Cependant, pour que de pareils bruits, si peu fondés qu’ils lui parussent, ne se renouvelassent point, le roi nomma Damville gouverneur du Languedoc, et l’installa lui-même dans la capitale de son gouvernement ; puis il destitua les consuls, depuis les premiers jusqu’aux derniers : ceux qu’il nomma à leur place étaient tous catholiques et se nommaient Guy-Rochette, docteur et avocat ; Jean Beaudan, bourgeois ; François Aubert, maçon ; et Christol Ligier, laboureur : après quoi, il partit pour Paris, où il signa, quelque temps après, avec les calvinistes, le traité que le peuple, cet éternel prophète, appela la paix boiteuse et mal assise3, et qui eut pour résultat la Saint-Barthélemi.
Toute gracieuse qu’eût été la mesure prise par l’autorité royale pour la tranquillité future de sa bonne ville de Nîmes, ce n’en était pas moins une réaction : en conséquence, les catholiques, se sentant soutenus par l’autorité, rentrèrent en foule, les bourgeois reprirent leurs maisons, les curés reprirent leurs églises, et, affamés par le pain amer de l’exil, prêtres et laïques firent main basse sur le trésor. Cependant aucun meurtre n’ensanglanta ce retour ; mais forces injures furent dites aux calvinistes, qu’à leur tour on insulta dans les rues. Mieux peut-être eussent valu quelques coups de poignard ou d’arquebuse : une blessure se cicatrise, mais jamais une raillerie.
En effet, le lendemain de la Saint-Michel, c’est-à-dire le 30 septembre 1567, on vit tout à coup, vers midi, deux ou trois cents conjurés sortir d’une maison et se répandre par les rues en criant : Aux armes ! mort aux papistes ! monde nouveau ! C’était le capitaine Bouillargues qui prenait sa revanche.
Comme les catholiques étaient surpris à l’improviste, ils n’essayèrent pas même de faire résistance ; un groupe des mieux armés, parmi les protestants, courut à la maison de Guy-Rochette, premier consul, et s’empara des clés de la ville. Guy-Rochette, prévenu par les clameurs des habitants, avait mis la tête à la fenêtre : voyant ce rassemblement de furieux se diriger vers sa maison, il avait deviné que c’était à lui qu’on en voulait et s’était sauvé chez son frère Grégoire. Alors, s’étant remis et ayant repris courage, l’importance de ses fonctions lui revint à l’esprit, et il résolut de les remplir, quelque chose qui pût en arriver : en conséquence, il courut chez les officiers de justice ; mais tous lui donnèrent de si excellentes raisons pour ne pas se mêler de la chose, qu’il vit qu’il ne fallait pas compter sur des lâches ou des traîtres. Il se rendit donc chez l’évêque, et le trouva dans son palais épiscopal, entouré des principaux catholiques, lesquels, à genoux comme lui, priaient le Seigneur et attendaient le martyre. Guy-Rochette se joignit à eux, et tous ensemble continuèrent à prier.
Un instant après, la rue retentit de nouvelles clameurs, et les portes de l’évêché gémissent sous les coups de hache et de levier : à ce bruit menaçant, l’évêque oublie qu’il doit l’exemple du martyre et se sauve par une brèche dans une maison contiguë ; mais Guy-Rochette et quelques autres catholiques, résignés à leur sort et résolus courageusement à ne point le fuir, demeurent à leur place. Les portes cèdent, les protestants se répandent dans la cour et dans les appartements. Le capitaine Bouillargues entre, l’épée à la main ; Guy-Rochette et ses compagnons sont pris, enfermés dans une chambre sous la garde de quatre sentinelles, et l’évêché est pillé : en même temps une autre troupe se porte chez le vicaire-général Jean Peberean, lui prend huit cents écus, lui donne sept coups de poignard et jette son cadavre par la fenêtre, comme les catholiques firent, huit ans plus tard, de celui de l’amiral de Coligny ; puis les deux troupes réunies s’élancent vers la cathédrale, qu’ils saccagent une seconde fois.
La journée s’écoula tout entière au milieu de ces scènes de meurtre et de pillage ; puis enfin, la nuit arriva : alors, comme on avait eu l’imprudence de faire grand nombre de prisonniers et qu’ils commençaient à être embarrassants vu leur quantité, on résolut de profiter de l’obscurité pour s’en défaire sans exciter trop d’émotion dans la cité. En conséquence, on les tira des différentes maisons où on les avait enfermés, et on les conduisit tous dans une grande salle de l’Hôtel-de-Ville, qui pouvait contenir quatre ou cinq cents personnes, et qui se trouva pleine : alors une espèce de tribunal s’organisa ; un greffier se chargea d’enregistrer les arrêts de ce tribunal de mort improvisé ; une liste des prisonniers lui fut remise : une croix tracée en marge indiquait les condamnés. Il alla de chambre en chambre, cette liste à la main, appelant et faisant sortir ceux dont les noms portaient le signe fatal ; puis, ce triage achevé, on les conduisit par b****s au lieu désigné d’avance pour leur supplice.
Ce lieu était la cour de l’évêché : au milieu de cette cour était un puits de cinquante pieds de profondeur et de vingt-quatre pieds de circonférence : c’était une tombe toute creusée, et les religionnaires, qui étaient pressés, avaient résolu de l’utiliser pour ne pas perdre de temps.
Là, les malheureux catholiques furent amenés, percés à coups de dague ou mutilés à coups de haches, puis précipités dans le puits ; Guy-Rochette y fut traîné un des premiers et ne demanda pour lui ni grâce ni miséricorde ; mais il demanda la vie pour son jeune frère, dont le seul crime était de lui tenir de si près par les liens du sang. Les assassins n’entendirent à rien, ils frappèrent l’homme et l’enfant, et les précipitèrent tous deux. Le cadavre du vicaire-général, quoiqu’il fût tué de la veille, fut amené à son tour, traîné par une corde et réuni aux autres martyrs. Le m******e dura toute la nuit : l’eau sanglante montait à mesure qu’on y jetait de nouveaux cadavres ; au point du jour, le puits débordait : il est vrai qu’on y avait précipité à peu près cent vingt personnes.
Le lendemain, 1er octobre, les scènes de tumulte recommencèrent : dès le point du jour, le capitaine Bouillargues parcourait les rues de la ville en criant : — Courage, compagnons ! Montpellier, Pézenas, Aramon, Beaucaire, Saint-Andéol et Villeneuve sont pris et sont à notre dévotion. Le cardinal de Lorraine est mort, et nous tenons le roi. – Ces cris réveillèrent ceux des assassins qui commençaient à s’assoupir ; ils se réunirent au capitaine, demandant à grands cris qu’on fouillât les maisons qui entouraient l’évêché et dans l’une desquelles il était à peu près certain que l’évêque, qui, ainsi qu’on s’en souvient, s’était échappé la veille, avait trouvé asile : cette proposition fut acceptée, et les visites commencèrent ; lorsqu’on en fut à la maison de M. Sauvignargues, celui-ci avoua que le prélat était caché dans sa cave, et proposa au capitaine Bouillargues de traiter de sa rançon. La proposition n’avait rien d’inconvenant ; aussi fut-elle acceptée ; on discuta seulement quelques instants sur la somme, qui fut fixée à cent vingt écus : l’évêque donna tout ce qu’il avait sur lui ; ses domestiques se dépouillèrent ; le sieur de Sauvignargues compléta la somme, et comme il avait l’évêque chez lui, il le retint en gage. Le prélat ne réclama aucunement contre cette mesure, si impertinente qu’elle lui eût paru dans un autre temps ; il se croyait plus en sûreté dans la cave de M. de Sauvignargues qu’à l’évêché.
Mais, sans doute, le secret de la retraite du digne prélat ne fut pas très-scrupuleusement gardé par ceux qui venaient de traiter avec lui ; car, au bout d’un instant, une seconde troupe se présenta, dans l’espérance d’obtenir une seconde rançon. Malheureusement le sieur de Sauvignargues, l’évêque et les domestiques s’étaient dépouillés, au premier coup, de tout ce qu’ils avaient d’argent comptant ; de sorte que cette fois le maître de la maison, craignant pour lui-même, fit barricader les portes, et, se sauvant par une ruelle, abandonna l’évêque à sa mauvaise fortune. Les huguenots escaladèrent les fenêtres, et entrèrent dans la maison en criant : — Tue ! tue ! à mort les papistes ! –Les domestiques de l’évêque furent massacrés, le prélat tiré de son caveau, et jeté dans la rue. Là on lui arracha ses bagues et sa croix pastorale, on le dépouilla de ses habits, pour le couvrir d’un vêtement grotesque que l’on improvisa avec des haillons ; on lui mit, au lieu de sa mitre, un chapeau de paysan ; puis, dans cet état, on le traîna jusqu’à l’évêché, et on le mena au bord du puits pour l’y précipiter ; là un des massacreurs fit observer qu’il était déjà plein de cadavres : — Bah ! répondit un autre, ils se presseront bien un peu pour un évêque4.
Pendant ce temps le prélat, qui voit qu’il n’y a plus aucune miséricorde à attendre des hommes, se jette à genoux, recommandant son âme à Dieu, quand tout à coup un des assassins, nommé Jean Coussinal, et qui jusque-là s’était fait remarquer parmi les plus féroces, touché, comme par miracle, de cette résignation, s’élance entre l’évêque et ceux qui allaient le frapper, le prend sous sa garde, et déclare que quiconque le touchera aura affaire à lui ; ses camarades, étonnés, reculent. Pendant ce temps Jean Coussinal soulève l’évêque entre ses bras, l’emporte dans une maison voisine, et se place sur le seuil l’épée à la main.
Néanmoins les assassins, revenus de leur première surprise, réclament à grands cris l’évêque, et, réfléchissant qu’à tout prendre, ils sont cinquante contre un, et qu’il est honteux à eux de se laisser intimider ainsi par un seul homme, s’élancent contre Coussinal, qui, d’un revers de son épée, abat la tête du premier qui se présente ; alors les cris redoublent, deux ou trois coups de pistolet et d’arquebuse sont tirés sur l’entêté défenseur du pauvre prélat ; mais aucune balle ne le touche. En ce moment passe le capitaine Bouillargues, qui, voyant un seul homme assailli par cinquante, demande ce que c’est : on lui raconte la prétention étrange de Coussinal, qui veut sauver l’évêque : — Il a raison, dit le capitaine, l’évêque a payé rançon, et personne n’a plus droit sur lui. – À ces mots, il marche à Coussinal, lui tend la main, et tous deux entrent dans la maison, d’où ils sortent bientôt, tenant l’évêque chacun sous un bras. Ils traversent ainsi toute la ville, suivis des cris et des murmures des assassins, qui n’osent cependant point faire autre chose que crier et que murmurer ; à la porte ils remettent l’évêque à une escorte, et demeurent là jusqu’à ce qu’ils l’aient perdu de vue.
Les massacres durèrent encore toute la journée, mais en diminuant à mesure qu’on avançait vers le soir ; cependant la nuit il y eut quelques meurtres isolés : le lendemain, on était fatigué de tuer, on se mit à démolir ; cela dure plus longtemps, on se lasse moins de remuer des pierres que des cadavres. Tous les couvents, toutes les églises, tous les monastères, toutes les maisons des prêtres et des chanoines y passèrent : on ne conserva que la cathédrale, sur laquelle haches et leviers s’émoussèrent, et l’église de Sainte-Eugénie, dont on fit un magasin à poudre.
La journée de la tuerie fut nommée la Michelade, parce qu’elle avait eu lieu le lendemain de la Saint-Michel, et comme elle date de 1567, la Saint-Barthélemi ne fut qu’un plagiat.
Cependant, avec l’aide de M. Damville, les catholiques reprirent le dessus, et ce fut aux protestants de fuir à leur tour ; ils se retirèrent dans les Cévennes. Dès le commencement des troubles, les Cévennes avaient été l’asile des religionnaires : encore aujourd’hui la plaine est papiste, et la montagne huguenote. Que le parti catholique triomphe à Nîmes, la plaine monte ; que les protestants soient vainqueurs, la montagne descend.
Cependant, tout vaincus et fugitifs qu’ils étaient, les calvinistes n’avaient point perdu courage : exilés d’un jour, ils comptaient bien prendre leur revanche le lendemain, et tandis qu’on les pendait par contumace, ou qu’on les brûlait en effigie, ils se partageaient devant notaire les biens de leurs bourreaux.