MASSACRES DU MIDI1551-1815-1
MASSACRES DU MIDI
1551-1815Alexandre
Dumas
© 2022 Librorium Editions
ISBN : 9782383835233
Peut-être notre lecteur, préoccupé seulement de ses derniers souvenirs, qui remontent à la Restauration, s’étonnera-t-il du large cadre dans lequel nous enfermons le tableau que nous allons mettre sous ses yeux et qui n’embrasse pas moins de deux siècles et demi : c’est que toute chose a son précédent, toute rivière, sa source, tout volcan, son foyer ; c’est que, de 1551 à 1815, tout a été, sur le point de la terre où nous portons le regard, action et réaction, vengeance et représailles ; c’est que les annales religieuses du Midi ne sont rien autre chose qu’un registre en partie double tenu par le fanatisme au profit de la mort, et écrit d’un côté avec le sang des catholiques, et de l’autre avec celui des protestants.
Dans ces grandes commotions politiques et religieuses du Midi dont les tressaillements, pareils à des tremblements de terre, ont parfois ébranlé jusqu’à la capitale, Nîmes s’est toujours fait centre. Nous choisirons donc Nîmes comme le pivot de notre récit, qui s’en éloignera quelquefois, mais qui y reviendra toujours.
Nîmes, réunie à la France par Louis VIII, gouvernée par ses consuls, dont le pouvoir, substitué à celui de Bernard Athon VI, son vicomte, date de l’an 1207, venait à peine de célébrer, sous l’épiscopat de Michel Briçonnet, la découverte des reliques de saint Bauzile, martyr et patron de la ville, lorsque les doctrines nouvelles se répandirent en France. Le Midi eut tout d’abord sa part de persécution, et, en 1551, la sénéchaussée de Nîmes fit brûler en place publique plusieurs religionnaires, au nombre desquels se trouvait Maurice Sécenat, missionnaire des Cévennes, surpris en flagrant délit de prédication. Dès lors, Nîmes eut deux martyrs et deux patrons, l’un révéré par les catholiques, l’autre, par les protestants ; et saint Bauzile, après vingt-quatre ans de règne, fut forcé de partager les honneurs du protectorat avec son nouveau concurrent.
À Maurice Sécenat succéda Pierre de Lavau. À quatre ans de distance, ces deux prédicateurs, dont les noms surnagent au-dessus de beaucoup d’autres noms de martyrs obscurs et oubliés, furent mis à mort sur la place de la Salamandre. Toute la différence qu’il y eut entre eux, c’est que le premier fut brûlé et le second pendu.
Pierre de Lavau avait été assisté à ses derniers moments par Dominique Deyron, docteur en théologie ; mais au lieu que ce fût, comme d’habitude, le prêtre qui convertît le patient, ce fut cette fois le patient qui convertit le prêtre. La parole qu’on avait voulu étouffer retentit donc de nouveau. Dominique Deyron fut décrété, poursuivi, traqué, et n’échappa au gibet qu’en se réfugiant dans la montagne.
La montagne est l’asile de toute secte qui s’élève ou qui tombe : Dieu a donné aux rois et aux puissants les villes, les plaines et la mer, mais, en échange de tout cela, aux faibles et aux opprimés, il a donné la montagne.
Au reste, la persécution et le prosélytisme marchaient d’un pas égal ; mais le sang produisit son effet ordinaire, il féconda le sol, et après deux ou trois ans de lutte, après deux ou trois cents huguenots brûlés ou pendus, Nîmes se réveilla un matin avec une majorité protestante. Ainsi, en 1556, les consuls de Nîmes avaient été vivement semoncés sur les tendances de la ville vers la réformation. En 1557, c’est-à-dire un an à peine après cette admonestation, le roi Henri II était forcé de remettre la charge de président au présidial aux mains du protestant Guillaume de Calvière. Enfin, une décision du juge mage ayant ordonné aux consuls d’assister en chaperon à l’exécution des hérétiques, les magistrats bourgeois protestèrent contre cet arrêt, et la puissance royale se trouva insuffisante pour le leur faire exécuter.
Henri mourut, et Catherine de Médicis et les Guises montèrent sur le trône sous le nom de François II : il y a toujours un moment où les peuples respirent, c’est pendant les funérailles de leurs rois : Nîmes profita de celles de Henri II, et, le 29 septembre 1559, Guillaume Moget y fonda la première communauté protestante.
Guillaume Moget venait de Genève : c’était l’enfant des entrailles de Calvin ; il arrivait à Nîmes avec la ferme résolution de convertir à la foi nouvelle tout ce qu’il y restait de catholiques ou de se faire pendre. Au reste, éloquent, vif, rusé, trop éclairé pour être v*****t et disposé à faire des concessions, si on voulait lui en faire1 ; toutes les chances étaient pour lui : aussi Guillaume Moget ne fut point pendu.
Du moment où une secte naissante n’est plus esclave, elle est reine : l’hérésie, déjà maîtresse des trois quarts de la ville, commença de lever hardiment la tête dans les rues. Un bourgeois, nommé Guillaume Raymond, prêta sa maison au missionnaire calviniste ; un prêche public s’y établit, la foi gagna les plus incertains ; bientôt, la maison se trouva trop étroite pour contenir la foule qui venait recevoir le poison de la parole révolutionnaire, et les plus impatients commencèrent à tourner les yeux vers les églises.
Cependant le vicomte de Joyeuse, qui venait d’être nommé gouverneur du Languedoc en remplacement de M. de Villars, s’inquiéta de ces progrès que les protestants ne cachaient plus, mais dont, au contraire, ils se vantaient ; il fit venir les consuls et les admonesta vertement au nom du roi, menaçant d’envoyer une garnison qui saurait bien mettre un terme à tous ces troubles. Les consuls promirent d’arrêter le mal sans qu’on eût besoin de leur adjoindre un secours étranger et, pour tenir leur promesse, doublèrent la garde du guet et nommèrent un capitaine de ville chargé exclusivement de la police des rues. Or, ce capitaine de ville qui avait mission de réprimer l’hérésie était le capitaine Bouillargues, c’est-à-dire le plus damné huguenot qui eût jamais existé.
Il résulta de cet heureux choix qu’un jour que Guillaume Moget prêchait dans un jardin et qu’il y avait foule au prêche, il survint une grande pluie : il fallait ou se disperser ou trouver un endroit couvert ; mais, comme le prédicateur en était à l’endroit le plus intéressant de son sermon, on n’hésita point un instant à s’arrêter au dernier parti. L’église de Saint-Étienne-du-Capitole se trouvait dans les environs. Un des assistants proposa ce lieu, sinon comme un des plus convenables, du moins comme un des plus commodes. La motion fut reçue avec enthousiasme ; la pluie redoublait ; on courut directement à l’église ; le curé et les prêtres en furent chassés, le Saint-Sacrement, foulé aux pieds, et les images pieuses mises en pièces. Puis, cette exécution faite, Guillaume Moget monta en chaire et reprit son prêche avec tant d’éloquence que les assistants, se montant la tête de nouveau, ne voulurent point borner là leurs exploits de la journée, mais coururent du même pas s’emparer du couvent des Cordeliers, où, séance tenante, ils installèrent Moget et les deux femmes qui, au dire de Ménard, l’historien du Languedoc, ne le quittaient ni jour ni nuit ; quant au capitaine Bouillargues, il s’était montré magnifique d’impassibilité.
Les consuls, convoqués une troisième fois, avaient bonne envie de nier le désordre ; mais il n’y avait pas moyen : ils se mirent donc à la merci de M. de Villars, qui était réinstallé dans sa place de gouverneur du Languedoc, et M. de Villars, ne s’en rapportant plus à eux, fit occuper le château de Nîmes par une garnison que la ville paya et nourrit, tandis qu’un gouverneur, assisté de quatre capitaines de quartier, établit une police militaire indépendante de la police municipale. Moget fut chassé de Nîmes et le capitaine Bouillargues, destitué.
François II mourut à son tour. Sa mort produisit l’effet ordinaire ; la persécution se relâcha, et Moget rentra dans Nîmes : c’était une victoire, et comme chaque victoire amène un progrès, le prédicateur conquérant organisa un consistoire, et les députés nîmois réclamèrent des temples aux états-généraux d’Orléans. Cette demande resta sans effet ; mais les protestants savaient comment s’y prendre en pareil cas : le 21 décembre 1561, les églises de Sainte-Eugénie, de Saint-Augustin et des Cordeliers furent prises d’assaut et nettoyées de leurs images en un tour de main : cette fois, le capitaine Bouillargues ne se contenta point de regarder faire, il dirigea les opérations.
Restait encore l’église cathédrale, où s’étaient retranchés, comme dans une dernière forteresse, les débris du clergé catholique ; mais il était évident qu’à la première occasion, elle tournerait au temple : cette occasion ne se fit point attendre.
Un dimanche, que l’évêque Bernard d’Elbène officiait, et que le prédicateur ordinaire venait de commencer son sermon, des enfants de réformés qui jouaient sur le parvis de l’église huèrent le béguinier. Des fidèles, que les cris des enfants tiraient de leurs méditations, sortirent de l’église et rossèrent les huguenotins ; les parents se regardèrent comme insultés dans la personne de leurs enfants ; une grande rumeur s’éleva aux alentours, des attroupements se formèrent, les cris : À l’église ! à l’église ! retentirent. Le capitaine Bouillargues passait par hasard dans le quartier ; c’était un homme méthodique : il organisa l’insurrection, et, marchant en tête, il enleva l’église au pas de charge, malgré les barricades faites à la hâte par les papistes ; l’assaut dura à peine quelques minutes ; les prêtres et les fidèles s’enfuirent par une porte, tandis que les réformés entraient par l’autre. L’église fut en un tour de main appropriée au nouveau culte ; le grand crucifix qui surmontait l’autel fut traîné dans les rues au bout d’une corde et fouetté par tous les carrefours. Enfin, quand le soir vint, on alluma un grand feu devant la cathédrale et l’on y jeta tous les papiers des maisons ecclésiastiques et religieuses, les images et les reliques des saints, les ornements des autels, les habits sacerdotaux, tout enfin, jusqu’aux saintes hosties2, tout fut brûlé sans empêchement de la part des consuls : le vent qui soufflait sur Nîmes était à l’hérésie.
Pour le coup, Nîmes était en pleine révolte ; aussi s’organisa-t-elle en conséquence : Moget prit le titre de pasteur et ministre de l’église chrétienne. Le capitaine Bouillargues fit fondre les vases sacrés des églises catholiques, et paya avec leur produit des volontaires nîmois et des reîtres allemands : les pierres des couvents démolis servirent à bâtir des fortifications, et, avant même qu’on eût songé à l’attaquer, la ville était en défense. Ce fut alors que, Guillaume Calvière étant à la tête du présidial, Moget président du consistoire, et le capitaine Bouillargues commandant de la force armée, on songea à créer un nouveau pouvoir qui, partageant la puissance des consuls, fût plus que ceux-ci encore à la dévotion de Calvin, et le bureau des Messieurs prit naissance : c’était un comité de salut public, ni plus ni moins ; aussi le nouveau conseil, institué révolutionnairement, agit-il en conséquence ; le pouvoir des consuls fut absorbé, et le consistoire réduit à se mêler des affaires spirituelles. Sur ces entrefaites, survint l’édit d’Amboise et l’annonce que le roi Charles IX, accompagné de Catherine de Médicis, allait visiter ses fidèles provinces du Midi.
Si entreprenant que fût le capitaine Bouillargues, il avait, cette fois, affaire à trop forte partie pour essayer de résister ; aussi, malgré les murmures des enthousiastes, la ville de Nîmes résolut-elle non seulement d’ouvrir ses portes à son souverain, mais encore de lui faire une réception qui effaçât toutes les mauvaises impressions que Charles IX avait pu recevoir de ses antécédents. En effet, on attendit le cortège royal au pont du Gard ; des jeunes filles vêtues en nymphes sortirent d’une grotte, portant une collation qu’elles dressèrent sur la route et à laquelle leurs majestés firent le plus grand honneur. Le repas terminé, les illustres voyageurs se remirent en route ; mais l’imagination des autorités nîmoises ne s’était pas bornée à si peu : en arrivant à l’entrée de la ville, le roi trouva la porte de la Couronne changée en une montagne couverte de vignes et d’oliviers, et sur laquelle un berger faisait paître son troupeau. Mais, comme si tout devait céder par enchantement devant sa puissance, à l’approche du roi, la montagne s’ouvrit ; les plus belles et les plus nobles demoiselles de Nîmes vinrent à sa rencontre et lui remirent les clefs de la ville dans des bouquets de fleurs, en lui chantant des vers accompagnés par la musette du berger. En passant sous la montagne, Charles IX vit, au fond d’une grotte, enchaîné à un palmier, un crocodile monstrueux et qui jetait des flammes : c’étaient les anciennes armes accordées à la ville par Octave-César-Auguste après la bataille d’Actium, et que François Ier lui avait rendues, en échange d’une représentation en argent de l’amphithéâtre qu’elle lui avait offerte. Enfin il trouva la place de la Salamandre tout ornée de feux de joie ; si bien que, sans s’informer si ces feux n’étaient point les restes du bûcher de Maurice Sécenat, le roi s’endormit fort content de la réception que lui avait faite sa bonne ville de Nîmes, et ne doutant point qu’on ne l’eût tout à fait calomniée dans son esprit.