XVI
Orgie littéraire
On a beau railler la mansarde, elle continue de faire son devoir, abritant çà et là beauté, vaillance et génie. Je sais des gens qui ne peuvent regarder sans un sourire ému ces petites fenêtres, ouvertes sous les toits. Elles dominent Paris : c’est un symbole et un présage.
Il n’y a pas nécessité absolue assurément à ce qu’un grand homme paye dix-huit francs de loyer par mois pendant toute sa vingtième année. On a vu des grands hommes bien logés dès le principe, mais c’est l’exception. N’ayez ni mépris ni peur, souriez à la mansarde, que les poètes ont chantée, et si vous voyez d’en bas quelque mélancolique visage abaisser sur la foule un regard pensif, élevez un bon souhait vers Dieu, qui appelle à lui les enfants. Les plus excellents fruits tombent, dit-on, du sommet de l’arbre ; ces fruits qui vont mûrissant aux cimes de la forêt parisienne font parfois les délices du monde entier.
C’était une mansarde, la chambre contiguë à celle de notre héros Michel. Il y avait une table, deux petits lits de bois, six chaises, une commode ventrue qui gardait par place quelques vestiges de son placage en bois de rose, deux armoires d’attache, et une coloquinte, au lieu de pendule, au centre de la cheminée. Quelques hardes pendaient à des clous. Ce n’étaient pas des costumes somptueux.
La table supportait une écritoire, des pipes et deux verres auprès d’une carafe d’eau pure. Une seule bougie éclairait sobrement cet austère festin de l’intelligence. Nulle dorure aux lambris, point de précieuses peintures au plafond, aucun tapis de Turquie sur le carreau froid, absence complète de rideaux, drapant leurs étoffes splendides autour des lits et devant les fenêtres.
Dans ce décor simple et qu’un théâtre pourrait établir sans se livrer à des dépenses ruineuses, figurez-vous deux jeunes gens, Parisiens tous deux assurément, bien que tous deux soient nés sur les bords de l’Orne : il n’y a pas de Parisiens de Paris : deux poètes, deux élus de l’avenir. Le premier, vêtu avec une mâle coquetterie, croise sur son caleçon les plis nombreux d’une robe de chambre en cachemire imprimé qui n’a même plus souvenir d’avoir été présentable ; le second a passé une chemise de couleur par-dessus son pantalon, laquelle chemise est nouée aux reins par une écharpe à franges d’argent, relique du bal masqué et formant cordelière.
Premier jeune homme, vingt ans, cheveux blonds, soyeux et fins, traits délicats un peu efféminés, mais du plus heureux modelé, jolie pâleur, grands yeux bleus, tapageurs et rêveurs à la fois. Pipe d’écume.
Deuxième jeune homme, pipe de porcelaine, cheveux châtain cendré, légèrement crépus, tête ronde, cou robuste et bref, nez retroussé, œil éveillé, bouche naïve, vingt-deux ans, barbe à la Périnet-Leclerc qui ne lui va pas bien. Il se nomme Étienne.
L’autre a nom Maurice et sa moustache naissante lui sied à merveille.
Étienne et Maurice forment une paire d’amis comme Échalot et Similor. Le mélodrame, fléau de Paris, les a mordus aussi cruellement que les deux protecteurs de l’enfant de carton, Saladin, mais d’une autre manière. Ce sont des gobe-mouches d’un ordre supérieur ; ils ont l’honneur d’être auteurs en herbe et mettent leur imagination à la t*****e pour trouver une de ces innocentes machines, câblées, vissées, boulonnées, qui font sangloter, chaque soir, au marché des émotions ressemelées, les sauvages les plus civilisés de l’univers.
Ah ! c’est un métier difficile encore plus que celui de gendarme ! Mais ils ont de l’esprit à leur façon, beaucoup de mémoire et peu de sens commun : avec cela, on va loin au théâtre, si la funeste idée d’écrire en français ne vient pas se mettre en travers de la route !
La porte unique qui communiquait avec la chambre de Michel était peinte en brun pour former tableau. On y lisait, écrit à la craie, ce titre flamboyant du chef-d’œuvre en construction :
LES HABITS NOIRS.
Et au-dessous :
Personnages de la pièce :
Olympe Verdier, grande coquette, 35 ans ;
Sophie, amoureuse, 18 ans ;
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum ;
Alba, ingénue, 15 à 16 ans, fille d’Olympe Verdier ;
L’Habit Noir (pour Mélingue) ;
Verdier parvenu millionnaire, mari d’Olympe, accent d’Alsace ;
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre très curieux ;
Édouard tout court, jeune premier rôle, de 20 à 25 ans ;
Comiques.
C’est déjà beaucoup que d’avoir ainsi un titre et des personnages. Le reste vient, si Dieu le veut.
Au moment où nous prenons la liberté d’entrer dans ce sanctuaire, nos deux auteurs étaient en proie à une fiévreuse animation, plutôt due à la passion sacrée de l’art qu’au contenu de la carafe. Ils discutaient fort et ferme ; un profane aurait pu redouter une catastrophe.
« C’est burlesque ! dit Maurice, le plus joli des deux.
– Comment, burlesque !
– Burlesque des pieds à la tête ! Je maintiens le mot !
– Moi, je te dis, s’écria Étienne en prenant à poignée ses cheveux crépus, que toute la pièce est là. Une pièce à chaux et à sable ! Un monument de pièce ! Une cathédrale ! »
Maurice haussa les épaules en murmurant :
« Est-ce que tu y entends quelque chose ! »
Pour le coup, Étienne leva son pied droit avec une furibonde énergie, mais ce fut pour le poser commodément sur la table, entre l’écritoire et la carafe.
« Ma parole, reprit-il d’un ton de compassion, tu m’amuses avec tes airs de professeur… En sais-tu plus long que moi ?
– Je l’espère, mon petit.
– Où donc aurais-tu appris le métier !
– Pas à la même école que toi, voilà ce qui est authentique. Tu ne vois que la charpente…
– Et toi, tu ne vois rien du tout ! »
Étienne, après avoir ainsi parlé, poussa un cri et sauta sur ses pieds comme si sa chaise l’eût tout à coup poignardé.
« Une idée ! » s’écria-t-il en rejetant ses cheveux crépus en arrière.
Maurice fit effort pour cacher sa curiosité, mais les enfants sont toujours battus dans cette lutte, et la curiosité perça.
« Voyons l’idée ! » murmura-t-il du bout de ses lèvres, roses comme celles d’une jeune fille.
Étienne avait un air inspiré.
« Faisons que Sophie soit la sœur d’Édouard ! » prononça-t-il solennellement.
Puis, se reprenant avec impétuosité :
« Faisons mieux, car les idées bouillonnent dans ma tête. Faisons qu’Édouard soit le fils d’Olympe Verdier ?
– Olympe n’a pas l’âge, objecta Maurice.
– Laisse donc ! Vois ta tante Schwartz ! Connais-tu beaucoup de femmes de vingt-cinq ans qui soient plus jeunes que ta tante Schwartz ?… Et pourtant…
– Écoute ! l’interrompit Maurice qui prit un air profond, l’art n’est pas là, mon pauvre garçon. Tant que tu feras abstraction de l’art…
– Où le prends-tu, l’art ? rugit Étienne en colère.
– Dans la nature.
– As-tu de quoi dîner demain ?
– Il ne s’agit pas de cela…
– Tonnerre ! de quoi s’agit-il ? Je voudrais qu’il t’étouffe, ton art !
– Étouffât ! rectifia Maurice.
– Étouffât, si tu veux, graine d’académicien !… Veux-tu faire un drame, oui ou non ? »
Maurice prit son verre et le balança avec grâce comme s’il eût été plein de champagne.
« Je veux la gloire, répliqua-t-il, inspiré à son tour, la gloire, splendide guirlande dont je ceindrai le front de ma cousine Blanche. Je veux les bravos du monde entier pour qu’elle les entende. Je veux tous les lauriers de la terre pour en joncher sa route. La victoire, entends-tu, pour la mettre à ses pieds ! Je ne suis pas poète pour être poète, encore moins pour attirer quelques louis d’or dans ma bourse vide. Qu’ai-je besoin d’or ? Je vis de jeunesse et d’amour. Je suis poète pour aimer, pour être aimé, poète pour chanter mon culte, poète pour encenser mon idole adorée !
– Tu crois rire, toi, l’interrompit Étienne. Une tirade comme ça, en situation, enlèverait la salle !… Taisez, la claque… tous ! tous !
– J’en ferai par jour vingt pareilles, des tirades, dit noblement Maurice. J’en ferai cent, si tu veux…
– Fais en mille et va te coucher, guitare !… c’est le lièvre qui manque à notre civet… Du diable si nous avons besoin de la sauce !
– Animal vulgaire ! prononça Maurice avec une indicible expression de dédain.
– Moitié de chanterelle ! repartit Étienne. Retourne au collège, pour gagner toute ta vie le premier prix de discours français. Moi, je vois la chose en scène. Drame veut dire action : on sait son grec. Laisse-moi agir pour que tu aies l’occasion de bavarder. Ce qui nous manque, c’est une situation forte, sérieuse, capitale…
– Qu’est-ce que c’est qu’une situation ? demanda Maurice.
– C’est… attends un peu…
– Tu n’en sais rien !
– Si fait !… suppose Sophie éprise ardemment d’Édouard et apprenant brusquement qu’elle est sa sœur… Hein ?
– Pouah !
– Voilà une situation !
– Un coup de poing sur l’œil, alors, est une situation ?
– Bravo ! Pour la première fois de ta vie, tu comprends ! Oui, ma biche, un coup de poing sur l’œil est une situation… et une situation est un coup de poing…
– Sur l’œil… Je nie cela… Une situation est la lutte des évènements contre les caractères.
– Quand l’immortel Shakespeare met en scène…
– Tu m’ennuies !
– Fais verser une voiture, à propos, adroitement, heureusement…
– Seigneur ! pitié !
– Alors, entamons une comédie, puisque tu es mordu par les caractères. On n’a pas encore mis à la scène le prix d’honneur du grand concours. Bon élève, bourré d’espérances, orgueil de ses oncles, exemple de son quartier, condamné à traduire jusqu’à son décès en pathos intime, les beautés de son fameux discours latin… »
La jolie bouche de Maurice s’ouvrit, large comme un four, en un redoutable bâillement.
« Nous ne ferons jamais rien ensemble, dit-il. Je suis un poète et tu n’es qu’un pitre !
– Merci, répliqua Étienne ; traduction libre : M. Étienne Roland ne peut pas grand-chose et M. Maurice Schwartz ne peut rien du tout. Adjugé ! »
Encore un Schwartz, ô lecteur, quelle famille !
Maurice se promenait à grands pas, drapant les plis affaissés de sa pauvre robe de chambre.
« C’est le signe des temps, prononça-t-il gravement ; les vocations s’égarent. Tu aurais fait un clerc de notaire très suffisant ; moi, j’aurais étincelé chez l’agent de change. Nous étions parfaitement dans la maison de M. Schwartz, qui nous aurait fait à tous deux une position, à cause de nos parents ; il le voulait ; c’était son mot. Nous, pas si bêtes ! nous aimons bien mieux mourir d’impuissance et de faim !
– Voilà notre pièce, parbleu ! s’écria Étienne avec l’enthousiasme le plus vif. Tu as tout un côté du génie, sans t’en douter. Du reste, les inventeurs en sont tous là. Vois Salomon de Caus qui trouva la vapeur en regardant bouillir sa tisane ! Deux vocations égarées, quel titre ! Et toute la vie moderne là-dessous ! Édouard pourrait nous servir, c’est clair, Sophie aussi, aussi Olympe Verdier ! Ne perdons pas nos types, diable ! Le baron Verdier serait superbe là-dedans ! Et M. Médoc ! Et la marquise Gitana ! Au dénouement, tous les notaires seraient des poètes et tous les poètes seraient des notaires. Allume ! »
Il saisit d’un geste convulsif sa pipe de porcelaine qu’il bourra vigoureusement.
« Je comprends les inconséquences d’Archimède, conclut-il. Quand on ne parcourt pas, en toilette de bain, les rues de Syracuse, on n’est pas digne d’avoir une idée à succès ! »
Maurice s’était arrêté devant lui, les bras croisés. Ses grands yeux bleus disaient le chemin que faisait sa pensée.
« À quoi songes-tu ? » demanda Étienne.
Maurice ne répondit point.
« C’est une belle chose à observer que l’inspiration ! dit Étienne. Je vois le drame au travers de ta boîte osseuse. Il est sombre, il est gracieux ; il est touchant, il est cruel… il est superbe !
– Écoute ! prononça tout bas Maurice, il n’y a point de s*t métier. Molière a fait les Fourberies. Je vois une pièce avec Arnal, Hyacinthe et Ravel… Grassot, plutôt ! Tous les quatre… Je donnerais une boucle de mes cheveux pour avoir une bouteille de champagne ! »
Étienne le regardait la bouche béante.
« Quoique je ne connaisse pas encore ton idée, dit-il, je déclare qu’elle te fait honneur ! Quatre comiques ! Perge, puer ! À défaut de champagne, nous nous griserons avec notre esprit : verse !
– Voilà ! c’était dans la Patrie, journal du soir. Un négociant estimable, Grassot, reçoit une lettre de son correspondant de Pondichéry qui annonce un orang-outang mâle de la plus belle espèce. Éffroi des dames ; Grassot les rassure par des considérations tirées de l’histoire naturelle : douceur connue de l’orang-outang, etc… Celui-là, du reste, doit être privé. La lettre a un post-scriptum. Au moment où Grassot va faire la lecture du post-scriptum, la porte s’ouvre et un valet annonce que la personne attendue de Pondichéry vient d’arriver avec son précepteur. Hilarité des dames et des demoiselles à l’idée du précepteur de l’orang-outang mâle. Faites entrer, dit Grassot. Entrée d’Hyacinthe, précepteur, et de Ravel, jeune nabab qui vient de Pondichéry pour épouser la fille de la maison… ou Arnal, si tu veux. J’aimerais mieux Arnal.
– Ah ! dit Étienne attendri, Ravel serait pourtant bien joli !
– Nous discuterons cela.
– À l’amiable, oui, oui. Le principal, c’est que tu as enfin une idée… une vraie idée… Ma parole, je la voyais poindre dans ton crâne !
– Ce mariage projeté faisait l’objet du post-scriptum, poursuivit Maurice ; on n’a pas eu le temps de lire le post-scriptum et chacun l’oublie profondément, dans l’émotion inséparable d’une pareille aventure… cela se conçoit…
– Parbleu ! approuva Étienne. Au Palais-Royal !
– Arnal… ou Ravel est un jeune homme très timide qui n’ose ouvrir la bouche devant les dames et qui ne bouge qu’au commandement d’Hyacinthe, son précepteur…
– Quel rôle pour Hyacinthe !
– Et pour Ravel… ou Arnal… quel rôle ! La curiosité et la stupéfaction de la famille parisienne atteignent à des proportions de comiques inconnues !
– Ça fait peur !
– Grassot témoigne au cornac sa reconnaissance pour un cadeau pareil.
– Je vois la salle épileptique !
– La mère va chercher en secret un exemplaire de Buffon, pour avoir des renseignements sur l’animal.
– Chacun répète sur tous les tons : comme il ressemble à un homme !
– La chose a transpiré… Les domestiques savent qu’il y a un orang-outang dans la maison.
– Il a des bottes vernies, ce c*******é !
– Une redingote à la mode !
– Des lunettes vertes !
– Il fume !
– Il joue aux dominos !
– Drôle de bête !
– Et tout en vie !
– Mlle Célestine le trouve crânement joli !
– La tante a peur des singes, mais elle l’embrasse. .
– On peut risquer la gaudriole : la censure rira.
– Chaud !
– Servez !… Il ne lui manque que la parole !
– La parole vient au dénouement : le dénouement, c’est le post-scriptum…
– Compris ! cinq cents représentations, mais pas de prix à l’Académie. Maurice, ma chatte, tu nous as sauvé la vie ! »
Maurice se rassit et mit sa blonde tête entre ses mains. Étienne, jubilant, cherchait des mots, cherchait des trucs, cherchait le titre. Au plus fort de sa fièvre, Maurice l’interrompit en disant :
« C’est stupide !
– Hein ? fit Étienne abasourdi.
– Jeunesse ! jeunesse ! chanta Maurice, fleur de la vie ! parfum du ciel ! Dieu te donne-t-il à nous pour que nous t’abaissions à l’obscénité de ces vulgaires orgies ! »