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À monsieur P. Gerardy-Saintine,
Consul de France, à Mossoul.
Nos intrépides voyageurs français ont longtemps rivalisé d’ardeur pour explorer les déserts de la Libye et les pampas de l’Amérique ; ils n’ont pas craint d’affronter les glaces du pôle nord ; quelques-uns sont tombés au milieu des sables de l’Afrique, la main étendue vers Tombouctou ; mais, parmi ces braves de la science, combien peu avaient songé, marchant vers l’Orient, à pénétrer enfin jusqu’aux limites de… l’Europe.
Durant ce dernier ouragan révolutionnaire qui, parti de France, agita en sens contraire l’Allemagne et l’Italie, poussant celle-ci à l’unité, celle-là au démembrement, les Slaves et les Magyars ont pris soin eux-mêmes de forcer l’attention à se tourner de leur côté. Et quelles contrées, plus que celles de l’Europe orientale, méritaient d’exciter l’intérêt et la curiosité ?
Dans cette impasse immense formée par la mer Noire, l’Adriatique et l’archipel grec, s’agite tout un vieux monde dont veut sortir aujourd’hui un monde nouveau. Là, sont confondus pêle-mêle les débris de toutes ces nationalités, foulées, acculées autrefois, sur cette même place, par la puissance romaine. Puis, auprès des vaincus de Rome, on retrouve aussi ses vainqueurs. D’un côté, ce sont les Croates, les Slovaques, les Esclavons, les plus anciens possesseurs du pays ; de l’autre, les Moldaves, les Valaques, qui, depuis dix-sept cents ans, occupent l’espace rendu libre par l’épée de Trajan, exterminateur des Daces. Entre eux, des monts Carpathes au Danube, du Danube aux derniers rameaux de la Drave, c’est la grande race magyare, ce sont les descendants des Huns, de ces barbares qui, débordant de la Sarmatie asiatique vers le milieu du Ve siècle, sous la conduite d’Attila, et plus tard sous celle d’Arpad, vinrent, comme un torrent au bout de sa course, s’absorber enfin dans la basse Pannonie, qui prit d’eux le nom de royaume des Huns, Hungaria, la Hongrie.
Maintenant, comme on fait pénétrer dans une tonne pleine de boulets des biscaïens pour combler les intervalles, puis, entre les biscaïens et les boulets, des balles de plomb qui trouvent encore à se loger, introduisez, à travers ces grandes communautés principales des Slaves et des Magyars, des peuplades de moindre calibre : les Rousniaques, descendus de la Russie Rouge ; les Cumans, venus de la Tartarie ; les Morlaques, venus de la Turquie ; les Zingaris ou Bohémiens, venus on ne sait d’où ! Joignez-y les Heiduques, les Uscoques, les Monténégrins et les habitants des trois Dalmaties ; ajoutez-y encore les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Arméniens, les Juifs et même les Allemands, tous disséminés en nombreuses colonies, de l’est à l’ouest, et dites-moi si vous pouvez jamais rencontrer autre part un semblable entrelacement de races, un pareil échiquier de peuples ?
Ici cependant, chose rare dans l’histoire des hommes, le mélange n’a pas amené la fusion. Les boulets de fer et les balles de plomb se sont conservés intacts sans se fondre ; chaque peuple a gardé son individualité, ses mœurs distinctes, son langage, le souvenir de ses ancêtres et l’orgueil de son sang.
En vain, la géographie, complice de la politique autrichienne, a, sous des noms collectifs, essayé d’emprisonner et de forcer à l’amalgame toutes ces nationalités vivaces et résistantes, les Magyars, les Slaves ont bris les lignes de démarcation, et, à travers les déchirures de la carte, ils ont passé la tête et se sont comptés ; en vain, Joseph II et ses successeurs tentèrent de germaniser la Hongrie en y introduisant l’organisation administrative de l’Allemagne, la masse de la nation protesta, et, comme première protestation, elle changea brusquement son nom de royaume de Hongrie en celui de royaume magyar (Magyar-Orsay).
Le mot ne change pas la chose ordinairement ; mais celui-ci avait une haute importance : il reliait à l’ex-Hongrie les nombreux Magyars de sa Voisine la Transylvanie.
Ce premier mouvement de révolte, à peine si le reste de l’Europe s’en inquiéta, grâce à la nomenclature géographique qui continuait de mentir au bénéfice de l’Autriche.
Mais, tandis que le magyarisme prenait ainsi son élan contre le germanisme, il vit tout à coup se lever derrière lui une espèce de spectre : c’était le slavisme ; le slavisme, qu’il avait vaincu et dompté autrefois, qu’il s’était inféodé, et qui, à son tour, se réveillait.
Vers 1820, des b****s armées, sorties de l’Esclavonie, parurent sur les bords de la Drave, qu’elles franchirent, et infestèrent les rives du Danube au cri de : « Guerre aux Magyars ! » Il faut bien en convenir, ceux qui s’armèrent alors pour la cause des Slaves, n’ayant qu’un faible écho dans les masses, ne distinguant pas toujours les amis des ennemis, méritaient peut-être un autre titre que celui de héros libérateurs.
Quoi qu’il en soit, l’Autriche laissa faire d’abord, se réjouissant de cette guerre de races, qui servait sa politique en entravant le mouvement magyar. La Russie, toujours préoccupée de son grand rêve du panslavisme, aidait secrètement à l’agitation.
Avec l’aide de ses agents, disséminés partout où se trouvent des populations grecques de religion ou slaves d’origine, des b****s nombreuses s’organisaient, se disciplinaient, et un chef, plus audacieux encore qu’habile, leur promettait le triomphe complet.
L’Autriche intervint alors. Quelque temps, la lutte se prolongea entre elle et les Slaves ; enfin, le 12 mai 1823, les ayant enfermés à l’extrémité de la Croatie, dans un repli des monts Nissava-Gora, elle en fit un horrible m******e.
Tel est l’évènement dont j’ai fait mon point de départ, telle est la contrée, tels sont les hommes que j’ai voulu dépeindre.
J’ai visité la Hongrie et ses annexes ; j’ai parcouru ses villes, ses plaines si fécondes, ses grands bois, ses putzas, ses marécages, ses immenses cours d’eau descendus des Carpathes et des Alpes Noriques. Ce qui, dans cet Orient de l’Europe, a excité ma surprise plus encore que la diversité des races, des langages et des costumes, ç’a été d’y retrouver toutes les formes de gouvernement, depuis le gouvernement théocratique – au Monténégro – jusqu’au gouvernement républicain, patriarcal et même communiste, ce dernier pratiqué par quelques petites peuplades perdues au milieu des montagnes et des forêts. J’y ai retrouvé l’Inde, avec ses castes et ses parias – les Zingaris ; le Moyen Âge, avec ses lois féodales et ses juifs persécutés. Auprès de ces vestiges du vieux monde, j’y ai vu cet élan vers la liberté constitutionnelle des peuples modernes ; sur le forum de pauvres villages de la Hongrie et de la Croatie, j’ai vu de simples paysans, revêtus de la peau de mouton, discutant gravement les lois préparées dans la Diète ou dans les Comitats. Au milieu de mes courses à travers des contrées incultes, presque désertes, j’ai rencontré de ces grandes individualités que le double besoin du vivre et de l’indépendance développent avec tant de force dans leurs luttes incessantes contre la nature marâtre. Aussi bien que la race anglo-américaine, la race slavo-hongroise a ses squatters, ses planteurs, ses trappeurs, sous d’autres formes, avec d’autres allures, et j’ai pensé que le romancier qui explorerait ces pays y trouverait des sujets d’une vive originalité et d’un intérêt saisissant.
Cette tâche, je la signale à un plus hardi et plus vaillant que moi, n’ayant d’autre prétention dans le récit qui va suivre, que de toucher en passant à quelques-unes de ces questions de mœurs et de races, qui, aujourd’hui, préoccupent tant les esprits sérieux. Quant à mes personnages, je n’ai eu ni à les créer ni à les choisir ; je les ai trouvés, ainsi que les principales ligatures de mon action, dans les documents d’un procès, alors aussi célèbre le long de la côte dalmate de la Méditerranée que le fut chez nous celui de Fualdès. S’il m’avait été permis de modifier quelques-uns des derniers épisodes du drame, je l’eusse fait sans doute. J’étais face à face avec l’histoire, avec une histoire contemporaine ; je dus forcément m’abstenir.
Mon cher Paul, à Beyrouth, en Chypre, à Jérusalem, tu as su mettre à profit tes loisirs fructueux pour étudier les localités, les mœurs, les différentes races de l’Orient asiatique ; je te dédie ce livre qui, par certains points, se rattache à tes propres travaux.
Ton père,
SAINTINE.
Première partie