Ce n’était pas probable, même pas possible.
Rosine faisait les deux sœurs meilleures qu’elles n’étaient, comme les autres les faisaient pires.
D’ailleurs, comment se pouvait-il faire que sa mère, une âme dévote ayant prétention à toutes les vertus, se fût conduite, dans cette circonstance, tout au contraire de deux jeunes filles, dont on disait tant de mal dans tout le canton.
Si cela se passait ainsi que l’avait prédit Rosine, ne seraient-ce pas les jeunes filles qui seraient les vraies âmes selon le cœur de Dieu ?
Mais, bien certainement, ni l’une ni l’autre ne viendrait.
Il se répétait cela pour la dixième fois depuis un quart d’heure, lorsqu’il vit, à l’angle de la route où avait disparu Rosine, reparaître deux ombres de jeunes filles.
Malgré l’obscurité, il reconnut Rosine ; mais, quant à l’autre, c’était impossible ; elle était enveloppée d’une mante.
Son esprit était tellement perplexe, et surtout son cœur tellement ému, que les jambes lui manquèrent pour aller jusqu’aux deux jeunes filles, et qu’il attendit qu’elles vinssent à lui.
— Eh bien ! monsieur le baron, fit Rosine, toute fière, que vous avais-je dit ?
— Que lui avais-tu donc dit ? demanda la jeune personne à la mante.
Michel poussa un soupir ; à son accent ferme et décidé, il avait reconnu Bertha.
— Je lui avais dit, répliqua Rosine, qu’on ne me ferait pas chez vous ce qu’on m’avait fait au château de La Logerie ; qu’on ne me chasserait pas.
— Mais, dit Michel, tu n’as peut-être pas dit à mademoiselle de Souday quelle sorte de maladie a ton père ?
— D’après les symptômes, répondit Bertha, cela me fait tout l’effet d’être une fièvre typhoïde ; voilà pourquoi il serait bon de ne pas perdre une minute. C’est une maladie qui demande à être prise à temps. Venez-vous avec nous, monsieur Michel ?
— Mais, Mademoiselle, dit le jeune homme, la fièvre typhoïde est contagieuse !
— Les uns disent que oui, les autres disent que non, répondit indifféremment Bertha.
— Mais, insista Michel, la fièvre typhoïde est mortelle !
— Dans beaucoup de cas ; mais cependant il y a quelques exemples de guérison.
Le jeune homme tira Bertha à lui :
— Et vous allez vous exposer à un pareil danger ? demanda-t-il.
— Sans doute.
— Pour un inconnu, un étranger ?
— Celui qui est un étranger pour nous, répondit Bertha avec une suprême douceur, est, pour d’autres créatures humaines, un père, un frère, un mari. Il n’y a pas d’étranger dans ce monde, monsieur Michel, et à vous-même, ce malheureux ne vous est-il pas quelque chose ?
— C’est le mari de ma nourrice, balbutia Michel.
— Vous voyez bien, répliqua Bertha. — Aussi j’avais offert à Rosine de revenir au château avec moi, je lui eusse donné de l’argent pour aller chercher un médecin.
— Et tu as refusé, préférant t’adresser à nous ? dit Bertha. Merci, Rosine.
Le jeune homme était confondu ; il avait beaucoup entendu parler de la charité, mais il ne l’avait jamais vue ; et voilà qu’elle lui apparaissait tout à coup sous les traits de Bertha.
Il suivait les deux jeunes filles, pensif et la tête inclinée.
— Si vous venez avec nous, dit Bertha, ayez la bonté, monsieur Michel, de nous aider en portant cette petite boîte, qui contient des médicaments.
— Oui, dit Rosine ; mais monsieur le baron ne vient pas avec nous ; il sait la peur qu’a madame de La Logerie des mauvaises fièvres.
— Tu te trompes, Rosine, dit le jeune homme. J’y vais.
Et il prit des mains de Bertha la boîte que celle-ci lui présentait.
Une heure après, tous trois arrivaient à la chaumière du père de Rosine.
Elle n’était pas située dans le village même, mais en dehors, à une portée de fusil à peu près ; elle attenait à un petit bois avec lequel elle communiquait par une porte de derrière.
Le bonhomme Tinguy, c’était ainsi que d’habitude on nommait le père de Rosine, était un chouan d’ancienne roche : tout enfant, il avait fait la première guerre de la Vendée avec les Jolly, les de Couëtus, les Charrette et les La Rochejaquelein.
Il s’était marié et avait eu deux enfants : le premier était un fils qu’il avait perdu ; l’autre était Rosine.
A chacun d’eux, sa femme, comme font d’habitude les paysans pauvres, avait pris un nourrisson.
Le premier était le dernier rejeton d’une famille noble de l’Anjou ; il se nommait Henri de Bonneville ; il apparaîtra bientôt dans cette histoire.
Le second était Michel de La Logerie, qui en est un des acteurs principaux.
Henri de Bonneville avait deux ans de plus que Michel ; les deux enfants avaient bien souvent joué ensemble au seuil de cette porte que Michel allait franchir à la suite de Rosine et de Bertha.
Plus tard ils s’étaient revus à Paris ; madame de La Logerie avait fort encouragé cette amitié de son fils avec un jeune homme ayant dans les provinces de l’ouest une grande position de fortune et d’aristocratie.
Ces deux nourrissons avaient amené un peu d’aisance dans la maison ; mais le paysan vendéen est ainsi fait, qu’il n’avoue jamais son aisance. Tinguy se faisait donc pauvre aux dépens de sa propre vie, et, si malade qu’il fût, il se serait bien gardé d’envoyer chercher à Legé un médecin dont la visite lui eût coûté trois francs.
D’ailleurs, les paysans, et les paysans vendéens moins encore que les autres, ne croient à la médecine ni aux médecins ; voilà comment Rosine s’était d’abord adressée au château de La Logerie, où elle avait son entrée toute faite comme sœur de lait de Michel, et, ensuite expulsée du château, avait eu recours aux demoiselles de Souday.
Au bruit que les trois jeunes gens firent en entrant, le malade se souleva avec peine ; mais aussitôt il retomba sur son lit en poussant une plainte douloureuse.
Une bougie de cire jaune brûlait, éclairant ce lit, la seule partie de la chambre qui fût dans la lumière, tandis que tout le reste demeurait dans les ténèbres ; cette lumière montrait sur une espèce de grabat un homme d’une quarantaine d’années, en lutte avec le terrible démon de la fièvre. Il était pâle jusqu’à la lividité, l’œil était vitreux et abattu, et, de temps en temps, il était secoué des pieds à la tête comme si on l’eût mis en contact avec la pile galvanique.
Le jeune homme frissonna à cette vue, et comprit qu’ayant eu l’intuition de l’état dans lequel se trouvait le malade, sa mère ait hésité à laisser entrer Rosine, sachant que la jeune fille entrait tout imprégnée de ces miasmes fébriles qui flottaient, atomes visibles en quelque sorte, autour du lit du moribond et dans ce cercle de lumière qui l’entourait.
Il songea au camphre, au chlore, au vinaigre des quatre voleurs, à tous ces préservatifs, enfin, qui peuvent isoler du malade l’homme qui se porte bien ; et n’ayant ni vinaigre, ni chlore, ni camphre, il resta du moins près de la porte pour se mettre en communication avec l’air extérieur.
Quant à Bertha, elle ne songeait à rien de tout cela, elle alla droit au lit du malade et prit sa main brûlante de fièvre.
Le jeune homme fit un mouvement pour l’arrêter, ouvrit la bouche pour pousser un cri ; mais il demeura en quelque sorte pétrifié de cette audacieuse charité, et il resta sous le poids d’une terreur admirative.
Bertha interrogea le malade ; voici ce qu’il avait éprouvé :
La veille au matin, au moment de se lever, il s’était senti si fatigué que, en descendant du lit, les jambes lui avaient manqué ; c’était un avertissement que lui donnait la nature, mais les paysans suivent rarement les conseils de la nature.
Au lieu de se remettre au lit et d’envoyer chercher un médecin, Tinguy avait continué de s’habiller, et, faisant effort pour vaincre le mal, était descendu à la cave et était remonté avec un pot de cidre ; puis il avait coupé un morceau de pain : à son avis, il s’agissait de se donner des forces.
Il avait bu son pot de cidre avec délice, mais n’avait pas pu avaler la première bouchée de son morceau de pain.
Après quoi, il était parti pour son travail des champs.
Pendant la route, il avait été pris d’un v*****t mal de tête, la lassitude était dégénérée en courbature, deux ou trois fois il avait été obligé de s’asseoir ; il avait rencontré deux sources, et y avait bu avidement ; mais au lieu de se calmer, la soif était devenue si grande, que la troisième fois il avait bu à une ornière.
Enfin, il était arrivé jusqu’à son champ ; mais, là, il n’avait pas eu la force de donner son premier coup de bêche dans le sillon commencé la veille ; il s’était pendant quelques instants tenu debout, appuyé sur son instrument, puis la tête lui avait tourné, et il s’était couché, ou plutôt était tombé à terre dans une prostration complète.
Il était resté là jusqu’à sept heures du soir, et il y serait resté toute la nuit si le hasard n’eût pas fait passer à quelques pas de lui un paysan du village de Legé. Ce paysan vit un homme couché, il appela ; l’homme ne répondit point, mais fit un mouvement : le paysan s’approcha et reconnut Tinguy.
A grand’peine il était parvenu à ramener le malade chez lui ; celui-ci était si faible, qu’il avait mis plus d’une grande heure à faire un quart de lieue.
Rosine attendait, inquiète ; effrayée à la vue de son père, elle voulait courir au bourg chercher un médecin, mais celui-ci le lui défendit positivement, se coucha en disant que ce ne serait rien, et que le lendemain il serait guéri ; seulement, comme sa soif au lieu de s’apaiser allait toujours s’augmentant, il recommanda à Rosine de mettre une cruche d’eau sur une chaise auprès de son lit.
Il avait passé la nuit ainsi dévoré par la fièvre, buvant sans cesse sans pouvoir éteindre le feu qui le brûlait ; le matin, il avait essayé de se lever, mais à peine avait-il pu se mettre sur son séant ; la tête, dans laquelle il sentait d’horribles élancements, lui avait tourné, et il s’était plaint d’une violente douleur au côté droit.
Rosine avait insisté de nouveau pour aller chercher M. Roger, c’était le nom du médecin de Legé, mais de nouveau son père le lui avait positivement défendu.
L’enfant était restée près du lit, prête à obéir à ses désirs et à l’aider dans ses besoins.
Son besoin le plus intense était de boire ; de dix minutes en dix minutes son malade demandait de l’eau.
Elle demeura ainsi jusqu’à quatre heures du soir.
A quatre heures du soir, le malade dit en secouant la tête :
— Allons, je vois bien que je suis pris par une mauvaise fièvre, il faut aller demander un remède aux bonnes dames des châteaux.
Nous avons vu le résultat de cette détermination.
Après avoir tâté le pouls du malade, et écouté ce récit qu’il fit à grand’peine, et d’une voix entrecoupée, Bertha, en comptant jusqu’à cent pulsations à la minute, comprit que le bonhomme Tinguy était aux prises avec une fièvre violente.
Seulement, de quelle nature était cette fièvre ? voilà ce qu’elle était trop ignorante en médecine pour décider.
Mais comme le malade n’avait qu’un cri : « A boire ! à boire ! » elle coupa un citron par tranche, le fit bouillir dans une grande cafetière d’eau, sucra légèrement cette limonade et la donna au malade au lieu d’eau pure.
Mais, au moment de sucrer l’eau, elle avait reçu de Rosine cette réponse : qu’il n’y avait pas de sucre à la maison.
Le sucre, pour le paysan vendéen, c’est le suprême du luxe.
Bertha s’en était doutée ; elle en avait mis une certaine quantité dans la boîte qui contenait sa petite pharmacie ; elle jeta les yeux autour d’elle pour chercher la boîte.
Elle la vit sous le bras du jeune homme, qui se tenait toujours près de la porte.
Elle lui fit signe de venir à elle ; mais, avant qu’il eût bougé de sa place, elle lui fit un second signe qui voulait, au contraire, lui dire de rester.
Ce fut elle, en conséquence, qui vint à lui en mettant un doigt sur sa bouche.
Et tout bas, pour que le malade ne l’entendît point :
— L’état de cet homme, dit-elle, est fort grave, et je n’ose rien prendre sur moi ; un médecin est de toute nécessité, et encore j’ai bien peur qu’il n’arrive trop tard ; pendant que je vais donner au malade quelques calmants, courez jusqu’à Legé, cher monsieur Michel, et ramenez le docteur Roger.
— Mais, vous, vous ? demanda le jeune homme avec anxiété.
— Moi, je reste ici, vous m’y retrouverez ; j’ai à causer de choses importantes avec le malade.
— De choses importantes ? demanda Michel étonné.
— Oui, répondit Bertha.
— Cependant… insista le jeune homme.
— Je vous dis, interrompit la jeune fille, que tout retard peut avoir des circonstances graves ; prises à temps, ces sortes de fièvres sont souvent mortelles ; prises ou en est celle-ci, elles le sont presque toujours ; partez donc sans perdre une minute, et, sans perdre une minute, ramenez le docteur.