CHAPITRE 2
En périphérie de Casper, Wyoming
— Samara ! Samara ! T’es où, bon sang ?
La voix énervée et tonitruante de Rob fit voler en éclat la tranquillité matinale. La porte moustiquaire s’ouvrit à la volée, venant ponctuer sa mauvaise humeur. Un instant plus tard, Samara entendit des pas lourds sous le porche en bois.
Elle grimaça lorsque Rob l’appela de nouveau en hurlant. Pinçant les lèvres, elle resserra le dernier boulon sur le nouvel alternateur qu’elle venait d’installer. Refermant le capot du vieux pick-up Ford, elle prit un chiffon taché sur le banc et sortit du garage.
Ce véhicule était la seule chose de valeur que son père lui avait laissée quand il était décédé, trois ans plus tôt. Tout le reste, la maison, l’atelier de réparation automobile voisin, leur contenu et les quatre hectares de terrain qui les accueillaient avaient été répartis entre ses frères. Enfin, sauf Wilson.
Wilson n’avait eu droit à rien si ce n’est sa liberté. Un après-midi, quatre ans auparavant, il avait disparu après une dispute avec leur père. Pour sa part, elle pensait que c’était lui qui s’en était le mieux sorti dans la famille. Depuis, ils n’avaient plus eu de nouvelles de lui. Samara n’en voulait pas à Wilson de s’être sauvé du taudis qui leur servait de foyer.
Quant à elle, elle avait mis toute son énergie à économiser le moindre centime qu’elle gagnait en travaillant au ranch de Paul Grove. Elle avait débuté là-bas à l’âge de seize ans, après avoir obtenu son permis. Par chance, elle ne vivait pas trop loin ; vingt kilomètres à vol d’oiseau, mais plus en passant par les routes escarpées de la montagne Casper. Le ranch de Paul s’étendait sur des centaines d’hectares.
Les pensées de Samara revinrent malgré elle vers son foyer. Au rythme où les choses allaient, ses quatre frères encore présents ne tarderaient pas à perdre le garage. Aucun d’eux n’avait gardé un emploi plus de quelques mois avant de démissionner ou d’être viré. Ils n’envisageaient même pas de travailler sur un moteur, quel qu’il soit. Ils ne prenaient déjà pas la peine de changer l’huile de leurs propres voitures, alors il était impensable qu’ils le fassent sur le véhicule de quelqu’un d’autre.
Leur père, Samuel Lee-Stephens, avait hérité de la maison et du vieil atelier de réparation automobile à la périphérie de la ville au décès de son propre père. Il avait travaillé dur toute sa vie, mais il n’avait pas eu de chance. Chaque fois qu’il était sur le point de tout rembourser, il avait dû refaire des emprunts. La dernière fois, ç’avait été pour payer les factures médicales de leur mère.
Leur père était trop entêté pour vendre et perdre les racines familiales. Il était né et avait grandi à Casper, et il avait dit qu’il y mourrait. Le plus triste, c’était qu’il était décédé peu de temps après cette déclaration.
Ses frères n’avaient pas vendu la propriété, parce que tant qu’ils versaient le montant minimum tous les mois, ils avaient un endroit pour cacher toutes les conneries illégales qu’ils faisaient. C’était une autre raison qui poussait Samara à envisager de partir ; elle ne voulait plus être là quand les fédéraux et la police du coin débarqueraient et découvriraient que la plupart des hommes Lee-Stephens étaient de vrais voyous.
Elle essuya ses mains sales sur le chiffon taché et traversa la cour. Elle pinça les lèvres à la vue de l’apparence débraillée de Rob. Ses cheveux châtains étaient en bataille, sa chemise à carreaux était ouverte sur une bedaine de buveur de bière qu’il ne prenait plus la peine de cacher, et le bouton de son jean était défait.
Je me demande pourquoi j’ai fait cette promesse à maman, pensa-t-elle, envahie par une vague de dégoût.
Pour la énième fois, elle se dit qu’elle aurait aimé que son père ressemble plus à Paul Grove. Peut-être qu’elle aurait pu faire quelque chose de sa vie. En l’état actuel des choses, sa plus grande crainte était de finir comme sa mère : enceinte, mariée au mauvais gars, et presque soulagée lorsque le docteur lui avait annoncé qu’elle avait un cancer du cerveau.
L’idée même d’être coincée avec quelqu’un comme son père lui donnait envie de renoncer à la gent masculine pour toujours. Certaines femmes étaient destinées à faire de mauvais choix concernant les hommes. Ç’avait été le cas de sa mère et de sa grand-mère avant elle. Angelina Lee-Stephens affirmait que c’était la malédiction des femmes de leur famille.
Une fois encore, elle envia Trisha Grove. Son père, Paul Grove, était génial, bon, attentif et aimant. Le père de Samara avait été si méchant que les seules personnes qui étaient venues à son enterrement, à part Samara, étaient Paul Grove — par respect pour elle — et l’avocat qu’il avait engagé pour refaire son testament après le départ de Wilson. Une semaine après l’avoir modifié, Samuel Lee-Stephens était mort en travaillant sur un vieux tracteur qu’il espérait vendre.
Ses frères avaient fait ce qu’ils faisaient toujours : ils avaient joué au poker, s’étaient saoulés et avaient fini en prison. Elle avait été à moitié tentée de les y laisser, mais elle avait juré à sa mère de veiller sur eux aussi longtemps qu’elle le pourrait. Peu importait qu’ils soient tous plus âgés qu’elle. Visiblement, elle allait une fois de plus regretter d’avoir fait cette promesse.
— Qu’est-ce que tu veux ? lança-t-elle avant que Rob n’ouvre la bouche pour se remettre à crier.
Les yeux marron foncé de son frère étaient encore légèrement vitreux. Il avait également un énorme œil au beurre noir et une lèvre fendue. Elle fronça le nez de dégoût lorsqu’il fourra une main dans son pantalon pour se gratter l’entrejambe.
— T’as de l’argent ? Il faut payer la caution de Jerry et de Brit.
Elle secoua la tête.
— Nope. J’avais besoin de pièces pour mon pick-up.
Son mensonge évident fit plisser les yeux à Rob.
— S’ils ne se pointent pas au boulot dans une heure, ils seront virés. Où est le titre ?
La moutarde lui monta au nez.
— Tu ne mettras pas mon pick-up en gage pour payer leur caution. J’en ai besoin. S’ils ne vont pas bosser, c’est pas mon problème, rétorqua-t-elle.
Rob sortit la main de son pantalon et s’avança au bord du porche. Il y avait cette lueur dans ses yeux qui la rendait toujours méfiante. Il ne l’avait jamais frappée, mais il n’en avait pas été loin plusieurs fois ; les trous dans les murs un peu partout dans la maison en étaient la preuve.
— Sans leur salaire, on ne peut pas payer le prêt immobilier. Si on manque un p******t, tu vivras dans ce tas de ferraille à quatre roues, lança-t-il sèchement.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Gary ? Pourquoi tu ne lui demandes pas à lui s’il a de l’argent ?
— Il a tout perdu, et même plus, hier soir. Il était en veine et un t*********l à deux balles l’a eu comme un bleu.
Elle secoua la tête et agita le chiffon sale vers lui.
— J’en ai fini avec vous. Si vous perdez la propriété, ce n’est plus mon problème. Monsieur Andrews a dit que je pouvais emménager dans l’appartement de la grange au ranch de Paul Grove, mentit-elle.
— T’as promis à m’man, Samara ! hurla Rob avant de jurer. Bordel, ou tu paies leur caution, ou…
— Ou quoi, Rob ? Vous avez vendu tout ce qui avait de la valeur. Le peu de meubles qu’il vous reste ne vous rapportera même pas vingt-cinq dollars. Vous n’avez plus rien et je peux t’assurer que vous n’aurez pas mon pick-up, répliqua-t-elle sèchement.
Rob la toisa des pieds à la tête. Un frisson de malaise descendit le long de son échine lorsqu’il fourra les mains dans ses poches et regarda par-dessus sa tête. Circonspecte, elle attendit qu’il lance la bombe qui était censée la forcer à l’aider.
— Je t’ai dit que Gary avait perdu son salaire et même plus, dit-il en reposant les yeux sur elle.
Elle dansa d’un pied sur l’autre, nerveuse.
— Ouais, et alors ?
— Le « et même plus » était une reconnaissance de dette.
— Et alors ? En quoi ça me concerne ? Qu’est-ce qu’il a promis cette fois ? Son premier né ? C’est probablement mieux pour le gamin, répliqua-t-elle en haussant les épaules.
Rob secoua la tête.
— Nope… toi.
Samara chancela et secoua la tête. Rob ne pouvait pas avoir dit ce qu’il venait de dire. Gary — son propre frère — ne la vendrait pas pour rembourser une dette de poker.
— Tu mens, finit-elle par répondre, les dents serrées.
Rob secoua de nouveau la tête.
— Nope. Si Jerry et Brit travaillent et qu’on vend ton pick-up, on peut rembourser une partie de la dette ce mois-ci et un peu tous les mois jusqu’à ce qu’elle soit entièrement remboursée.
— Combien ? Combien Gary a perdu cette fois ? exigea-t-elle de savoir en serrant les poings.
Pour une fois, Rob eut la décence d’avoir l’air honteux. Il baissa le nez et frotta la plante de son pied nu sur le bord du porche. Elle pria silencieusement pour qu’il se prenne une écharde.
— Dix mille, marmonna-t-il.
Elle cilla, souhaitant l’avoir mal entendu.
— Dix mille dollars ? Gary a perdu dix mille dollars au poker ?
Elle se sentit soudain étourdie et elle craignit de s’évanouir. Cela lui fit plus peur que d’affronter la situation ; si elle perdait connaissance, qui sait ce que ses maudits frères pourraient bien lui faire ? Elle secoua une nouvelle fois la tête pour chasser les vertiges.
— Gary ne se fait pas autant en six mois ! Bon sang, c’est à peine ce que vous rapportez à la maison à vous tous ! Comment il a pu être aussi stupide ? Pourquoi vous l’avez laissé faire un truc aussi stupide ? interrogea-t-elle dans un filet de voix.
Rob chassa ses questions d’un geste rageur de la main.
— Je te l’ai dit, Gary était en veine. Bon sang, il avait déjà gagné plus que ça quand cet escroc de citadin a commencé à payer des verres à tout le monde. Qu’est-ce qu’il était censé faire ? S’arrêter là ?
— Ben, ouais, rétorqua-t-elle avec un regard méprisant.
Rob pinça les lèvres.
— Ça n’a plus d’importance, maintenant. On doit trouver le plus de cash possible. Il y a un gars au centre de distribution qui paiera le prix fort pour ton pick-up. Je sais que tu caches une partie de l’argent que tu te fais. Je peux demander à Teresa de m’en prêter. Elle me donnera cent ou deux cents dollars.
— Teresa te donnera que dalle. Ça fait longtemps que t’as grillé tes chances avec elle. La seule chose qu’elle veut de toi, c’est du s**e et je sais que ça ne peut pas valoir deux cents balles. Où est Gary ? Pourquoi ce n’est pas lui qui s’occupe de ses conneries ? lança-t-elle sèchement.
Rob la fusilla du regard comme si tout était sa faute.
— Il n’est pas en état d’aider pour le moment. Quand il n’a pas pu payer, c’est là que c’est parti en bagarre. Comment tu crois que j’ai fait pour avoir un œil au beurre noir et une lèvre éclatée et que Jerry et Brit ont fini en prison ? Apparemment, le gars à qui Gary doit de l’argent est plutôt puissant à Vegas. Si on ne paie pas, ça nous coûtera plus que la propriété et ton pick-up, Samara. Ça nous coûtera nos vies… et je parle de nos vies à tous.
Des larmes de colère et de frustration lui brouillèrent la vue avant qu’elle ne les chasse en clignant des yeux. Elle tourna le dos à Rob et compta lentement jusqu’à vingt. Elle n’avait pas dix mille dollars. Depuis ses dix ans, elle économisait le moindre centime et cachait son trésor dans le garage, là où personne ne le trouverait. Mais même après toutes ces années à faire tout ce qui était en son pouvoir pour gagner quelques dollars de plus, dont quatre années à travailler à mi-temps au ranch Grove, elle n’avait pas cette somme.
— Je ne vendrai pas mon pick-up, dit-elle sans le regarder. Dès que toute cette histoire est réglée, j’en ai fini avec vous. Wilson avait raison de se tirer. Je m’en tape de devoir vivre dans les bois, p****n, compris ?
Elle pivota et lui refit face.
— J’en ai ma claque d’essayer de vous sauver les miches alors que vous ne pensez qu’à vous. Si vous voulez gâcher vos vies, ce sont vos affaires. Ne m’impliquez pas.
Rob sourit.
— T’as combien ?
Samara darda un regard noir sur son frère. Il avait de la chance qu’elle ait laissé le fusil qu’elle gardait pour sa protection sous son lit. Son air suffisant la rendit malade.
— Deux mille cinq cents, mentit-elle. Vous vous débrouillez pour trouver le reste, Jerry, Brit et toi. Tu devrais peut-être commencer par vendre ce beau pick-up tout neuf que tu caches dans le garage de Teresa.
Une vive satisfaction la traversa lorsque le sourire de Rob se transforma en grimace. Elle retourna dans l’atelier. Quelques minutes plus tard, elle tenait la boîte qui contenait les économies de presque toute une vie. Jetant un coup d’œil à sa montre, elle se rendit compte qu’elle allait devoir appeler Mason et lui dire qu’elle aurait un peu de retard.
Samara irait en ville pour payer la caution de ses frères. Si Gary faisait profil bas, il serait chez Pat au-dessus du garage de sa sœur, Teresa. Jamais elle ne comprendrait ce que les deux femmes trouvaient à ses frères. Elle donnerait l’argent pour aider à payer la dette de Gary à Pat ; elle ne le confierait jamais à ses frères. Ils le rejoueraient ou iraient se payer des tournées au bar.
— C’est fini, m’man. Je sais que je t’ai promis, mais je ne laisserai plus jamais Rob et les autres se servir de moi. Il faut que je change les choses, et la seule façon d’y parvenir, c’est de mettre un terme au cycle de mauvaises décisions. Je ne traînerai plus les boulets des Lee-Stephens, jura-t-elle, la main posée sur la vieille boîte métallique rouillée contenant son argent et qui avait autrefois appartenu à leur mère.
Elle rangea la boîte sous le siège conducteur de son pick-up et prit place derrière le volant. Le temps qu’elle sorte du garage, Rob était retourné dans la maison au bardage en bois qui avait désespérément besoin d’un bon coup de peinture. Le vieux véhicule rebondit dans un nid-de-poule de l’allée en terre. Elle marqua une pause et regarda des deux côtés avant de s’engager sur la route en direction de la ville.