XVII
Les mystères de la collaboration
Étienne regarda Maurice en dessous.
« Tonnerre ! grommela-t-il, le vent tourne. Averse d’élégies !
– J’aimerais mieux me faire bandagiste, poursuivait Maurice, la main sur son cœur, que d’écrire le premier mot d’une pareille impiété. Ô mes rêves ! Et que dirait Blanche ?
– Elle rirait…
– Je ne veux pas qu’elle rie ! Sais-tu à quoi je pense ? Un rôle pour Rachel : la mère des Machabées…
– Dame ! fit Étienne, laisse-moi me mettre dans le courant. À vue de nez, ça n’est pas impossible, quoiqu’un personnage de mère… »
C’était un caractère d’or ! Maurice reprit :
« Pas de tragédie ! un opéra plutôt ! Mme Stoltz y serait renversante !
– Je ne suis pas fort pour les vers, moi, tu sais, glissa doucement Étienne.
– Rossini n’écrit plus, soupira Maurice. Je voudrais Rossini… Tiens ! je me fais honte à moi-même. Je suis un nain et j’ai des envies de géant.
– Ma vieille, dit Étienne dans un but évident de consolation, tu ne te rends pas justice. Tu n’es pas plus bête qu’un autre, au fond. C’est le bon sens qui manque. Si tu savais seulement ce que tu dis et ce que tu fais…
– Blanche ! chanta Maurice. Que de temps perdu ! Pour arriver jusqu’à toi, il faut que mon front soit coiffé de l’auréole…
– Sur l’oreille, en tapageur ! gronda Étienne un peu à bout de patience. Je ferai mon affaire tout seul, vois-tu, petit, pour le théâtre de la Gaîté, avec Francisque aîné, Delaistre et Mme Abit. Tu es un dissolvant. Les meilleures choses fondent dès que tu les touches.
– Je songeais justement à fonder une machine, interrompit Maurice très sérieusement.
– Je dis fondre et non pas fonder… Il y a toute une réforme à faire dans notre triste langue ! Elle économise les temps des verbes, ce qui favorise lâchement le calembour…
– Voilà longtemps que j’ai le plan d’une grammaire nouvelle…
– Qu’est-ce que tu voulais fonder ?
– Un journal.
– J’en suis !
– Mais la grammaire n’est rien… C’est avec un bon dictionnaire qu’on gagnerait des sommes folles !
– Faisons le dictionnaire, je veux bien !
– Que dirais-tu, toi, d’une histoire de France par ordre alphabétique ?
– Ma foi… à vue de nez…
– Mais je veux d’abord éditer mon Livre d’or de la beauté avec miniatures à la main dans le texte… mille écus l’exemplaire… Suppose seulement une clientèle de cinq cents femmes à la mode, duchesses ou coquines, et compte ! trois millions de recette !
– Je mêle ! ça me va !
– Un ouvrage qui s’adresse à mille grosses bourses seulement est une spéculation hasardeuse, ma chatte. Le théâtre tire à tout le monde : voilà le Pactole ! attention ! »
Il se renversa sur sa chaise et fourra ses mains dans ses poches. C’était signe d’oracle.
« Présent ! répondit Étienne qui salua militairement. L’entracte est fini : rentrons au théâtre.
– Je ne me donne pas la peine de chercher notre drame, poursuivit Maurice ; sais-tu pourquoi ?
– Non.
– Parce que je l’ai.
– Ah bah !
– Il est là : Cinq actes et un prologue.
– Dans le tiroir ?
– Dans la brochure que nous avons reçue hier soir par la poste.
– La cause célèbre ?
– Juste… Cet André Maynotte est un type.
– Magnifique !
– Et l’histoire du brassard donne un prologue…
– Éblouissant !
– Prends la craie.
– Voilà.
– Va au tableau.
– J’y suis. »
Étienne se planta devant la porte, prêt à exécuter les ordres ultérieurs de son chef de file, mais celui-ci rêvait.
« Qui diable nous a envoyé cet imprimé ? » murmura-t-il en ouvrant le tiroir de la table.
Il y prit une de ces petites brochures à deux sous, imprimées sur papier d’emballage, qu’on ne trouve plus guère dans nos rues, remplacées qu’elles sont par le canard in-folio, et dont les derniers modèles sont l’Almanach liégeois et l’Histoire des quatre fils Aymon. Cette brochure était intitulée ainsi : Procès curieux, André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825.
Maurice se mit à le feuilleter, pendant qu’Étienne répondait :
« Quand deux jeunes gens sont connus pour se destiner à la littérature, on leur envoie comme ça un tas de choses… D’ailleurs, c’était à l’adresse de Michel.
– Ça rentre dans mon plan ! pensa tout haut Maurice.
– Le fait est, appuya Étienne en caressant la brochure, qu’il y a là-dedans un bijou de drame !
– Là-dedans ! répéta l’autre avec mépris. Il n’y a rien du tout.
– Comment !
– Pas l’ombre de quoi que ce soit !
– Eh bien ! alors… commença le malheureux Étienne.
– Tout est là ! l’interrompit le petit blond en piquant le bout de son index sur son front. S’il y avait quelqu’un… Suis-moi bien… quelqu’un d’intéressé à ce que nous fissions avec cet ignoble bouquin un drame en cinq actes et dix tableaux ?… Hein ?
– Je ne saisis pas.
– Suppose Lesurques. Admets qu’il n’ait pas été exécuté. Il a envie de faire reviser son procès…
– C’est naturel, professa Étienne.
– Quel moyen ? la publicité ? ça saute aux yeux. Lesurques va trouver deux gaillards pleins d’avenir et leur propose cent louis…
– Dieu t’entende !
– Je repousse un tel marché, déclara noblement Maurice, surtout si Lesurques est coupable.
– Coupable ! Lesurques !
– J’ai besoin de cette hypothèse pour mon plan.
– C’est différent, marche ! »
Et Étienne, avec son imperturbable bonne foi, se mit à écouter de toutes ses oreilles.
« Au fond de cette rapsodie, reprit Maurice, j’ai déniché une phrase qui contient un problème dramatique de premier ordre. André Maynotte, dans son interrogatoire, dit ceci au juge d’instruction : Pour chaque crime, il faut à la justice un criminel, et il n’en faut qu’un.
– C’est connu comme le loup blanc.
– Tu crois !… et si nous faisions le Voleur diplomatique ?
– Hein ! fit Étienne affriandé. Qu’entends-tu par là ?
– J’entends un homme qui commet cent crimes et qui fournit à la justice cent criminels. »
Étienne resta comme affaissé sous le poids de l’admiration.
« Mais c’est immense, ça ! murmura-t-il.
– Et qui vieillit, entouré de l’estime générale, continuait Maurice, et qui amasse millions sur millions, quand tout à coup, à son cent-unième forfait…
– La Providence…
– Non… Lesurques ressuscité, ou André Maynotte qui a fait le mort… Est-ce que ton père n’a pas été juge d’instruction à Caen ?
– Mais si fait.
– Vers cette époque ?
– Précisément.
– Moi, le mien était commissaire de police. Nous aurons une foule de notes… et je crois bien avoir entendu parler de tout ça quand j’étais petit. Ouvre l’oreille : on s’arrangera de manière à ce que la fortune du baron Verdier vienne de là. Ne t’étonne plus des tristesses d’Olympe. Édouard est le fils de la victime, et Sophie…
– Le diable m’emporte ! s’interrompit-il en se levant, il y a quelque chose comme cela dans ce Michel !
– En voilà un qui nous a lâchés d’un cran ! dit Étienne, non sans une nuance de rancune.
– Il souffre… pensa tout haut Maurice, et il travaille.
– À quoi ?
– Je ne sais… et je n’oserais pas le lui demander.
– Mais ne perdons pas le fil, reprit Étienne qui ne plaisantait jamais avec l’idée. J’approuve cette mécanique-là, sais-tu ? Le bon homme qui jette toujours un os à ronger à la loi est positivement curieux. C’est noir comme de l’encre, par exemple ! On pourrait intituler ça : le Vampire de Paris. »
Maurice n’écoutait plus. Il s’était arrêté debout devant la porte où étaient tracés les noms des personnages. Il jouait machinalement avec la craie.
Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il se prit à tracer au bout de chaque nom un autre nom, comme cela se pratique pour distribuer les rôles aux acteurs.
Étienne, homme de soin et secrétaire de la collaboration, trempa sa plume dans l’encre pour prendre note de ce qui venait d’être dit. Verba volant. Il aimait à fixer toutes ces choses précieuses mais fugitives qui naissaient de la conversation quotidienne. Il écrivit : « Le Vampire de Paris : homme qui établit un bureau de remplacement pour le bagne et l’échafaud. Il ne fait jamais tort à la justice, qui, pour chaque crime, trouve à grignoter un coupable, de sorte que tout le monde est content. »
« Noté ! dit-il en jetant la plume : trois lignes suffisent…
– Mais qu’est-ce que tu fais donc là ? » s’interrompt-il en voyant le travail de Maurice.
Celui-ci avait achevé sa besogne et le tableau était figuré ainsi désormais :
« Olympe Verdier, grande coquette, trente-cinq ans, la baronne Schwartz.
Sophie, amoureuse, dix-huit ans, Edmée Leber.
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum, la comtesse Corona.
Alba, ingénue, seize ans, fille d’Olympe, Blanche.
L’Habit Noir (pour Mélingue), ? ? ?
Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, le baron Schwartz.
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre, M. Lecoq.
Édouard tout court jeune premier rôle de vingt à vingt-cinq ans, Michel. »
Maurice restait planté devant la porte et regardait ces deux listes symétriques.
« Si Michel entrait… murmura Étienne non sans effroi.
– Michel n’entrera pas, » dit le petit blond, comme s’il se fût parlé à lui-même.
Puis, avec une colère soudaine :
« Que diable peut-il faire ? et pourquoi nous a-t-il abandonnés ?
– C’est un garçon occupé, répliqua Étienne en comptant sur ses doigts ; il y a d’abord Olympe Verdier, deuxièmement la comtesse Corona, troisièmement Edmée Leber… »
Maurice effaça, d’un revers de main, la moitié du tableau, celle qui mettait des noms réels à la suite des noms de comédie.
« Michel est le plus fort de nous tous et de nous tous le meilleur, prononça-t-il lentement, avec une sorte de solennelle emphase. Je ne connais pas de créature plus grande et plus noble que Michel. Michel n’a pas pu tromper une jeune fille.
– En amour… commença Étienne d’un ton avantageux.
– Tais-toi ! ce n’est pas avec des banalités qu’il faut accuser ou défendre Michel. Je sens ces choses-là, quoiqu’il me soit impossible de les expliquer ; Michel est entraîné dans un courant qui ressemble à la fatalité. Autour de lui de mystérieuses influences se croisent. Il use sa force à lutter contre des ennemis invisibles… Crois-moi, ceci est encore un drame !
– Faisons-le, » opina Étienne aussitôt.
C’était bien, celui-là, un poète à tout faire. Maurice restait pensif.
« S’il avait voulu, murmura-t-il après un silence, on lui aurait donné ma cousine Blanche.
– Avec ses millions ? ajouta Étienne.
– Oui, répéta Maurice, avec ses millions.
– Et il n’a pas voulu ?
– Crois-tu qu’il y ait dans Paris, toi, Étienne, beaucoup de jeunes gens ardents comme lui, ambitieux comme lui, pauvres comme lui, capables de refuser une si étonnante fortune ?
– Je ne crois pas même qu’il l’ait refusée.
– Il l’a fait, pourtant. Est-ce à cause de moi, son ami ? Est-ce à cause d’Edmée Leber ? Est-ce parce que ma tante Schwartz ?… Je ne sais. Je n’ai pas besoin de le savoir. S’il avait mis dans sa tête de me supplanter près de Blanche, Blanche m’aurait oublié, car Blanche est une enfant, et combien de fois n’ai-je pas vu qu’elle admirait Michel au-dessus de tous ? Le baron Schwartz avait caressé ce rêve si bel et si bien qu’il a prié, qu’il s’est fâché… et qu’un soupçon terrible est né en lui…
– Dame ! interrompit Étienne, il y a bien de quoi ! c’est la situation de la Mère et la fille un peu arrangée.
– C’est… » commença Maurice vivement.
Il s’arrêta et ses yeux se baissèrent :
« Il n’a pas de parents, murmura-t-il. D’où lui vient la pauvre pension dont il vit ?
– Oui, parlons de ça ! s’écria Étienne, dont il vit noblement, parbleu ! et comme un fils de pair de France !
– Tais-toi ! prononça pour la seconde fois Maurice. Si tu le jugeais mal, je te renierais !
– Oh ! mais, oh ! mais, s’écria Étienne, je ne suis pas ton valet de chambre, dis donc, pour que tu me mettes le marché à la main. J’aime peut-être Michel autant que toi, mais ça ne m’empêche pas d’avoir des yeux, et à moins qu’il n’ait trouvé un trésor…
– Fondons le journal ! » dit tout à coup Maurice qui connaissait admirablement son compagnon.
Celui-ci, en effet, enfla ses joues et devint rouge de plaisir.
« Est-ce sérieux ? demanda-t-il.
– Très sérieux… Un journal hebdomadaire, rédigé par nous deux, avec revue des théâtres, de la bourse et du monde élégant. »
Étienne le regarda en face et dit avec une conviction profonde :
« Beau papier, bonne impression, pas de timbre, de l’esprit, du cœur, des actualités. Il y a déjà le café Hainsselin et le restaurant Thuillier qui s’abonneront… sinon, je leur coupe notre pratique. Douze francs par an. Il faudra des rébus… ça plaît aux personnes qui n’ont pas beaucoup d’intelligence. Donnerons-nous une gravure ? Non. Sais-tu qu’il y aurait la spécialité du billard ? Il y a seize cents billards dans Paris ; à dix joueurs seulement par billard, ça donne seize mille abonnés, plus les fabricants de queues, les tourneurs de billes, etc… Quel titre aura notre recueil ? »
Maurice n’écoutait déjà plus.
« Quel titre ? répéta Étienne. J’en veux un qui nous donne de l’influence au théâtre. La loge infernale ? Qu’en dis-tu ? Est-ce étonnant que nous n’ayons pas encore songé à cela ! »
Maurice poussa un gros soupir et mit sa blonde tête entre ses mains.
« Néant ! néant ! prononça-t-il d’une voix désespérée. Et les heures passent ! et chaque jour écoulé m’arrache un lambeau d’avenir !
– Mon petit, lui dit Étienne piqué au vif, je soupçonne que nos facultés ne cadrent pas. C’est fatigant de se monter l’imagination qu’on a opulente et féconde pour toujours retomber à plat. Je t’annonce itérativement que je vais faire ma pièce tout seul pour la Gaîté, avec Francisque aîné et Delaistre. Assez pataugé, veux-tu ? Chacun de nous reprend sa liberté, premier bien de l’homme… serviteur de tout mon cœur ! »