— Mais, demanda le jeune homme, mais, si la fièvre est contagieuse ?
— Eh bien ! répliqua Bertha.
— Ne courez-vous donc pas risque de la gagner ?
— Mais, cher Monsieur, répondit Bertha, si l’on songeait à ces sortes de choses-là, la moitié de nos paysans mourrait sans secours ; allez, et rapportez-vous à Dieu du soin de veiller sur moi.
Et elle tendit la main au messager.
Le jeune homme prit cette main que Bertha lui tendait, et, emporté par l’admiration que lui causait, chez cette femme, ce courage à la fois si simple et si grand, que lui homme se sentait incapable d’avoir, il appuya avec une espèce de passion cette main sur ses lèvres.
Ce mouvement fut si prompt et si inattendu que Bertha tressaillit, devint très pâle et poussa un soupir en disant :
— Allez, ami, allez !
Elle n’eut point besoin, cette fois, de retirer l’ordre donné. Michel s’élança hors de la chaumière. Une flamme inconnue circulait par tout son corps, et en doublait la puissance vitale ; il se sentait une force étrange, il était capable d’accomplir des choses impossibles.
Il lui semblait que, comme au Mercure antique, il venait de lui pousser des ailes à la tête et aux talons. Un mur lui eût barré le passage qu’il l’eût escaladé ; une rivière se fût trouvée sur son chemin, sans pont ni gué, que, ne songeant pas même à se débarrasser de ses vêtements, il se fût jeté à la nage et l’eût traversée sans hésitation.
Il regrettait que ce fût une chose si facile que lui eût demandée Bertha ; il eût voulu des obstacles, une chose difficile, impossible même.
Quel gré Bertha pouvait-elle lui savoir de faire cinq quarts de lieue à pied pour aller chercher un médecin ?
Ce n’était pas deux lieues et demie qu’il eût voulu faire ; c’était au bout du monde qu’il eût voulu aller.
Il eût voulu se donner à lui-même quelque preuve d’héroïsme qui lui permît de mesurer son courage à celui de Bertha.
On comprend que, dans l’état d’exaltation où en était le jeune baron, il ne songeait point à la fatigue. Les cinq quarts de lieue qui séparaient de Legé furent donc faits en moins d’une demi-heure.
Le docteur Roger était un des familiers du château de La Logerie, dont Legé n’est distant que d’une lieue à peine. Le jeune baron n’eut donc qu’à se nommer pour que le docteur, ignorant encore que le malade fût un simple paysan, sautât à bas du lit et criât à travers la porte de sa chambre à coucher que dans cinq minutes il serait prêt.
En cinq minutes, en effet, il fut sur pied, demandant au jeune baron la cause de cette visite nocturne et inattendue.
En deux mots Michel mit le docteur au courant de la situation ; et comme il s’étonnait de voir le jeune baron prendre un si vif intérêt à un paysan qu’il vînt à pied, la nuit, la voix émue, le front en sueur, le chercher pour aller porter secours à ce paysan, il rejeta tout sur l’intérêt qu’il portait au malade à titre de son père nourricier.
Puis, interrogé par le docteur sur les symptômes du mal, il lui répéta fidèlement tout ce qu’il avait entendu, priant le docteur de prendre avec lui les médicaments nécessaires, le village qu’habitait Tinguy n’étant point encore entré dans le cercle de la civilisation, au point de posséder un pharmacien.
En voyant le jeune baron ruisselant de sueur, et en apprenant qu’il était venu à pied, le docteur, qui avait déjà donné l’ordre de seller son cheval, changea cet ordre en celui de le mettre à la carriole.
Michel ne voulait pas à toute force admettre ce changement, et soutenait qu’il irait à pied plus vite que le docteur n’irait à cheval ; il se sentait fort de cette vigueur vaillante de la jeunesse et du cœur, et, comme il le disait, il eût marché aussi vite à pied que le docteur à cheval, s’il n’eût pas marché plus vite.
Le docteur insistait, Michel refusait ; le jeune homme termina la discussion en s’élançant dehors, et en criant au docteur :
— Venez le plus vite que vous pourrez, je vais devant, et je vous annonce.
Le docteur crut que le fils de madame la baronne Michel était devenu fou.
Il se dit qu’il le rejoindrait bien vite, et maintint son ordre de mettre le cheval à la carriole.
C’était l’idée de reparaître aux yeux de la jeune fille dans une carriole qui exaspérait notre amoureux.
Il lui semblait que Bertha lui saurait bien autrement gré de sa promptitude en le voyant revenir tout courant, et ouvrir la porte de la cabane en criant : « Me voilà, le docteur me suit, », que de le voir arriver en carriole avec le docteur.
Il comprenait encore cette course à cheval sur un beau coursier, la crinière et la queue au vent, soufflant le feu par les naseaux et annonçant son arrivée par des hennissements.
Mais en carriole !
Mieux cent fois valait à pied.
C’est une chose si poétique qu’un premier amour, qu’il a haine profonde de tout ce qui est prose.
Or, que dirait Mary quand sa sœur Bertha lui raconterait qu’elle avait envoyé le jeune baron chercher le docteur Roger à Legé, et que le jeune baron était revenu en carriole avec le docteur.
Nous l’avons dit, mieux valait dix fois, vingt fois, cent fois revenir à pied.
Le jeune homme comprenait que, dans cette mise en scène instinctive d’un premier amour, la sueur au front, les yeux ardents, la poitrine haletante, la poussière sur les vêtements, les cheveux rejetés en arrière par le vent, tout cela est bon, tout cela fait bien.
Quant au malade, et ! mon Dieu ! il était à peu près oublié. Avouons-le, au milieu de cette excitation fébrile, ce n’était pas à lui que pensait Michel, c’était aux deux sœurs ; ce n’était pas pour lui qu’il courait d’une course à faire trois lieues à l’heure, c’était pour Bertha et pour Mary.
La cause principale de ce grand cataclysme physiologique qui s’opérait dans notre héros était devenue un accessoire. Ce n’était plus un but, c’était un prétexte.
Michel s’appelant Hippomène, et disputant le prix de la course à Atalante, n’eût pas eu besoin, pour remporter le prix, de laisser tomber les pommes d’or sur sa route.
Il riait de dédain à l’idée que le docteur poussait son cheval avec l’espoir de le rejoindre, il éprouvait une sensation d’une volupté infinie à sentir le vent froid de la nuit glacer la sueur de son front.
Rejoint par le docteur ! il serait plutôt mort que de se laisser rejoindre.
Il avait fait en allant la course en une demi-heure ; il la fit en vingt-cinq minutes au retour.
Comme si elle eût pu deviner cette célérité impossible, Bertha était venue attendre son messager sur le seuil de la porte ; elle savait bien que logiquement il ne pouvait être de retour que dans une demi-heure au plus tôt, et cependant elle écoutait.
Il lui sembla entendre des bruits de pas, mais imperceptibles dans le lointain.
Il était impossible que ce fût déjà le jeune homme, et cependant elle ne douta point une seconde que ce fût lui.
Et en effet, au bout d’un instant, elle le vit poindre, apparaître, se dessiner dans les ténèbres, en même temps que lui-même, l’œil fixé sur la porte, mais doutant de ses yeux, la découvrait de son côté immobile et la main appuyée sur son cœur, que, pour la première fois, elle sentait battre avec une violence inaccoutumée.
En arrivant à Bertha, le jeune homme, comme le Grec de Marathon, était sans voix, sans souffle, sans haleine, et peu s’en fallut que comme lui il ne tombât, sinon mort, du moins évanoui.
Il n’eut que la force de prononcer ces paroles :
— Le docteur me suit.
Puis, pour ne pas tomber, il s’appuya de la main à la muraille. S’il eût pu parler, il se fût écrié :
— Vous direz à mademoiselle Mary, n’est-ce pas, que, pour l’amour d’elle et de vous, j’ai fait deux lieues et demie en cinquante minutes ?
Mais il ne pouvait parler, de sorte que Bertha dut croire et crut que c’était pour l’amour d’elle seule que son envoyé avait accompli son tour de force.
Elle sourit de joie en tirant son mouchoir de sa poche.
— O mon Dieu, dit-elle en lui essuyant doucement le visage et ayant bien soin de ne pas toucher à la blessure du front, que je suis fâchée que vous ayez pris ma recommandation de faire diligence si fort à cœur : vous voilà dans un bel état !
Puis, comme une mère qui gronde, elle ajouta avec un accent d’une douceur infinie et tout en haussant les épaules :
— Enfant que vous êtes !
Ce mot, enfant ! avait été prononcé d’un ton de si indicible tendresse qu’il fit tressaillir Michel.
Il saisit la main de Bertha. Elle était moite et tremblante.
En ce moment, on entendit le bruit des roues de la carriole sur la grande route.
— Ah ! voilà le docteur, dit Bertha en repoussant la main de Michel.
Lui, la regarda avec étonnement : pourquoi repoussait-elle sa main ?
Il lui était impossible de se rendre compte de ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, mais il sentait instinctivement que, si la jeune fille avait repoussé sa main, ce n’était ni par haine, ni par dégoût, ni par colère.
Bertha rentra sans doute pour annoncer au malade l’arrivée du docteur.
Michel resta à la porte pour l’attendre.
En le voyant venir dans cette carriole d’osier qui le secouait si grotesquement, Michel se félicita plus que jamais de la détermination qu’il avait prise de revenir à pied.
Il est vrai que si Bertha fût rentrée au bruit des roues, comme elle venait de le faire, elle n’eût pas vu le jeune homme dans le vulgaire véhicule.
Mais si elle n’eût pas vu Michel, n’aurait-elle pas attendu jusqu’à ce qu’elle le vît.
Michel se dit à lui-même que c’était plus que probable, et il sentit dans son cœur, sinon l’ardente satisfaction de l’amour, du moins le chatouillement de l’orgueil.