Mais ce n’était pas le tout que de vendre ou d’acheter les biens des catholiques, il fallait entrer en possession ; c’est de quoi s’occupèrent les protestants : ils y réussirent en novembre 1569, c’est-à-dire après dix-huit mois d’exil. Voici de quelle manière :
Un jour, les religionnaires réfugiés virent venir à eux un charpentier d’un petit village nommé Cauvisson, qui demanda à parler à M. Nicolas de Calvière, seigneur de Saint-Cosme, frère du président, et qui était connu dans tout le parti comme un homme d’exécution. Voici quelle était la proposition du charpentier.
Il y avait dans les fossés de la ville, près de la porte des Carmes, une grille de fer par laquelle se dégorgeait l’eau de la fontaine. Maduron, c’était le nom du charpentier, offrit de limer cette grille, de manière à ce que, en l’enlevant une belle nuit, elle donnât passage à une troupe de protestants armés : Nicolas de Calvière accepta la proposition, demandant à la mettre à exécution le plus tôt possible ; mais le charpentier fit observer qu’il fallait attendre quelque orage, afin que les eaux, grossies par la pluie, pussent couvrir par leur bruit celui que produirait le grincement de la lime. La chose était d’autant plus importante, que la guérite de la sentinelle se trouvait presque au-dessus de cette grille. M. de Calvière insista ; Maduron, qui jouait dans cette affaire plus gros jeu que personne, tint bon ; de sorte que, bon gré mal gré, il fallut attendre son loisir.
Quelques jours après, la saison des pluies arriva, et la fontaine grossit comme d’habitude ; alors Maduron, jugeant que le moment favorable était venu, se glissa dans le fossé et se mit à limer sa grille, tandis qu’un ami, caché sur le rempart, le tirait par une ficelle qu’il s’était attachée au bras, chaque fois que la sentinelle, dans sa promenade circonscrite, revenait de son côté. Vers le point du jour l’ouvrage était déjà en bon train. Maduron couvrit les entailles avec de la cire et de la boue, afin de les dissimuler aux regards, et se retira. Trois nuits de suite il se remit encore à l’œuvre avec les mêmes précautions ; enfin, vers la fin de la quatrième, il sentit qu’avec un léger effort la grille serait prête à céder ; c’était tout ce qu’il fallait : il retourna donc prévenir messire Nicolas de Calvière que le moment était venu.
Cela tombait à merveille : la lune, entre son retour et son déclin, était complètement absente du ciel ; on fixa l’entreprise à la même nuit, et lorsque l’obscurité fut venue, messire Nicolas de Calvière, suivi de trois cents protestants choisis parmi les plus braves, vint se cacher dans un plant d’oliviers, à un demi-quart de lieue des murailles.
Tout était tranquille, la nuit était sombre, onze heures sonnèrent ; messire Nicolas de Calvière se mit en route avec ses hommes, qui descendirent sans bruit, traversèrent le fossé, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, remontèrent de l’autre côté, et, suivant le pied de la muraille, se glissèrent sans être aperçus jusqu’à la grille ; Maduron les y attendait ; en les apercevant, il donna une légère secousse, la grille tomba, et tous, entrant par le conduit, Nicolas de Calvière en tête, se trouvèrent bientôt à l’autre extrémité de l’aquéduc, c’est-à-dire place de la Fontaine.
Les protestants coururent aussitôt, par pelotons de vingt hommes, aux quatre principales portes, tandis que tout le reste de la troupe se répandait par les rues, criant : — Ville gagnée ! mort aux papistes ! monde nouveau ! À ces cris, les protestants de l’intérieur reconnurent des frères, et les catholiques des ennemis : mais les uns étaient prévenus et les autres pris à l’improviste ; il n’y eut donc pas de défense, ce qui n’empêcha point qu’il n’y eût c*****e. M. de Saint-André, le gouverneur de la ville, contre lequel, dans sa courte administration, les protestants avaient amassé de grandes haines, fut tué d’un coup de pistolet dans son lit, et son corps, jeté par la fenêtre, fut mis en morceaux par la populace. Les assassinats durèrent toute la nuit ; puis le lendemain, les vainqueurs organisèrent à leur tour la persécution, beaucoup plus facile à l’égard des catholiques, qui n’avaient pour refuge que la plaine, qu’à l’égard des protestants, qui avaient, comme nous l’avons dit, les Cévennes pour forteresse.
Vers ce temps arriva la paix de 1570, qu’on appela, comme nous l’avons dit, la paix mal assise, et à laquelle, deux ans après, la Saint-Barthélemi vint confirmer son nom.
Alors, chose étrange, le Midi regarda faire la capitale : protestants et catholiques nîmois, tous rougis encore du sang les uns des autres, demeurèrent mutuellement en face, la main à la garde de leur poignard ou de leur épée, mais sans tirer ni épée ni poignard. Il y avait de la curiosité dans leur fait, et ils étaient bien aises, à leur tour, de voir comment les Parisiens s’en tireraient.
Cependant la Saint-Barthélemi eut un résultat : ce fut la fédéralisation des principales villes du Midi et de l’Ouest : Montpellier, Uzès, Montauban et La Rochelle firent une ligue militaire et civile, présidée par Nîmes, – en attendant, dit l’acte de fédéralisme, qu’un prince, suscité par Dieu, partisan et défenseur de la cause protestante, montât sur le trône. – Dès 1575, les protestants du Midi devinaient Henri IV.
Alors Nîmes, donnant l’exemple aux autres villes confédérées, creuse ses fossés, rase ses faubourgs, élève ses murailles ; nuit et jour elle augmente ses moyens de défense, met double garde à chaque porte, et, sachant comment on surprend une ville, ne laisse pas sur toute l’enceinte de ses murailles un trou où puisse passer un papiste. C’est alors que, dans sa crainte de l’avenir, elle devient sacrilège pour le passé, abat à moitié son temple de Diane, et mutile son amphithéâtre, dont chaque pierre gigantesque fait à elle seule un pan de muraille. Pendant une trêve elle sème, pendant l’autre elle récolte ; et cet état dure tant que dure le règne des mignons. Enfin, ce prince suscité de Dieu, qu’attendent depuis si longtemps les religionnaires, apparaît ; Henri IV monte sur le trône.
Mais en montant sur le trône, Henri IV se trouve dans la position où, quinze cents ans auparavant, s’est trouvé Octave, et où trois siècles plus tard, se trouvera Louis-Philippe : porté au souverain pouvoir par un parti qui n’est point la majorité, il est obligé de se détacher de ce parti, et d’abjurer sa croyance religieuse, comme les autres ont abjuré ou abjureront leurs croyances politiques ; de sorte qu’il aura son Biron, comme Octave avait eu son Antoine, et comme Louis-Philippe aura son Lafayette. Arrivés à ce point, les rois n’ont plus ni volontés ni sympathie personnelle : ils subissent la puissance des choses, et, forcés de s’appuyer sans cesse sur les masses, ils ne cessent pas plus tôt d’être proscrits, que, malgré eux, ils deviennent proscripteurs.
Cependant, avant d’en venir à l’arrestation de Fontainebleau, Henri IV, avec la franchise d’un vieux soldat, réunit autour de lui ses anciens compagnons de guerre et de religion ; il déploya sous leurs yeux une carte de la France, il leur montra que le dixième à peine de son immense population était protestante ; encore les protestants étaient-ils confinés tous, les uns dans les montagnes du Dauphiné, qui leur avaient donné leurs trois principaux chefs, le baron des Adrets, le capitaine Montbrun et Lesdiguières ; dans les montagnes des Cévennes, qui leur avaient donné leurs principaux prédicateurs, Maurice Sécenat et Guillaume Moget ; enfin dans les montagnes de la Navarre, d’où il était sorti lui-même. Il leur montra que, chaque fois qu’ils s’étaient hasardés hors de leurs montagnes, ils avaient été battus, ainsi que cela était arrivé à Jarnac, à Moncontour et à Dreux. Enfin, il termina par leur faire sentir l’impossibilité où il était de leur remettre le pouvoir ; mais, en échange, il leur donna trois choses : sa bourse pour assurer les besoins du présent, l’édit de Nantes pour assurer la tranquillité de l’avenir, enfin des places fortes pour se défendre au cas où un jour cet édit serait révoqué ; car, dans sa prévoyance profonde, l’aïeul avait deviné le petit-fils, et Henri IV craignait Louis XIV.
Les protestants prirent ce qu’on leur offrait ; puis, comme cela arrive toujours à ceux qui ont reçu, se retirèrent mécontents de ne pas avoir obtenu davantage.
Le règne de Henri IV n’en fut pas moins, tout renégat que ce prince était à leurs yeux, l’ère dorée des protestants ; et tant que ce règne dura, Nîmes fut calme ; car cette fois les vainqueurs, chose étrange, oubliant la Saint-Barthélemi parisienne, dont ils n’avaient point encore pris leur revanche, se contentaient de défendre aux catholiques toute pratique de culte extérieur, les laissant assez libres d’exercer leur religion, pourvu que ce fût en secret, et même de porter le viatique, pourvu que les malades se résignassent à attendre la nuit. Quand la mort était trop pressée, il fallait bien porter le Saint-Sacrement de jour ; mais alors ce n’était pas sans danger pour le prêtre, qu’au reste ce danger n’arrêta jamais, tant c’est le propre des dévouements religieux de demeurer inflexibles, et peu de soldats, si braves qu’ils fussent, moururent aussi courageusement que les martyrs.
Pendant tout ce temps, profitant de la trêve et de l’impartiale protection qu’accordait, aux uns comme aux autres, le connétable Damville, carmes, capucins, jésuites, moines de tout ordre ou de toute couleur enfin, rentraient dans Nîmes les uns après les autres, sans bruit, il est vrai, d’une manière sourde et nocturne, il est vrai encore ; mais enfin, au bout de trois ou quatre ans, ils n’en furent pas moins réinstallés : seulement ils se trouvèrent alors dans la situation où avaient été d’abord les protestants ; c’étaient eux qui n’avaient plus d’églises, et c’étaient leurs ennemis qui avaient des temples. Enfin il arriva même un moment où un supérieur des Jésuites, nommé le père Coston, prêcha avec tant de succès, que les protestants, voulant combattre à armes égales, et opposer la parole à la parole, firent venir d’Alais, c’est-à-dire de la montagne, cette source éternelle d’éloquence huguenote, le révérend Jérémie Ferrier, qui passait en ce moment pour l’aigle du parti. Alors les controverses religieuses recommencèrent entre les deux religions ; ce n’était pas encore une guerre, mais c’était déjà moins qu’une paix ; on avait cessé de s’assassiner, mais on anathématisait toujours : on ne tuait plus le corps, mais on damnait l’âme ; c’était une manière, tout en prenant du repos, de ne pas perdre son temps et de s’entretenir la main pour le moment où les massacres recommenceraient.
La mort de Henri IV donna le signal de nouvelles collisions, qui, d’abord au profit des protestants, commencèrent peu à peu à tourner à celui des catholiques : c’est qu’avec Louis XIII Richelieu était monté sur le trône ; à côté du roi, le cardinal ; derrière le manteau de pourpre, la robe rouge. C’est alors qu’apparaît dans le Midi Henri de Rohan, l’un des plus illustres chefs de cette grande race qui, alliée aux maisons royales d’Écosse, de France, de Savoie et de Lorraine, avait pris pour devise : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis. »
Henri de Rohan était alors un homme de quarante à quarante-cinq ans, dans toute la force de l’âge et du génie. Jeune, il avait parcouru, pour achever son éducation, l’Angleterre, l’Écosse et l’Italie. En Angleterre, Élisabeth l’avait appelé son chevalier ; en Écosse, Jacques VI avait voulu qu’il devînt le parrain de son fils, qui fut depuis Charles Ier ; enfin, en Italie, il avait pénétré si avant dans l’amitié des principaux seigneurs et dans la politique des principales villes, qu’on avait l’habitude de dire qu’après Machiavel, c’était lui qui, sous ce rapport, en savait le plus. Revenu en France, il avait, du vivant de Henri IV, épousé la fille de Sully, et, Henri IV mort, il avait commandé les Suisses et les Grisons au siège de Juliers. C’était cet homme que le roi avait eu l’imprudence de maltraiter, en lui refusant la survivance du gouvernement du Poitou, dont son beau-père était investi, et qui, ainsi qu’il le dit lui-même dans ses Mémoires avec une ingénuité toute militaire, excité par le désir de se venger du mépris qu’on lui avait témoigné à la cour, venait de se jeter dans le parti de Condé, par sa complaisance pour son frère, et par l’envie de servir ceux de sa religion.