Chapter 11

2006 Words
X OU LES CHOSES NE SE PASSENT PAS TOUT A FAIT COMME LES AVAIT REVEES LE BARON MICHELLe jeune homme avait d’abord songé à suivre le conseil de Courtin, c’est-à-dire à renvoyer les chiens au château de Souday par Rousseau ou par la Belette, deux serviteurs attachés moitié à la ferme et moitié au château, et qui devaient les sobriquets sous lesquels Courtin vient de les présenter à nos lecteurs : le premier, à la couleur un peu hasardée de sa chevelure ; le second, à la ressemblance de son visage avec le museau de l’animal dont Lafontaine a illustré l’obésité dans une de ses plus jolies fables. Mais, en y réfléchissant bien, il avait songé que le marquis de Souday pouvait se contenter d’une simple lettre de remerciement, sans invitation aucune. Si par malheur le marquis agissait ainsi, l’occasion était manquée ; il faudrait en attendre une autre, et il ne s’en présenterait pas tous les jours de pareille. Si, au contraire, il reconduisait les chiens lui-même, il était infailliblement reçu : on ne laisse pas faire six ou sept kilomètres à un voisin qui a l’obligeance de vous ramener en personne des chiens que l’on croit perdus et auxquels on tient, sans l’inviter à entrer, à se reposer un instant, et même, s’il est tard, à passer la nuit au château. Michel tira sa montre ; elle marquait six heures et quelques minutes. Nous croyons avoir dit que madame la baronne Michel avait conservé l’habitude de dîner à quatre heures ; nous devrions dire : l’avait prise. Chez le père de madame la baronne Michel on dînait à midi. Le jeune baron avait donc tout le temps d’aller au château s’il se décidait à y aller. Mais c’était une grande résolution à prendre que d’aller au château. Or, la décision n’était pas la qualité dominante chez M. Michel ; nous en avons déjà prévenu le lecteur. Il perdit donc un quart d’heure à hésiter ; mais, dans les premiers jours de mai, le soleil ne se couche qu’à huit heures, il avait donc encore une heure et demie de soleil. D’ailleurs, jusqu’à neuf heures, il pouvait, sans indiscrétion, se présenter. Mais, par un jour de chasse, les jeunes filles fatiguées ne seraient-elles pas couchées de bonne heure ? Or, ce n’était pas le marquis de Souday que le jeune baron désirait voir ; pour lui personnellement il n’eût pas fait six kilomètres. Tandis que, pour revoir Mary, il lui semblait qu’il ferait cent lieues. Il se décida donc à partir sans retard. Seulement, alors, le jeune homme s’aperçut qu’il n’avait pas de chapeau. Mais, pour aller prendre son chapeau, il fallait rentrer au château, risquer de rencontrer sa mère ; de là les interrogations : où allait-il ? à qui ces chiens ? Il n’avait pas besoin de chapeau ; le chapeau, ou plutôt l’absence du chapeau, serait mise sur le compte de l’empressement, le vent l’aurait emporté, une branche l’aurait fait rouler dans un ravin, les chiens n’auraient pas permis qu’il courût après. L’inconvénient était bien plus grave à affronter la baronne. Le jeune homme partit donc sans chapeau, tenant les deux chiens en laisse. A peine eut-il fait quelques pas, qu’il comprit qu’il ne lui faudrait pas, pour aller à Souday, les soixante-quinze minutes sur lesquelles il avait compté. Du moment où les chiens avaient reconnu la direction adoptée par le conducteur, il n’y avait plus eu à les tirer, mais à les retenir. Ils flairaient le chenil et tiraient la corde de toute leur force ; attelés à une voiture légère, ils eussent fait faire le chemin au baron Michel en une demi-heure. A pied, et avec leur aide, le jeune homme, rien qu’en se mettant au petit trot, devant le faire en trois quarts d’heure. Or, l’impatience des deux chiens étant d’accord avec la sienne, le petit trot fut l’allure adoptée. Après vingt minutes de petit trot, on était dans la forêt de Machecoul, que, pour raccourcir le chemin, on devait écorner dans le tiers de sa largeur. En entrant dans la forêt, il fallait débuter par une côte un peu raide. Le jeune baron monta la côte au pas gymnastique, mais, arrivé au sommet, il éprouva le besoin de souffler. Il n’en était pas ainsi des chiens, qui soufflaient tout en marchant. Les chiens manifestèrent le désir de continuer leur chemin. Leur conducteur s’opposa à ce désir en s’arc-boutant de son mieux, et en tirant en arrière tandis qu’ils tiraient en avant. Deux forces égales se neutralisent, établissent les premiers principes de mathématiques. Le jeune baron avait une force supérieure, il fit donc mieux que de neutraliser la force des deux chiens. Le groupe une fois au repos, il profita de cette halte pour tirer son mouchoir de sa poche et s’essuyer le front. Tandis qu’il s’essuyait le front, tout en jouissant de cette douce fraîcheur que soufflait sur son visage la bouche invisible du soir, il lui sembla qu’un cri d’appel venait jusqu’à lui, porté par le vent. Les chiens entendirent ce cri comme lui ; seulement, eux, y répondirent par ce triste et long hurlement que jettent les chiens perdus. Puis ils se mirent à tirer la corde avec une recrudescence de force. Leur conducteur s’était reposé, il s’était essuyé le front, il n’avait plus aucun motif de s’opposer au désir que manifestaient Galon d’or et Allégro de se remettre en chemin ; au lieu de se pencher en arrière, il se pencha en avant, et reprit son petit trot interrompu. Il n’avait pas fait trois cents pas qu’un second cri d’appel se fit entendre plus rapproché, et, par conséquent, plus distinct que le premier. Les chiens y répondirent par un hurlement plus prolongé et par un coup de collier plus solide. Le jeune homme comprit qu’on était à la recherche des chiens, et les haulait. Nous demandons pardon à nos lecteurs d’introduire dans le langage écrit un mot si peu académique, mais c’est celui dont se servent nos paysans pour rendre le cri particulier par lequel le chasseur appelle ses chiens : il a l’avantage d’être assez expressif ; puis, dernière et suprême raison, je n’en connais pas d’autre. Au bout d’un demi-kilomètre, les mêmes cris se firent entendre pour la troisième fois de la part de l’homme en quête des animaux quêtés. Cette fois, Galon d’or et Allégro tirèrent avec une telle énergie, que leur conducteur fut forcé, une fois emporté par eux, de passer du petit trot au grand trot et du grand trot au galop. Il suivait cette allure depuis cinq minutes à peine, quand un homme parut à la lisière du bois, bondit par-dessus le fossé, et se trouva de ce seul bond au milieu de la route, barrant le chemin au jeune homme. Cet homme, c’était Jean Oullier. — Ah ! ah ! dit-il, c’est donc vous, monsieur Jolicœur, qui non seulement détournez mes chiens du loup que je chasse pour les mettre sur le lièvre que vous chassez, mais qui, encore, vous donnez la peine de les coupler et de les mener en laisse ? — Monsieur, dit le jeune homme tout essoufflé, si j’ai couplé et enlaissé les chiens, c’était pour avoir l’honneur de les reconduire moi-même à M. le marquis de Souday. — Ah ! oui, comme cela, sans chapeau et sans façon ; ne vous donnez pas la peine, mon cher Monsieur, maintenant que vous m’avez rencontré, je les reconduirai bien moi-même. Et, avant que le jeune baron ait pu s’y opposer, ou même deviner son intention, il lui avait arraché la laisse des mains, et l’avait jetée sur le cou des chiens comme on jette la bride sur le cou d’un cheval. En se sentant libres, les chiens partirent à fond de train dans la direction du château, suivis par Jean Oullier qui ne courait guère moins vite qu’eux, tout en faisant claquer son fouet et en criant : — Au chenil ! au chenil ! Cette scène avait été si rapide, que les chiens et Jean Oullier étaient déjà à un kilomètre du jeune baron, avant que celui-ci fût revenu de sa surprise. Il resta anéanti sur le chemin. Il y était depuis dix minutes à peu près, la bouche ouverte et les yeux fixés dans la direction où avaient disparu Jean Oullier et les chiens, lorsqu’une voix de jeune fille caressante et douce fit entendre ces quelques mots à deux pas de lui : — Jésus, Dieu ! monsieur le baron, que faites-vous donc à cette heure-ci, nu-tête et sur le grand chemin ? Ce qu’il y faisait ? le jeune homme eût été bien embarrassé pour le dire ; il suivait ses espérances qui s’envolaient du côté du château, et à la poursuite desquelles il n’osait se mettre. Il se retourna pour voir qui lui adressait la parole. Il reconnut sa sœur de lait, la fille du métayer Tinguy. — Ah ! c’est toi, Rosine, dit-il, et d’où viens-tu toi-même ? — Ah ! monsieur le baron, dit l’enfant avec des larmes plein la voix, je viens du château de La Logerie, où j’ai été bien mal reçue par la baronne. — Comment cela, Rosine ? Tu sais bien que ma mère t’aime et te protège. — Oui, dans les temps ordinaires ; mais pas aujourd’hui. — Comment, pas aujourd’hui ? — Oui, et il y a une heure, pas plus tard que cela, elle m’a fait mettre à la porte. — Pourquoi ne m’as-tu pas demandé ? — Je vous ai demandé, monsieur le baron ; mais il m’a été répondu que vous n’y étiez pas. — Comment, je n’étais point au château, et j’en sors ? Or, si leste que tu aies été, tu n’as pas été si vite que moi, j’en réponds. — Ah ! dame ! c’est possible, monsieur le baron, parce que, voyez-vous, repoussée comme je l’ai été par madame votre mère, l’idée m’est bien venue d’aller trouver les Louves ; mais je ne m’y suis pas décidée tout de suite. — Et qu’as-tu donc à leur demander aux Louves ? Michel se força pour prononcer ces deux mots. — Ce que je venais demander à madame la baronne, du secours pour mon pauvre père qui est bien malade. — Malade de quoi ? — D’une mauvaise fièvre qu’il a prise dans les marais. — D’une mauvaise fièvre ? répéta Michel. Est-ce une fièvre maligne, intermittente ou typhoïde ? — Je ne sais pas, monsieur le baron. — Qu’a dit le médecin ? — Dame ! monsieur le baron, le médecin loge à Legé, et ne se dérange pas à moins de cent sous, et nous ne sommes pas assez riches pour payer cent sous une visite de médecin. — Et ma mère ne t’a pas donné d’argent ? — Mais quand je vous dis qu’elle n’a pas voulu me voir. « Une mauvaise fièvre ! s’est-elle écriée ; elle ose venir au château quand son père est malade d’une mauvaise fièvre ! Qu’on la chasse ! » — C’est impossible ! — Je l’ai entendue, monsieur le baron, tant elle criait haut. D’ailleurs, la preuve est que l’on m’a chassée. — Attends, attends, dit vivement le jeune homme, je vais t’en donner, moi, de l’argent. Et il fouilla dans ses poches. Mais, on se le rappelle, il avait donné à Courtin, tout ce qu’il avait sur lui. — Ah ! mon Dieu ! dit-il, je n’ai pas un sou sur moi, ma pauvre enfant ; reviens avec moi au château, Rosine, et je te donnerai ce dont tu auras besoin. — Oh ! non, dit la jeune fille, pour tout l’or du monde, je n’y retournerais pas au château ; non, puisque ma résolution est prise, tant pis ! je m’adresserai aux Louves ; elles sont charitables et ne mettront pas à la porte une pauvre enfant qui vient leur demander secours pour son père qui se meurt. — Mais, mais, répliqua le jeune homme en hésitant, on dit qu’elles ne sont pas riches. — Qui cela ? — Mesdemoiselles de Souday. — Oh ! ce n’est pas de l’argent qu’on va leur demander à elles ; ce n’est pas l’aumône qu’elles font ; elles font mieux que cela, le bon Dieu le sait….. — Que font-elles donc ? — Elles vont elles-mêmes où est la maladie, et quand elles ne peuvent pas guérir le malade, elles soutiennent le mourant et pleurent avec ceux qui survivent. — Oui, dit le jeune homme, quand c’est une maladie ordinaire ; mais quand c’est une fièvre pernicieuse ? — Est-ce qu’elles regardent à cela, elles ? Est-ce qu’il y a des fièvres pernicieuses pour les bons cœurs ? Vous voyez bien. J’y vais, n’est-ce pas ? — Oui. — Et bien ! dans vingt minutes, si vous restez là, vous me verrez repasser avec l’une ou l’autre des deux sœurs, qui reviendra avec moi pour soigner mon pauvre père. Au revoir, monsieur Michel. Oh ! je n’aurais jamais cru cela de la part de madame la baronne. Faire chasser comme une voleuse la fille de celle qui vous a nourri ! Et la jeune fille s’éloigna sans que le jeune homme trouvât un mot à lui répondre. Mais Rosine avait dit une parole qui lui était demeurée au cœur. Elle avait dit : — Dans vingt minutes, si vous restez là, vous me verrez repasser avec l’une ou l’autre des deux sœurs. Il était bien décidé à rester là ; l’occasion, manquée d’une façon, pouvait se rattraper de l’autre. Si le hasard faisait que ce fût Mary qui sortît avec Rosine ? Mais le moyen de supposer qu’une jeune fille de dix-huit ans, la fille du marquis de Souday, sortirait à huit heures du soir pour aller porter secours à une lieue et demie de chez elle, à un pauvre paysan atteint d’une fièvre pernicieuse!
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