Chapter 14

2627 Words
XI NOBLESSE OBLIGELorsque le docteur Roger entra dans la chambre du malade, Bertha avait repris sa place au chevet du lit. La première chose qui le frappa fut cette forme gracieuse, pareille à ces anges des légendes allemandes, qui s’inclinent pour recevoir les âmes des mourants. Mais en même temps il reconnut la jeune fille ; il était rare qu’il eût visité la chaumière d’un pauvre paysan sans l’avoir trouvée, elle ou sa sœur, entre le mourant et la mort. — Oh ! docteur, dit-elle, venez, venez vite, voilà le pauvre Tinguy qui a le délire. Et, en effet, le malade manifestait la plus vive agitation. Le docteur s’approcha de lui. — Voyons, mon ami, lui dit-il, calmez-vous. — Laissez-moi, disait le malade, laissez-moi ; il faut que je me lève, on m’attend à Montaigu. — Non, mon cher Tinguy, lui dit Bertha ; non, on ne vous attend pas… encore… — Si fait, Mademoiselle, si fait, c’était pour cette nuit ; qui ira de châteaux en châteaux annoncer la nouvelle si je ne suis pas là ? — Taisez-vous, Tinguy, taisez-vous, dit Bertha ; songez que vous êtes malade, et que vous avez près de votre lit le docteur Roger. — Le docteur Roger est des nôtres, Mademoiselle, nous pouvons donc tout dire devant lui ; il sait qu’on m’attend, il sait qu’il faut que je me lève sans retard, il sait qu’il faut que j’aille à Montaigu. Le docteur Roger et la jeune fille échangèrent un regard rapide. — MASSA, dit le docteur. — Marseille, répondit Bertha. Et tous deux, d’un mouvement spontané, se tendirent et se serrèrent la main. Bertha revint au malade. — Oui, c’est vrai, lui dit-elle en se penchant à son oreille ; oui, le docteur Roger est des nôtres, mais il y a là quelqu’un qui n’en est pas ; elle baissa encore la voix pour que Tinguy seul pût l’entendre ; et ce quelqu’un, ajouta-t-elle, c’est le jeune baron de La Logerie. — Ah ! c’est vrai, dit-il, il n’en est pas, lui : ne lui dites rien ; Courtin est un traître ; mais si je ne vais pas à Montaigu, qui ira ? — Jean Oullier, Tinguy ; soyez tranquille. — Oh ! si Jean Oullier y va, dit le malade, si Jean Oullier y va je n’ai pas besoin d’y aller ; il a bonnes jambes, bon œil, et il tire bien un coup de fusil, lui. Et il éclata de rire. Mais, dans cet éclat de rire, il sembla avoir épuisé toute sa force et retomba sur son lit. Le jeune homme avait écouté tout ce dialogue dont, au reste, il n’avait surpris que quelques parties sans y rien comprendre. Il avait seulement entendu : « Courtin est un traître » et, à la direction de l’œil de la jeune fille parlant au malade, il avait deviné qu’il était question de lui. Il approcha le cœur serré ; il y avait là quelque secret dont il n’était point. — Mademoiselle, dit-il à Bertha, si maintenant je vous gêne, ou si seulement vous n’avez pas besoin de moi, dites un mot, et je me retire. Il y avait un tel accent de tristesse dans ces quelques paroles, que Bertha en fut touchée. — Non, dit-elle, non, restez ; nous avons encore besoin de vous, au contraire ; vous allez aider Rosine à préparer les prescriptions du docteur, tandis que je causerai avec lui du traitement qu’il faudra lui faire suivre. Puis, au docteur : — Docteur, dit-elle tout bas, occupez-les, vous me direz ce que vous savez, et je vous dirai ce que je sais. Puis se retournant vers Michel : — N’est-ce pas, mon ami, dit-elle de la voix la plus douce, n’est-ce pas que vous voudrez bien aider Rosine ? — Tout ce qu’il vous plaira, Mademoiselle, dit le jeune homme ; ordonnez et vous serez obéi. — Docteur, vous voyez, dit Bertha, vous aurez là deux aides pleins de bonne volonté. Le docteur courut à sa voiture, en tira une bouteille d’eau de sedlitz et un sac de farine de moutarde. — Tenez, vous, dit-il au jeune homme en lui présentant la bouteille, débouchez cela et faites-en boire au malade un demi-verre de dix minutes en dix minutes. Puis, à Rosine, en lui présentant le sac de moutarde, délaye-moi cela dans de l’eau bouillante, lui dit-il, c’est pour mettre aux pieds de ton père. Le malade était retombé dans l’agonie qui avait précédé le moment d’exaltation que Bertha n’avait calmée qu’en lui promettant que Jean Oullier prendrait sa place. Le docteur jeta un regard sur lui, et voyant que, momentanément, on pouvait, grâce à la prostration dans laquelle il était tombé, le laisser aux soins du jeune baron, il s’avança vivement vers Bertha. — Voyons, mademoiselle de Souday, lui dit-il, puisque nous nous sommes reconnus pour gens de même opinion, que savez-vous ? — Mais que Madame est partie de Massa le 21 avril dernier, et qu’elle a dû aborder à Marseille le 29 ou le 30 ; or, nous sommes aujourd’hui le 6 mai, Madame doit être débarquée, et le Midi doit être en pleine révolte. — Voilà tout ce que vous savez ? demanda le docteur. — Oui, tout, répondit Bertha. — Vous n’avez pas lu les journaux du 3 au soir ? Bertha sourit. — Nous ne recevons pas de journaux au château de Souday, dit-elle. — Eh bien ! fit le docteur, tout est manqué. — Comment ! tout est manqué ? — Madame a complètement échoué. — Impossible!… Ah ! mon Dieu, que me dites-vous là ? — La vérité tout entière. Madame, après une heureuse traversée sur le Carlo Alberto, a débarqué sur la côte, à quelques lieues de Marseille ; un guide l’attendait qui l’a conduite dans une maison isolée, entourée de bois et de rochers ; Madame avait six personnes seulement avec elle. — J’écoute, j’écoute. — Elle expédia aussitôt une personne à Marseille pour dire au chef du complot qu’elle était débarquée, et qu’elle attendait le résultat des promesses qui l’avaient attirée en France. — Après ? — Le soir, le messager revint avec un billet qui félicitait la princesse de son heureuse arrivée, et qui lui annonçait que Marseille ferait son mouvement le lendemain. — Eh bien ? — Eh bien ! le lendemain, le mouvement se fit ; mais Marseille n’y prit aucune part, de sorte qu’il a complètement échoué. — Et Madame ? — On ignore où elle est ; on espère qu’elle s’est rembarquée sur le Carlo Alberto. — Les lâches ! murmura Bertha. Oh ! je ne suis qu’une femme, mais si Madame était venue dans la Vendée, je jure Dieu que j’eusse donné l’exemple à certains hommes. Adieu, docteur, et merci ! — Vous nous quittez ? — Il est important que mon père sache ces détails ; il y avait ce soir réunion au château de Montaigu. Je retourne à Souday : je vous recommande mon pauvre malade, n’est-ce pas ? Laissez une ordonnance en règle, moi ou ma sœur, à moins de nouveaux événements, viendrons passer la nuit prochaine près de lui. — Voulez-vous prendre ma voiture ? Je m’en irai à pied, et demain vous me la renverrez par Jean Oullier ou tout autre. — Merci, je ne sais où Jean Oullier sera demain ; d’ailleurs, j’aime mieux marcher ; j’étouffe un peu, la marche me fera du bien. Bertha tendit la main au docteur, serra la sienne avec une force toute masculine, jeta sa mante sur ses épaules et sortit. Mais à la porte elle trouva Michel qui, sans entendre la conversation, n’avait pas perdu un instant la jeune fille de vue, et qui, ayant deviné qu’elle allait sortir, avait avant elle gagné la porte. — Ah ! Mademoiselle, dit Michel, que se passe-t-il donc, et qu’avez-vous appris ? — Rien, dit Bertha. — Oh ! rien ; si vous n’eussiez rien appris, vous ne fussiez point partie ainsi sans vous occuper de moi, sans me dire adieu, sans me faire un signe. — Pourquoi vous dirais-je adieu, puisque vous me reconduisez ? A la porte du château de Souday, il sera temps de vous dire adieu. — Comment ! vous permettez ? — Quoi ! que vous m’accompagniez ?… Mais après tout ce que je vous ai fait faire cette nuit c’est votre droit, mon cher Monsieur, à moins toutefois que vous ne soyez trop fatigué. — Moi, Mademoiselle, fatigué, quand il s’agit de vous suivre ! mais avec vous ou avec mademoiselle Mary j’irais au bout du monde !… Fatigué ! Oh ! jamais ! Bertha sourit, puis regardant de côté le jeune baron : — Quel malheur, murmura-t-elle, qu’il ne soit pas des nôtres ! Mais bientôt, avec un sourire : — Bah ! dit-elle, avec ce caractère-là, il sera ce que l’on voudra qu’il soit. — Il me semble que vous me parlez, dit Michel, et cependant je n’entends pas ce que vous me dites. — Cela tient à ce que je vous parle bas. — Pourquoi me parlez-vous tout bas ? — Parce que ce que je vous dis ne peut se dire tout haut, en ce moment du moins. — Mais plus tard ? demanda le jeune homme. — Ah ! plus tard, peut-être. A son tour le jeune homme remua les lèvres, mais sans que sa bouche proférât aucun son. — Eh bien ! demanda Bertha, que signifie cette pantomime ? — Que je vous parle bas à mon tour, avec cette différence que ce que je dis tout bas, je vous le redirais tout haut et à l’instant même, si j’osais. — Je ne suis pas une femme comme les autres femmes, dit Bertha avec un sourire presque dédaigneux, et ce que l’on me dit tout bas, on peut me le dire tout haut. — Eh bien ! ce que je vous disais tout bas, c’est que je vous voyais avec un profond regret vous jeter dans un danger certain, aussi certain qu’inutile. — De quel danger parlez-vous, cher voisin ? demanda la jeune fille d’un ton légèrement railleur. — Mais de celui dont vous entretenait tout à l’heure le docteur Roger ; il va y avoir un soulèvement en Vendée ! — Vraiment ! — Vous ne le nierez pas, j’espère. — Moi ! et pourquoi le nierai-je ? — Votre père et vous y prendrez part ? — Vous oubliez ma sœur, dit en riant Bertha. — Oh ! non, je n’oublie personne, répliqua Michel avec un soupir. — Eh bien ? — Eh bien ! laissez-moi vous dire en ami tendre, en ami dévoué, que vous avez tort. — Et pourquoi ai-je tort, ami tendre, ami dévoué ? demanda Bertha avec une nuance de raillerie qu’elle ne pouvait entièrement chasser de son caractère. — Parce que la Vendée n’est plus, en 1832, ce qu’elle était en 1793, ou plutôt parce qu’il n’y a plus de Vendée. — Tant pis pour la Vendée ! mais par bonheur il y a toujours une noblesse, Monsieur ; et il y a une chose que vous ne savez peut-être pas encore, Monsieur, mais que vos descendants sauront dans cinq ou six générations, c’est que noblesse oblige. Le jeune homme fit un mouvement. — Maintenant, dit Bertha, parlons d’autre chose, s’il vous plaît, car, sur ce point, je ne vous répondrais plus ; puisque, comme me disait le pauvre Tinguy, vous n’êtes pas de notre parti, monsieur Michel. — Mais, dit le jeune homme désespéré de la dureté de Bertha à son égard, de quoi voulez-vous que je vous parle ? — De quoi je veux que vous me parliez ? mais de tout au monde : la nuit est magnifique, parlez-moi de la nuit ; la lune est brillante, parlez-moi de la lune ; les étoiles sont de flamme, parlez-moi des étoiles ; le ciel est pur, parlez-moi du ciel. Et la jeune fille resta la tête levée et les yeux fixés sur le transparent azur du firmament. Michel poussa un soupir, et, sans parler, marcha près d’elle. Que lui eût-il dit, lui, homme des cités et des livres, en face de cette belle nature qui semblait son royaume à elle ? Avait-il été, comme Bertha, en contact depuis son enfance avec tous les miracles de la création ? Avait-il vu, comme elle, toutes les gradations par lesquelles passe l’aurore qui naît et le soleil qui se couche ? Connaissait-il, comme elle, tous les bruits mystérieux de la nuit ? Quand l’alouette sonnait le réveil de la nature, savait-il ce que disait l’alouette ? Quand le rossignol emplissait les ténèbres d’harmonie, savait-il ce que disait le rossignol ? Non ; il savait toutes les sciences qu’ignorait Bertha, mais Bertha savait toutes les choses de la nature qu’ignorait Michel. Oh ! si la jeune fille eût voulu parler, comme il eût écouté religieusement ! Mais Bertha se tut : elle avait le cœur plein de ces pensées qui s’échappent du cœur, non pas en bruit et en paroles, mais en regards et en soupirs. Lui de son côté rêvait. Il se voyait cheminant auprès de la douce Mary, au lieu de marcher près de la rude et sévère Bertha : au lieu de cet isolement que Bertha puisait dans sa force, il sentait Mary s’alanguissant peu à peu, et s’appuyant sur son bras. Oh ! c’est alors que la parole lui semblait facile, c’est alors qu’il eût eu mille choses à lui dire, de la nuit, de la lune, des étoiles et du ciel. Avec Mary, il eût été l’instituteur et le maître. Avec Bertha, il était l’écolier et l’esclave. Les deux jeunes gens marchaient ainsi l’un près de l’autre depuis un quart d’heure à peu près, et gardant tous les deux le silence, quand tout à coup Bertha s’arrêta en faisant signe à Michel de s’arrêter. Le jeune homme obéit : avec Bertha c’était son rôle d’obéir. — Entendez-vous ? demanda Bertha. — Non, dit Michel en secouant la tête. — J’entends, moi, fit la jeune fille, l’œil brillant, l’oreille tendue. Et elle écouta avec une nouvelle attention. — Mais qu’entendez-vous ? — Le pas de mon cheval et de celui de Mary ; on est en quête de moi, il y a quelque chose de nouveau. Elle écouta encore. — C’est Mary qui me cherche, dit-elle. — Mais à quoi reconnaissez-vous cela ? demanda le jeune homme. — A la manière dont les chevaux galopent ; doublons le pas, s’il vous plaît. Le bruit se rapprochait rapidement, et, au bout de cinq minutes, on vit un groupe se désunir dans l’obscurité. Il se composait de deux chevaux et d’une femme montant un de ces deux chevaux, et conduisant l’autre en main. — Je vous disais bien que c’était ma sœur, fit Bertha. En effet, le jeune homme avait reconnu Mary, moins encore à la forme de la jeune fille devenue visible dans les ténèbres, qu’aux battements précipités de son cœur. Mary, elle aussi, l’avait reconnu, et ce fut facile à voir au geste d’étonnement qui lui échappa. Il était évident qu’elle s’attendait à retrouver sa sœur seule, ou avec Rosine, mais aucunement avec le jeune baron. Michel vit l’impression produite par sa présence, et s’avança. — Mademoiselle, dit-il à Mary, j’ai rencontré votre sœur qui allait porter des secours à Tinguy, et pour qu’elle ne fût pas seule, je l’ai accompagnée. — Et vous avez parfaitement fait, Monsieur, dit Mary. — Tu ne comprends pas, répondit Bertha en riant : il croit qu’il a besoin de m’excuser, ou peut-être même de s’excuser ; il faut lui pardonner quelque chose, pauvre garçon, il va être joliment grondé par sa maman ! Puis, s’appuyant à l’arçon de la selle de Mary. — Qu’y a-t-il donc, Blondine ? lui demanda-t-elle. — Il y a que la tentative de Marseille a échoué. — Je sais cela ; Madame est rembarquée. — Voilà où est l’erreur. — Comment ! voilà où est l’erreur ? — Oui, Madame a déclaré que, puisqu’elle était en France, elle n’en sortirait plus. — Vraiment ! — De sorte qu’à cette heure elle est en route pour la Vendée, si elle n’y est pas déjà arrivée. — Et par qui savez-vous cela ? — Par un messager arrivé ce soir au château de Montaigu pendant la réunion, et au moment où tout le monde désespérait. — Ame vaillante ! s’écria Bertha dans son enthousiasme. — De sorte que mon père est revenu au grand galop, et quand il a appris où tu étais, il m’a ordonné de prendre les chevaux et de te venir chercher. — Oh ! me voilà, dit Bertha. Et elle mit le pied à l’étrier. — Eh bien ! lui demanda Mary, tu ne dis pas adieu à ton pauvre chevalier ? — Si fait. Elle tendit la main au jeune homme, qui s’avança lentement et tristement. — Ah ! mademoiselle Bertha, murmura-t-il en lui prenant la main, je suis bien malheureux. — Et de quoi ? lui demanda Bertha. — De ne pas être un des vôtres, comme vous disiez tout à l’heure. — Et qui vous empêche de le devenir ? lui demanda Mary en lui tendant la main à son tour. Le jeune homme se précipita sur cette main qu’on lui tendait, et la baisa avec la double passion de l’amour et de la reconnaissance. — Oh ! oui, oui, murmura-t-il assez bas pour que Mary seule l’entendît : pour vous et avec vous. Mais la main de Mary fut en quelque sorte arrachée des mains du jeune homme par le brusque mouvement que fit le cheval de Mary. Bertha, en aiguillonnant le sien du talon, avait sanglé un coup de baguette sur la croupe de celui de sa sœur. Chevaux et cavaliers partirent au galop et s’enfoncèrent dans l’obscurité comme des ombres. Le jeune homme resta seul et immobile au milieu du chemin. — Adieu ! lui cria Bertha. — Au revoir ! lui cria Mary. — Ah ! oui, oui, dit-il en tendant les bras vers les deux fugitives ; oui, au revoir ! au revoir ! Les deux jeunes filles continuèrent leur chemin sans échanger une seule parole ; seulement, en arrivant à la porte du château : — Mary, dit Bertha, tu vas bien te moquer de moi. — Pourquoi cela ? demanda Mary en tressaillant malgré elle. — Je l’aime, dit Bertha. Un cri de douleur fut près de s’échapper de la poitrine de Mary. Elle eut la force de l’étouffer. — Et moi qui lui ai crié au revoir ! dit-elle ; Dieu veuille que je ne le revois pas !
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