XVIII
Le drame
Dans la grand-ville, ces pauvres comédies de la jeunesse abondent.
Ce sont d’effrontés petits vaudevilles qui rient au nez de la misère. Mais quand la jeunesse est morte, toutes ces gaietés tournent au noir, et la farce, monstre hideux, découvre sa queue de tragédie.
Rien n’est triste autour des vingt ans. Sous ses haillons même, la jeunesse est d’or. Son joyeux rire éclate entre deux sanglots, et vous l’enviez au lieu de la plaindre. Ces murailles nues de la mansarde n’ont-elles pas toujours quelque porte dérobée, par où, si c’est le sort, la chrysalide qu’engourdissait l’ombre va s’élancer, papillon, vers l’avenir et le soleil.
On dirait que ces hauteurs sont propices et tout exprès faites pour aider au premier battement de nos ailes. Sur dix renommées, et je parle des mieux rayonnantes, il y en a neuf qui sont parties un jour par la lucarne, au risque de tomber tête première dans la rue. Peut-être faut-il cela. L’éperon double l’élan du meilleur cheval, et, en face du fossé qu’il faut franchir, l’aiguillon donne la hardiesse.
Ce n’est pas tout, sans doute, mais c’est beaucoup et cela manque aux enfants heureux.
Il y a cependant deux sortes de misères bien distinctes : la misère absolue de l’abandonné et la misère capricieuse du fils de famille qui a dit un matin : Je ne veux pas ! et qui s’obstine. On meurt de l’une comme de l’autre, à Paris ; mais la première est sombre comme la fatalité, l’autre garde jusqu’au dernier moment sa tournure d’école buissonnière.
Étienne Roland était le fils d’un magistrat, conseiller à la cour royale de Paris, et que nous avons connu jadis juge d’instruction à Caen : un honnête homme, jouissant à bon droit de l’estime publique et très apprécié comme jurisconsulte. Sa réputation à cet égard datait surtout de l’affaire Maynotte, dont l’instruction passait pour un véritable chef-d’œuvre. M. Roland le père n’avait pas confiance dans le métier d’homme de lettres. Il avait dirigé son fils vers l’étude du droit, puis vers le commerce : deux carrières assurément plus unies, sinon mieux fréquentées. Ce fou d’Étienne jeûnait volontairement pour n’être ni marchand ni robin.
Maurice avait pour père l’ancien commissaire de police de la place des Acacias, probe et zélé fonctionnaire qui était parvenu au grade de chef de division. Le baron, il faut lui rendre cette justice, était le bienfaiteur universel des Schwartz. Maurice avait obtenu une place dans la maison du baron. Les familiers du salon Schwartz ne l’aimaient pas, et surprirent avec joie les premiers symptômes de l’émotion partagée entre lui, tout jeune, et Blanche, presque enfant. Cet amour et son goût pour les lettres devaient le pousser tôt ou tard hors de la maison.
Ce fou de Maurice jeûnait donc aussi par sa faute, par sa double faute : l’amour et la poésie.
Étienne et lui jeûnaient du reste assez bien, quoiqu’il y eût dans leur abstinence encore plus d’obstination que de réalité. Il faut ajouter que, dès qu’ils ne jeûnaient plus, ils faisaient bombance.
Étienne Roland était un garçon de quelque esprit et de passable éducation, un peu gâté déjà par la maladie morale des pays de Bohême, et d’excellente humeur : ce qui suffit amplement pour constituer la noire étoffe d’un dramaturge. Il admirait passionnément mesdames les actrices du boulevard, et ses amis ne pensaient point qu’il eût, au fond, d’autre vocation bien déterminée.
Maurice Schwartz adorait sa cousine Blanche d’autant plus ardemment qu’il était exilé loin d’elle. Il détestait M. Lecoq, ce vampire, comme il l’appelait, et cherchait un moyen de le tuer, un moyen honnête. Tant que ce mariage odieux entre Blanche et M. Lecoq n’était pas célébré à la mairie et à la paroisse, Maurice gardait l’espérance de vaincre, à force de gloire. Hélas ! la gloire, où la prendre ? À cette question, Maurice répondait : il y a des gens qui l’ont dénichée ! C’était un cher enfant, joli en dedans comme en dehors, une nature gracieuse, flexible, séduisante, virile à ses heures, mais toute pleine de féminines hardiesses. Comme intelligence, il valait plus qu’Étienne, qui avait néanmoins sur lui l’avantage de savoir à peu près ce qu’il voulait.
Mais il valait moins que Michel tout court, notre héros.
Étienne, ayant pris son parti en brave et résolu de mener ses affaires lui-même, alla chercher dans une armoire d’attache où il n’y avait que cela, une effrayante brassée de papiers qu’il apporta sur la table.
Le drame avait cinquante titres pour le moins, autant d’actions diverses et une centaine de personnages ; mais si fréquemment que le sujet changeât, trois types restaient toujours les mêmes : Édouard, le jeune premier ; Sophie, l’amoureuse ; Olympe Verdier, la grande dame au passé mystérieux, parce que ceux-là jouaient bien réellement un drame vivant tout auprès du drame mort-né, enseveli dans son armoire.
« Il y a là des trésors, dit Étienne en feuilletant l’amas de paperasses. Un homme de métier y trouverait pour plus de cent mille écus de succès ! »
Maurice garda le silence.
« Ce n’est pas pour toi que je parle, au moins ! reprit Étienne. Je fais comme si tu n’étais pas là. Je collabore avec moi-même… »
Maurice sourit.
« Vertuchou ! s’écria l’autre déjà noyé dans ses chiffons, je trouve ici notre idée du fils adultérin ! C’est tout uniment monumental ! »
Maurice bâilla et quitta son siège.
« Bien ! bien ! va te coucher, mon vieux, reprit Étienne. Ce n’est pas au théâtre que la fortune vient en dormant. Moi, je me sens en verve. Ah ! si, au lieu de toi, j’avais Michel ! »
Le joli blond s’était dirigé vers la fenêtre. Il secoua la tête et murmura :
« Je ne sais pas comme j’aime Michel ! »
Étienne laissa un instant ses papiers en repos pour regarder Maurice. Celui-ci avait le dos tourné et la figure contre les carreaux. De l’autre côté de la cour, la croisée qui faisait face était toujours éclairée, mais plus faiblement. La malade ne travaillait plus, et quand les pauvres ne travaillent plus, ils baissent leur lampe. Maurice crut distinguer, dans cette demi-obscurité, une forme de jeune fille agenouillée près du lit.
« Depuis jeudi, Michel m’inquiète, dit-il avec tristesse.
– Moi, il y a plus longtemps que cela, » repartit aigrement Étienne.
Dans la chambre en face, la forme agenouillée se redressa. Maurice reprit :
« Nous dormons quand il rentre…
– Et il se sauve avant le jour, l’interrompit Étienne. Je désire me tromper, mais toutes ces cachotteries-là n’ont pas bonne odeur. »
La lampe des voisines s’éteignit tout à fait. Maurice dit avec un profond soupir :
« Et cette pauvre jeune fille, Mlle Leber, est bien pâle !
– Il n’y a pas au boulevard, professa chaleureusement Étienne, un masque aussi puissant, aussi pur, aussi dramatique que la figure de cette Edmée Leber !
– Blanche l’aime. Ce doit être une âme d’élite.
– Un type, c’est sûr ! Dis donc, te souviens-tu de ce charlatan qui n’est pas médecin et qu’on force à traiter sa propre fille en danger de mort ? Je trouve ça sous ma main… Il y a du vitriol là-dedans… Reprenons ça en grand, veux-tu ? »
Maurice s’éloigna de la fenêtre.
« Que peut-il faire depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit ! murmura-t-il sans savoir qu’il parlait.
– Ma poule, répliqua Étienne d’un ton de protection qui était une vengeance, si tu as mis dans ta petite tête l’idée de faire le tour de notre beau Michel, tu as le temps de courir, bon voyage ! Je vois plus loin que le bout de mon nez, et le vertueux Michel nous en passe de sévères ! »
Maurice rougit et balbutia.
« J’aurais son secret dans ma main fermée que je ne l’ouvrirais pas sans sa permission.
– Tu sais bien M. Bruneau ? demanda brusquement Étienne, le marchand d’habits ?
– Parbleu ! il a toute ma garde-robe et notre lettre de change.
– Une nuit que je revenais de chez quelqu’un, j’ai rencontré Michel bras-dessus bras-dessous avec M. Bruneau. Il y a du temps que Michel n’a plus d’habits à vendre.
– Quoi d’étonnant ? Michel a endossé la lettre de change…
– Voilà… Le lendemain, je dis à Michel : Quel homme est-ce donc que ce M. Bruneau ? Il me répondit : Je ne le connais pas.
– Michel n’a jamais menti.
– Excepté ce matin-là. Oh ! mais, écoute ! Voici notre idée de Trois-Pattes ! Un déguisement… une vengeance… un grand secret à pénétrer… Sais-tu que c’est beau comme les sauvageries de Cooper, cette machine-là !
– Oui, dit Maurice avec distraction. Je me souviens que cela me plaisait. »
Il gagna le lit sur lequel il s’étendit nonchalamment.
« Veux-tu y revenir ?
– Non. Je ne veux plus rien.
– Et pourtant, s’interrompit-il en se soulevant sur le coude, il y a là-dedans quelque chose, et je me souviens que cette idée m’a échauffé une fois déjà ; les sauvages de Cooper en plein Paris ! La grand-ville n’est-elle pas aussi mystérieuse que les forêts vierges du nouveau monde ? Ce mutilé suivant patiemment une piste, au milieu de nos rues où tant de pistes se croisent… Cette haine acharnée qui se voile sous une hideuse et lamentable infirmité… Je lui voudrais une fille, à ce monstre… un fils, plutôt, qu’il dote du fond de sa misère… La pension de Michel…
– Tonnerre ! s’écria Étienne, pâle d’émotion, tu as mis dans le blanc, pour le coup !
– J’étais séduit par une image. Je voyais ce misérable, noyé sous le flot humain et dont la tête est un pavé sur lequel tout pied marche, je le voyais, gardant assez de vertu pour tendre un bras infatigable et soutenir, tout au bout de ce bras, un être cher au-dessus du niveau qui le submerge…
– Si ce n’est pas un drame, cela, je veux être teneur de livres !
– Je le voyais ainsi…
– Eh bien !
– Je ne le vois plus. »
Étienne donna un grand coup de poing sur la table et lança les papiers à l’autre bout de la chambre.
« Monsieur le voyait ! grinça-t-il ; Monsieur ne le voit plus ! J’ai l’honneur, apparemment, de parler à un fantaisiste qui a du foin dans ses bottes ? Les hommes calés ont droit de caprice, comme les jolies femmes ! Monsieur voudrait-il m’offrir un cigare, au nom d’une vieille et sincère amitié ?
– Je n’ai pas de cigare, mon pauvre Étienne.
– Dix centimes pour en acheter un alors ? Mais tu n’as pas dix centimes non plus, détestable poseur ! Tu vois, tu ne vois pas ! Est-ce qu’on voit ? Est-ce qu’on ne voit pas ? On fait un drame, ventrebleu ! Et puis, après nous, la fin du monde !
– Faisons la Fin du monde ! » dit Maurice en riant.
Étienne sauta d’un bon demi-pied sur sa chaise.
« Splendide sur une affiche ! s’écria-t-il. Porte-Saint-Martin ! cent mille francs de frais ! Douze clowns américains engagés pour nos représentations. Trois ballets, sans compter le jugement dernier. Trois actes, trente-deux tableaux. Une trompette de douze mètres pour l’ange, qui sera joué par Rouvière. Et l’Antéchrist !… Est-ce sérieux, ce que tu proposes là ?
– Non, ce n’est pas sérieux ; notre bourse n’est pas plus vide que ma tête ! »
Étienne, formellement habitué à cette gymnastique, retomba soudain du haut de son enthousiasme.
« Allons ! dit-il sans trop d’amertume, cette fois, je vais me coucher, ma poule. Si ta cousine Blanche aime les jeunes seigneurs qui ont juste l’énergie du linge mouillé, je m’invite à ta noce. »
Cette parole n’était pas encore tombée de sa bouche qu’il la regrettait déjà cruellement, car Maurice avait des larmes dans les yeux. Étienne se précipita vers lui les mains tendues.
« Tu pleures ! s’écria-t-il. Je suis plus bête encore que je ne croyais !
– Pauvre ami ! répliqua Maurice en souriant avec tristesse, ne te reproche rien. C’est ma propre pensée qui me blesse, bien plus que ton innocente moquerie. Tu ne me diras jamais les injures dont je m’accable moi-même. Il y a en moi un symptôme étrange : on dirait que je vise plus haut, à mesure que je me sens plus faible. Et le temps passe. Et si Blanche se marie, je me brûlerai la cervelle. »
Ceci fut dit froidement et simplement. Étienne eût peur.
« Il fera jour demain ! murmura-t-il en manière de consolation. Nous finirons bien par avoir une idée…
– Il fera jour demain… répéta Maurice qui rêvait. »
Puis, après un silence :
« Ce ne sont pas les idées qui nous manquent. Qu’est-ce qu’une idée ? La même idée peut-être dieu, table ou cuvette, comme le bloc de la fable. Phidias en tirera Dieu, le marbrier dramatique y taillera l’éternelle cuvette où le boulevard enrhumé vide les marécages de son cerveau. Je ne veux pas déshonorer le marbre de Paros ; il n’est pas l’heure, pour moi, de toucher à l’idée qui me sacrera poète. Je le sais ! Je le sens ! Et pourtant, du fond de ma conscience, je puis m’écrier en me touchant le front : il y a quelque chose là ! Du rire et des larmes, entends-tu ? Ce qui donne déjà le succès, si ce n’est pas encore la gloire. Laisse-moi parler, je ne divague pas. Il faut se réfugier dans la fantaisie, qui est à l’art vrai ce que la lice des tournois est au champ de bataille… Tâche d’écouter bien : je vois un drame bizarre, curieux, mystérieux, émouvant, et qui pourtant ne touche à rien de ce que je veux garder pour la lutte décisive. L’idée n’est pas nouvelle pour nous : elle nous vint ce soir où nous entendîmes un homme prononcer tout bas, avec un point d’interrogation au bout, la parole proverbiale qui vient de t’échapper…
– Fera-t-il jour demain ? l’interrompit Étienne, déjà réchauffé au rouge. Ah ! tonnerre ! voilà un filon ! Une immense association de voleurs…
– Qu’en sais-tu ?
– Ou bien une affiliation politique, s’écria Étienne, forçant de vapeur.
– Qui te l’a dit ? demanda Maurice, levé sur son séant.
– Personne… mais toi-même… »
Maurice poursuivit d’une voix incisive et brève :
« Moi, je marche à tâtons. C’est ma force, car on agit en cherchant, et chercher sera l’action même de mon drame. »
Étienne se gratta l’oreille avec activité.
« Pendant cinq actes, grommela-t-il, toujours la même charade ? »
Maurice le dominait de toute la tête et son œil brillait comme une flamme.
« Pendant cinquante actes, si je veux ! s’écria-t-il, rendu à toute son impétuosité d’enfant, et toutes les énigmes de la terre, entends-tu ? Et jamais la même ! Prends ton papier, je suis lucide. Je voudrais avoir tous les sténographes du Moniteur !… Nous sommes ici, vois-tu bien, dans une cage, comme le parquet des agents de change au palais de la Bourse. Le drame fait foule tout autour de nous, se pressant et se bousculant, à l’exemple de cette foule, composée de dupes, de fripons et même d’honnêtes gens qui… Mais à bas la déclamation ! Regarde, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois la grande ville de Paris, divisée en deux catégories bien tranchées : ceux qui connaissent le mot d’ordre et ceux qui ne le connaissent pas. Est-ce tout ? Non, car Michel n’est pas dans le secret et pourtant il se sert du mot d’ordre pour ses manœuvres galantes… si toutefois les manœuvres de Michel contiennent un atome de galanterie. Je l’ai entendu, ce Michel, donner des instructions à notre comique, l’ancien maître à danser Similor. Similor a dû demander ce soir même à certain personnage, romanesque de la tête aux pieds, occupé à regarder couler l’eau du canal de l’Ourcq : Fera-t-il jour demain ?
– C’est inouï de curiosité ! dit Étienne.
– Écris tout cela.
– J’écris. Mais sais-tu que Michel joue avec le feu ! Devine-t-on à quelles diaboliques menées peut toucher ce mot de ralliement ?
– On ne le devine pas. Écris que Michel joue avec le feu.
– Le nom de Michel…
– Notre beau ténébreux à nous s’appelle Édouard. Écris qu’Édouard joue avec le feu. Et regarde, sœur Anne. Regarde si tu ne vois rien venir… Voici une singulière figure : notre voisin, M. Lecoq. On dit que ses cartons contiennent tous les mystères de Paris. J’ai heurté l’autre soir mon oncle, le baron Schwartz, qui sonnait à sa porte… Écris.
– Le baron Schwartz ? en toutes lettres ?
– Non, certes, il s’agit de fictions. Olympe Verdier est comtesse, pour le moins, dans ton idée, n’est-ce pas ?
– Oui, certes.
– Écris donc le comte Verdier. »
Étienne lâcha sa plume pour battre des mains.
Puis, avec une sorte d’effroi :
« Si c’était cela, pourtant ! murmura-t-il.
– Que nous importe ? Nous faisons un drame pour l’Ambigu-Comique ! nous tricotons un bas de laine. Rien autre chose ne nous occupe… Hausse-toi sur tes pointes ! Que vois-tu, sœur Anne ? L’homme qui contemple l’eau courante a une livrée grise avec des boutons d’argent : c’est Édouard qui l’a désigné ainsi à Similor. Connais-tu la livrée du comte Verdier ? Il voit tout couleur de la Banque de France. Est-ce au comte Verdier ou à la comtesse que Michel… je veux dire Édouard, envoie des mots d’ordre ?… La fameuse femme voilée qui perdit un bouton de diamant à notre porte, je ne pense pas que ce fût le comte Verdier. Non ; nous tenons le rôle de la comtesse. Écris, ma vieille… Je vois la queue de l’Ambigu se dérouler jusqu’au canal !
– À la bonne heure ! petit ! à la bonne heure ! te voilà lancé, hop ! hop !
– La comtesse n’en est plus à l’attaque. Elle a gagné toutes les batailles. Son rôle est la défense : elle garde son secret. Le comte écrit qu’il aime comme un jeune homme. Verdier n’est pas un nom d’Alsace ; il est alsacien, pourtant, et ces Alsaciens sont jaloux plus que des tigres. Celui-là poursuit un secret et défend un autre secret. Fera-t-il jour demain ? Il chasse, il est chassé, chien et gibier tour à tour, au son de la même fanfare. Fera-t-il jour demain ? Il y a là tout un monde ! »
Maurice parlait haut, comme il convient à un oracle. Pendant qu’Étienne écoutait respectueusement, prenant les notes nécessaires, un bruit léger se fit dans la pièce voisine qui servait de chambre à coucher à Michel, quand ce héros daignait dormir comme un simple mortel. Étienne entendit et voulut prêter l’oreille ; mais Maurice continuait :
« Et Sophie ! Examine-moi bien ces traits délicats, cette adorable beauté, voilée de souffrance. Edmée Leber a été riche, je t’en réponds, elle, ou son père, ou sa mère. Elle descend de haut. Qu’elle le veuille ou non, elle va rebondir ou mourir. C’est la loi. Entre elle et la femme voilée, lutte mortelle. Nous ne savons pas l’histoire de cette vieille mère malade, toujours triste et douce et qu’on n’a jamais vue sourire ; nous ne la savons pas ; nous la ferons avec du sang et des larmes. Écris, morbleu !
– On a remué dans la chambre de Michel, dit Étienne.
– Es-tu là, volcan ? cria Maurice, moitié railleur, moitié fou. Es-tu là, don Juan, cœur banal, martyr plutôt ! malade des fièvres du siècle ? Es-tu là, Édouard ? Es-tu là, Francisque de la Gaîté, Albert de l’Ambigu, Raucourt de la Porte-Saint-Martin ?
– Veux-tu que j’aille voir ? demanda Étienne.
– Il n’y est pas. Reste et écris. Ce n’est pas lui qui remue près de nous, c’est le drame, c’est le drame qui va rampant sur la trace du secret. Qui vive ? L’imprévu, l’inconnu, l’impossible ! Fera-t-il jour demain ? Oui, pour ceux qui vivront ; non, pour ceux qu’on va tuer. Celui qui vivra verra, mais l’autre… Le comte a ses limiers, la comtesse a ses créatures. Regarde, ma sœur Anne ! Ne vois-tu point surgir cette figure neutre qui semble glisser dans la vie comme une passion profonde et taciturne qui a pris corps ? Où va-t-il ? que veut-il ? Peut-être ne se doute-t-il de rien, ce marchand, ce bourgeois, cette énigme ! Peut-être nous tient-il tous dans sa main, ce lourd diplomate. Nous lui chercherons un nom plus tard. Écris son vrai nom : M. Bruneau…
– Sur ma parole, s’écria Étienne, on a bougé dans la chambre.
– Écris ! Le présent est enveloppé d’un nuage qui porte la tempête ; mais le passé ? Il y a dans le passé une bien lugubre histoire. Associons les idées. C’est du choc de ces nuées que jaillit la foudre : ce Caliban, Trois-Pattes… Le voici ! c’est le passé : tout ce qui reste d’un bonheur éclatant, d’une jeunesse victorieuse. Le récit du troisième acte, le grand nœud… ou bien encore le coup de tonnerre qui retentit au dénouement.
– Prodigieux ! dit Étienne dans son admirable bonne foi, écrasant !… Mais, sais-tu, il faut bien rire un petit peu, et je ne vois pas les comiques.
– Nous n’y sommes pas encore. Quand nous saurons le secret, pas avant ! À l’heure qu’il est, il faut tuer par le poison ou par le fer, sans pitié ! Manger ou être mangé ! tel est le sort. Fera-t-il jour demain ? Oui, alors marchons, c’est que le moment est venu. Pénétrons à bas bruit dans la chambre à coucher de la comtesse. Non pas nous, mais des mercenaires dont le poignard s’achète à prix d’or ; de ces gens qu’on trouve partout, à Paris comme à Venise ; qu’on trouve toujours, au dix-neuvième siècle comme au Moyen Âge, dès qu’il y a un crime à commettre et une bourse à recevoir, de ces instruments enfin…
– Les paye-t-on d’avance, les instruments ? » demanda derrière eux une voix doucereuse, effrontée et timide à la fois.
Ce fut un rude coup de théâtre. Celui-là, Maurice ne l’avait pas inventé.
Nos collaborateurs tressaillirent tous deux, et la plume s’échappa des mains d’Étienne, qui resta tout tremblant. Maurice, plus brave, s’était mis sur ses pieds et faisait déjà tête à l’ennemi.
L’ennemi était double. Il y avait deux pauvres diables debout devant la porte qui s’était ouverte et refermée sans bruit : Échalot et Similor, à qui leurs chaussons de lisière donnaient un pas de velours ; Échalot portant au dos Saladin, Similor marchant libre dans la vie ; assez crânes tous deux, en apparence, mais montrant le bout de l’oreille de l’embarras, pâles, émus, le chapeau à la main et le regard errant.
Échalot remonta son nourrisson, comme un sac militaire, pour se donner une contenance. Bien que la faible créature ne criât pas pour le moment, il lui ordonna de rester en repos. Similor toussa sec et haut.
Voilà ! dit-il, assurant sa voix de son mieux. Échalot et moi nous sommes des jeunes gens pas fortunés, avec des charges, prêts à tout pour nous ménager une position plus heureuse que la nôtre… et à notre enfant de l’amour, innocent des fautes de sa mère. On a pu faire des farces d’adolescent à l’époque, coups de tête, bamboches et autres. C’est l’imprudence de cet âge-là. Mais on veut se ranger, bon pied, bon œil, au petit bonheur, et l’on est décidé à travailler ensemble sous vos ordres jusqu’à la mort !
– Voilà ! répéta Échalot avec noblesse. Et la paix, Saladin, pierrot !