Un de ces taureaux sauvages, un tchimber, tel qu’on en voit par b****s dans les forêts profondes de l’Herzégovine et du Monténégro, où des années s’écoulent sans qu’y retentisse la cognée du bûcheron, poursuivait avec fureur une femme, une jeune fille, dont le corsage rouge et les rubans flottants avaient attiré son regard et allumé sa rage.
C’était un saisissant spectacle que de la voir ainsi, terrifiée, poussant des cris de détresse, bondir de droite et de gauche, franchissant les ravins, les monticules, s’abritant tantôt d’un arbre, tantôt d’un quartier de roc, et toujours poursuivie, toujours dépassée, rebrousser chemin, haletante, la sueur au front, les cheveux en désordre, les traits hagards, retrouvant partout devant elle le poil hérissé, les yeux vitreux, sanglants, et les cornes menaçantes du monstre.
Épuisée, à bout de forces, elle ne fuyait plus que d’un pas chancelant, incertain, et, comme s’il se fût senti désormais le maître de sa vie, le tchimber, modérant son élan sans cesser de la poursuivre et de lui barrer le passage, semblait jouer avec elle, comme le chat avec la souris.
Aux cris poussés par la jeune fille, Pierre Zény s’est arrêté court dans son mouvement offensif. Le danger qui la menace lui a fait oublier le sien ; ce n’est plus qu’au tchimber qu’il destine l’unique balle restée dans son fusil ; mais sa main tremble, son regard hésite, car il voit devant lui tour à tour passer un front carré et poilu, un visage blêmissant, des cornes aiguës, des cheveux en désordre ; en visant à l’un, il craint d’atteindre à l’autre ; enfin, s’armant de courage et comme pour s’inspirer :
« Chrisna ! » s’écrie-t-il.
Et le coup part.
Tandis qu’il tremblait, qu’il hésitait, qu’il se troublait, le soldat de Cattaro, redevenu impassible, paraissait attendre-patiemment, et non sans quelque longanimité, que Zény lui fit face de nouveau pour continuer la partie commencée.
Mais à ce nom de Chrisna, il relève la tête, son l’œil s’agrandit et s’allume ; il se trouble à son tour ; à son tour, il oublie son adversaire, maintenant désarmé et dont il pourrait se venger si facilement, et toute son attention, toute la force de sa pensée comme de son regard se concentre sur cette autre lutte, bien plus effrayante, bien plus inégale, qui se passe non loin de là, dans cette même vallée, tout à l’heure paisible et silencieuse.
La balle de Pierre Zény, détournée par l’émotion du tireur, a frappé le taureau à la croupe.
Bondissant sous la douleur, celui-ci cesse de mêler des jeux à ses emportements ; il fond sur la jeune femme, la terrasse, et, après un tour fait sur lui-même, afin de se donner du champ, il s’élance de nouveau contre elle, la corne pointée vers la terre, l’enlève, et, comme pour agrandir les plaies de la victime, il balance son front énorme, sur lequel Chrisna, à demi morte, reste suspendue, le corps flaccide, la tête renversée.
Tout à coup, ce terrible mouvement de va-et-vient du tchimber s’arrête ; son mugissement de rage se prolonge en un râlement aigre et discordant. La balle du Croate vient de l’atteindre à la gorge.
Prompt comme l’éclair, celui-ci franchissant le terrain avec des bonds de tigre, arrive au monstre et le saisit par les cornes ; Zény, non moins alerte, accourt en aide à Chrisna, la soulève, l’emporte, tandis que l’autre, achevant seul son duel avec le taureau, l’ébranlé, le renverse et l’éventre de son long couteau de chasseur.
Par bonheur, la corne du tchimber, rencontrant comme obstacle le corset fortement busqué de Chrisna, n’avait fait que glisser sous sa ceinture de cuir ; c’est ainsi qu’il avait pu la soulever de terre, et la balancer sur sa tête sans que l’épiderme de la jeune femme eût été même effleuré.
Toutefois, l’émotion, la fatigue, la compression violente ressenties par elle durant cette course désespérée et ce terrible jeu de balançoire, avaient anéanti ses forces ; et c’est tout à fait privée de sentiment que Pierre Zény l’avait reconquise.
Après l’avoir déposée sur un lit de mousse, en lui donnant pour oreiller une touffe épaisse de fougère brisée au pied :
« Veille sur elle, dit-il au soldat, je reviens bientôt ! »
Et, avec la rapidité d’une pierre qui se serait détachée des montagnes supérieures, il s’élança de roc en roc vers les profondeurs de la vallée pour aller chercher la source dont l’eau glacée devait rappeler la jeune femme à la vie.
Resté seul près d’elle, le Croate poussa un profond soupir, et, les bras croisés, immobile, il la contempla quelque temps dans une sorte d’hébétement farouche. Puis, après avoir porté son regard du côté qu’avait pris Pierre Zény, il le ramena lentement vers la jeune femme toujours évanouie.
Durant la courbe qu’il décrivit, ce qu’il y eut alors dans ce regard de lueurs différentes, d’incroyables modifications, qui semblaient le faire passer graduellement, par une échelle descendante, des sentiments les plus violents aux sentiments les plus tendres, ne peut se dire. L’œil contient la gamme entière des passions comme celle des couleurs.
Il se courbait vers Chrisna quand, revenant de sa torpeur, celle-ci ouvrit soudainement les yeux.
À la vue de cet homme, dont le visage était suspendu sur le sien, et qui tenait encore à la main le couteau qu’il venait de plonger, lame et manche, dans les entrailles du tchimber, la vie, la raison, l’épouvante parurent lui revenir tout à la fois.
« Zagrab ! » s’écria-t-elle en se redressant à moitié, comme sous une commotion galvanique.
Et, après avoir interrogé ses traits, ses vêtements, ainsi que les lieux qui l’environnaient, pour bien se remettre le jour présent en mémoire, elle ajouta avec une expression où la joie semblait se mêler à la terreur :
« Est-ce bien toi, Zagrab ?
– Oui, c’est moi, dit le soldat ; mais réponds vite, puisque Dieu a voulu que tu pusses me parler avant le retour de Pierre Zény, c’est donc pour lui que tu nous as quittés ?
– C’est pour lui, oui, dit Chrisna.
– Tu l’aimes donc ?
– Je le hais, Zagrab ; aussi vrai que Dieu est puissant, que la Vierge est sainte et que je suis Chrisna Carlowitz, ta parente et bonne cousine, fille de la sœur de ta mère ! »
Chrisna parlait encore quand, des massifs de bois qui bordent la vallée, de l’angle des rochers, des cavernes de la montagne, de tous côtés autour d’eux, sortirent des hommes d’allure, d’armes et de costumes divers.
Les uns étaient coiffés de ces hauts chapeaux cylindrique, formant un coude à la façon des tuyaux de poêle, les autres de calottes de feutre, de lourds bonnets empruntés à la fourrure de l’ours et du loup. Ceux-ci se montraient drapés dans une espèce de tunique romaine, et portaient la longue carabine incrustée d’ivoire ; ceux-là, vêtus de la casaque de peau de mouton, n’avaient pour toute arme qu’une hache passée à leur ceinture ; enfin, depuis la veste jusqu’à la pelisse traînante, depuis le pistolet et le poignard jusqu’à l’espingole et le long sabre recourbé, tous, habillés, armés selon leur caprice ou les habitudes de leur pays, semblaient avoir voulu s’affranchir du joug de l’uniforme comme de tout autre.
C’étaient des Rousniaques, descendus des monts Carpathes, des Tartares de la petite Cumanie, venus des bords du Danube et de la Theiss, des Serbes, des Croates, des Albanais, des Dalmates, des Esclavons et même des Monténégrins, la plupart déserteurs des frontières militaires. On pouvait encore distinguer parmi eux, à leur costume universitaire, contrastant avec tous les autres par leur simplicité, quelques anciens étudiants slaves de Pesth ou de Presbourg.
Préférant l’état d’aventuriers à celui de soldats, aimant la guerre, mais non la discipline, rétifs à la domination de l’Autriche, ils s’étaient levés pour leur propre compte, ne reconnaissant pour chef et pour souverain que celui-là qu’ils avaient librement choisi, Pierre Zény, l’Esclavon, qualifié par eux du titre pompeux de roi du Danube.
Ces misérables offraient les débris de ces b****s imposantes que Zény avait nommées autrefois l’armée des Slaves, et qui, selon ses espérances, devaient réunir en un seul faisceau, après tant de siècles d’oppression, cette grande famille fractionnée en vingt peuples différents, des rives de la Méditerranée aux bords du Volga.
Apercevant Chrisna étendue sans mouvement sur le roc, et, auprès d’elle un étranger, un couteau, rouge de sang, à la main, ils crurent à un meurtre, et s’apprêtaient à courir sus au meurtrier, quand Zény survint qui les éclaira sur le vrai rôle joué par le Croate dans cette affaire.
L’Esclavon apportait une eau pure et froide dans son large chapeau de feutre, dont il avait enfoncé la forme et replié les bords en manière de cornet. Dès qu’il eut prodigué ses soins à Chrisna, qui ne les reçut qu’avec une sorte de répugnance, se tournant vers le soldat cattarin :
« Jean, lui dit-il, tu sers parmi nos ennemis, tant pis pour toi ! et tu connais le lieu de notre campement, tant pis pour nous ! Mais peu m’importe ! Si tes Saxons possèdent, au bas de la montagne, les forts de Saint Jean et de la Trinité, nous avons dans ces rochers, dans ces cavernes, d’autres redoutes plus solides que les leurs. D’ailleurs, oseraient-ils nous attaquer sur ce brave territoire du Monténégro ? Tu es donc libre ; mais, en te laissant ta liberté, je ne me regarde pas encore comme quitte envers toi, Jean, fils de Jean ! Tu m’as rappelé le défilé de Sluin, et je n’oublierai de sitôt le service que tu m’as rendu dans cette vallée des Fougères, où tu viens de sauver la vie de ma femme !
– Ta femme ! Elle est ta femme ?… s’écria le Croate, dont tout le corps avait tressailli.
– Pourquoi pas, camarade ? Crois-tu donc que nous vivions ici comme des païens ? Par le grand Bogh ! oui, certes, elle est madame Zény, et a le droit de porter la couronne de roseaux, comme reine du Danube. N’est-il pas vrai ? » dit-il en s’adressant à Chrisna.
Celle-ci détourna la tête.
« Tu le vois donc bien, Jean, je te dois plus que tu ne pensais, peut-être ; aussi ne me quitteras-tu point sans emporter quelque bonne preuve de ma reconnaissance. »
Il fit alors un mouvement pour prendre au cou de Chrisna une longue chaîne d’or qui y pendait ; mais Chrisna retint la chaîne vivement :
« Tu me l’as donnée ! dit-elle.
– Sans doute ; mais, si je te la reprends, c’est pour l’offrir à ce brave soldat qui t’a sauvée du tchimber.
– Tu me l’as donnée ! reprit-elle sans lâcher prise.
– Voyons, madame Zény, soyez raisonnable ! » Et, adoucissant sa voix pour elle, comme s’il s’adressait à un enfant mutin :
« Écoute, Nana ; sois sage, rends-moi cette chaîne, et, plus tard, je la remplacerai par des joyaux, par un bouquet de pierreries, si beau que tes madones n’en auront jamais porté un pareil.
– Non !… » répéta-t-elle en retenant obstinément le bijou, que Zény essayait de tirer à lui.
Puis elle ajouta à demi-voix :
« Que veux-tu que cet homme fasse d’un pareil objet ? ne croira-t-on pas qu’il l’a volé ? Pour bien dignement reconnaître les services qu’il nous a rendus à tous deux, donne-lui de l’or, de l’or monnayé.
– Mais, pour le moment, ma cassette royale est à sec, tu le sais !
– Marko ne va-t-il pas revenir ? »
Pendant ce débat, et le tiraillement de la chaîne, le soldat cattarin restait là pensif, immobile, comme attendant son salaire.
« Quand une idée s’implante dans la tête d’une femme, le diable y met un écrou, dit Zény demi-grondeur, demi-souriant, en se retournant vers le Croate ; au surplus, peut-être a-t-elle raison ! Madame garde la chaîne, camarade, mais tu n’y perdras rien, je te le jure par le glaive de saint Pierre, mon digne patron ! J’attends ici, d’un instant à l’autre, le retour de Marko, mon collecteur, et l’un de mes fidèles ; reste au milieu de nous quelques heures de plus, et du moins deux braves ne se seront pas séparés sans avoir rompu le pain ensemble. Le veux-tu ? »
Toujours dans sa même attitude pensive, le Croate projeta son regard en dessous, et rencontrant celui de Chrisna, il fit signe qu’il acceptait.
Au même instant, une honnête matrone, sèche, osseuse, à la peau bistrée, à l’œil de faucon, au nez d’aigle, portant un béguin de velours vert serré sur les oreilles, une jupe de drap bordée de clinquant, et des bottes fourrées à la hongroise, vint rejoindre la Monténégrine, et reprendre auprès d’elle son office de dame de compagnie. C’était la femme d’un des principaux de la b***e, nommé Dumbrosk.
À son approche, Chrisna se leva, et, souffrante encore, s’appuyant sur le bras de sa vieille camériste, après avoir adressé un geste majestueux à ceux qui l’entouraient, sans avoir paru distinguer Zagrab au milieu des autres, elle regagna à pas lents l’endroit qui lui servait de retraite au milieu de ces montagnes sauvages.