surchargent la vie du soldat, il a besoin d’une amie, d’une compagne, d’un conseil, qui le soutienne dans ses entreprises et qui le console dans ses jours de revers. Cette femme, il veut l’associer à ses périls comme à sa gloire, en lui donnant son nom. Chrisna avait repoussé l’amant ; elle accepta l’époux. Elle l’accepta, non avec cet enivrement qu’elle avait ressenti quand son imagination surexcitée lui avait fait entrevoir un héros dans Zény ; mais elle croyait encore à la sainteté de sa mission ; elle épousait la cause plutôt que l’homme. D’ailleurs, quel parti lui restait-il à prendre ? Ne s’était-elle pas, volontairement et à jamais, séparée des siens ? Par sa démarche, imprudente, ne s’était-elle pas livrée elle-même au pouvoir de l’Esclavon ? Toutefois, elle se réserva de dicter ses conditions, qui furent acceptées. Un prêtre catholique romain, qu’elle désigna, qu’elle connaissait, gagné à prix d’or, ou peut-être enlevé de force, vint bénir ce mariage, qui fut célébré publiquement dans la petite chapelle du bourg alors occupé par les Slaves. Six mois se passèrent pendant lesquels Chrisna, soutenue par l’idée du devoir, partagea, avec un complet dévouement, la bonne comme la mauvaise fortune de la troupe. Parfois, au milieu des périls, Zény l’avait tout à coup aperçue à ses côtés, sans trop s’en étonner pourtant, car il connaissait le courage des femmes du Monténégro. Malgré lui, il sentait se développer et s’affermir ce goût auquel il n’avait d’abord prétendu demander qu’une satisfaction pour ses appétits grossiers. Il en restait surpris comme d’une déception, s’en alarmait par orgueil, honteux qu’il était de subir un joug quel qu’il fût ; aussi les redoublements de sa tendresse se manifestaient-ils le plus souvent par l’ironie et la colère. La fierté de Chrisna s’en trouvait heurtée, mais son cœur n’en saignait point. Dans ce cœur, il n’y avait pas d’amour pour lui. Le temps des revers venu, Chrisna joua aussi noblement que possible le rôle qu’elle s’était imposé. Elle cherchait à s’aveugler encore, et sur la cause qu’elle avait adoptée, et sur l’homme dont elle s’était faite la compagne ; mais déjà la casaque du bandit se montrait sous le manteau du Slave. Ne pouvant plus mettre à contribution des villes et des villages, si Zeny ne descendait pas encore à détrousser les simples voyageurs sur la route, du moins il laissait faire. À compter de ce moment, Chrisna avait cessé de prendre sa nourriture avec lui, et refusé même de la recevoir de son munitionnaire. Pour subvenir d’elle-même à sa subsistance, ressaisissant l’aiguille de la brodeuse, comme au temps de sa première jeunesse, elle, la femme du chef, la reine du Danube, elle ne rougit pas de se remettre à confectionner des barrettes, des tabliers, des ceintures de jeunes filles, ornées de riches passementeries de soie et de paillon, que sa vieille camériste allait vendre dans les villes voisines en temps opportun. Aujourd’hui que les débris de l’armée slave se sont réfugiés dans la vallée des Fougères, un affidé, l’un des provendiers de la troupe, va les colporter à Verba, à Cettigne et même à Cattaro. On a vu des souverains de l’Inde et de la Perse, des pachas de la Turquie, ne défrayer leur maigre cuisine que grâce à quelques petits ouvrages de vannerie, fabriqués de leurs propres mains, dominés qu’ils étaient par cette idée, que l’homme qui se nourrit de mets échangés contre un argent mal acquis, voit, au jour du jugement dernier, l’ange du réveil, armé d’un scalpel d’or, retrancher impitoyablement de ses membres toutes les parties de la chair produites par cette alimentation coupable, et le renvoyer, ainsi mutilé, devant le trône de Dieu. Cette croyance, née dans l’Orient, s’était-elle, à travers la Macédoine et l’Albanie, propagée jusqu’au Monténégro ? Était-ce par scrupule religieux que Chrisna s’imposait ces privations et ce labeur ? Nous ne le pensons pas. Dans ses honnêtes instincts de montagnarde, elle avait marqué d’elle-même la limite où devaient s’arrêter les droits de la guerre, et elle se refusait à vivre du vol. Une circonstance saisissante était venue encore récemment l’affermir dans sa résolution et jeter dans sa tête exaltée le germe de bien d’autres idées.
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