Chapter 9

1411 Words
À la fin d’un de ces paroxysmes, pendant lequel j’avais eu beaucoup de peine à le retenir dans son lit, il se laissa retomber épuisé, et céda bientôt à une sorte d’assoupissement. Accablé de veilles et de fatigues, j’avais fermé les yeux depuis quelques minutes, lorsque je sentis une main me saisir violemment par l’épaule : je me réveillai aussitôt. Il s’était soulevé et s’était assis dans son lit. Son visage était changé d’une manière effrayante ; cependant le délire avait cessé, car il était évident qu’il me reconnaissait. L’enfant qui avait été si longtemps troublé par les cris de son père, accourut vers lui en criant avec terreur, mais sa mère le saisit promptement dans ses bras, craignant que John ne le blessât dans la violence de ses transports, puis, en remarquant l’altération de ses traits, elle resta effrayée et immobile au pied du lit. Lui, cependant, serrait convulsivement mon épaule, et frappant de son autre main sa poitrine, il faisait d’horribles efforts pour articuler : c’était en vain. Il étendit les bras vers sa femme et vers son enfant ; ses lèvres blanches s’agitèrent, mais elles ne purent produire d’autre son qu’un râlement sourd, un gémissement étouffé : ses yeux brillèrent un instant ; et il retomba en arrière, mort ! Nous éprouverions la satisfaction la plus vive si nous pouvions transmettre au lecteur l’opinion de M. Pickwick sur l’anecdote que nous venons de rapporter, et nous sommes presque certain que cela nous aurait été possible, sans une circonstance malheureuse. M. Pickwick venait de replacer sur la table le verre qu’il avait tenu dans sa main pendant les dernières phrases de ce récit ; il s’était décidé à parler, et même, si nous en croyons le mémorandum de M. Snodgrass, il avait ouvert la bouche ; quand le garçon entra dans la chambre, et dit : « Monsieur, il y a là plusieurs gentlemen. » Lorsque M. Pickwick fut ainsi interrompu, il était sans doute sur le point de proférer quelque sentence qui aurait illuminé le monde, sinon la Tamise 9 , car il examina le garçon d’un air sévère, puis il regarda successivement toute la compagnie, comme pour demander quels pouvaient être ces interrupteurs. « Oh ! fit M. Winkle, en se levant, ce sont quelques-uns de mes amis. Faites-les entrer ; et quand le garçon se fut retiré, il ajouta : des gens fort agréables, des officiers du 97e, dont j’ai fait tantôt la connaissance d’une manière assez étrange ; ils vous plairont beaucoup. » La sérénité de M. Pickwick fut sur-le-champ restaurée ; le garçon revint, introduisant dans la chambre trois gentlemen, et M. Winkle prit la parole : « Lieutenant Tappleton, dit-il ; M. Pickwick. Docteur Payne, M. Pickwick… vous connaissez déjà M. Snodgrass… mon ami, M. Tupman. Docteur Slammer, M. Pickwick… M. Tup… » Ici M. Winkle s’arrêta soudainement en remarquant l’émotion profonde qui se manifestait sur la contenance de M. Tupman et du docteur. « J’ai déjà rencontré ce gentleman dit le docteur avec énergie. – Ha ! ha ! fit M. Winkle. – Et cet individu aussi, si je ne me trompe, reprit le docteur Slammer, en attachant un regard scrutateur sur l’étranger à l’habit vert. Je pense que j’ai fait à cet individu, la nuit dernière, une invitation très-pressante, qu’il a jugé à propos de refuser. » En disant ces mots le docteur lança sur l’étranger un regard plein d’indignation, et commença à parler à voix basse et avec chaleur à son ami le lieutenant Tappleton. Quand il eut fini, celui-ci s’écria : « Bah ! vraiment ? » – Oui, répondit le docteur Slammer. – Il faut l’assommer sur la place ! dit avec le plus grand sérieux le propriétaire du pliant. – Je vous en prie, Payne, tenez-vous tranquille, » interrompit le lieutenant. Puis s’adressant à M. Pickwick, qui était singulièrement intrigué de ces a parte impolis, il continua en ces termes : « Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous demander si cette personne appartient à votre société ? – Non, monsieur, répondit M. Pickwick. C’est seulement un de nos hôtes. – C’est, je pense, un membre de votre club ? – Non, certainement. – Et il ne porte jamais l’uniforme du club ? – Non, jamais, » répliqua M. Pickwick avec étonnement. Le lieutenant Tappleton se retourna vers son ami, le docteur Slammer, avec un léger mouvement d’épaules, qui semblait impliquer quelque doute de l’exactitude de ses souvenirs. Le docteur paraissait enragé, mais confondu, et M. Payne considérait avec une expression féroce la contenance bienveillante de M. Pickwick. « Monsieur, vous étiez au bal la nuit dernière, » dit tout d’un coup le docteur à M. Tupman, d’un ton qui le fit tressaillir aussi visiblement que si une épingle avait été insérée méchamment dans son mollet. Il répondit un faible « Oui ; » mais sans cesser de regarder M. Pickwick. « Cette personne était avec vous, » continua le docteur en montrant l’immuable étranger. M. Tupman admit le fait. « Maintenant, monsieur, dit le docteur à l’étranger, je vous demande encore une fois, en présence de ces gentlemen, si vous voulez me donner votre carte et vous voir traité en gentleman, ou si vous voulez m’imposer la nécessité de vous châtier personnellement sur la place. – Arrêtez, monsieur, interrompit M. Pickwick. Je ne puis réellement pas laisser aller plus loin cette affaire sans quelques explications. Tupman, racontez-en les circonstances. » M. Tupman, ainsi adjuré solennellement, raconta le fait en peu de paroles, passa légèrement sur l’emprunt de l’habit, s’étendit longuement sur ce que cela avait été fait après dîner, exprima un peu de repentir pour son compte, et laissa l’étranger se tirer d’affaire comme il pourrait. Celui-ci se disposait à parler, quand le lieutenant Tappleton, qui l’avait examiné avec une grande curiosité, lui dit d’un ton dédaigneux : « Ne vous ai-je pas vu au théâtre, monsieur ? – Certainement, répliqua l’étranger sans se laisser intimider. – C’est un comédien ambulant, reprit le lieutenant avec mépris ; et en se tournant vers le docteur Slammer, il ajouta : Il joue dans la pièce que les officiels du 52 e ont montée pour demain sur le théâtre de Rochester. Vous ne pouvez pas pousser cela plus loin, Slammer, impossible. – Tout à fait impossible ! répéta le hautain docteur Payne. – Je suis fâché de vous avoir placé dans cette désagréable situation, dit le lieutenant Tappleton à M. Pickwick. Mais permettez-moi d’ajouter que le meilleur moyen d’éviter de semblables scènes, à l’avenir, serait d’apporter plus de soin dans le choix de vos compagnons. Votre serviteur, monsieur. Et en disant ces mots le lieutenant s’élança hors de la chambre. – Et permettez-moi de dire, monsieur, ajouta l’irascible docteur Payne, que si j’avais été à la place de Tappleton, ou à celle de Slammer, je vous aurais tiré le nez, monsieur, et à tous les individus présents. Oui, monsieur, à tous les individus présents. Payne est mon nom, monsieur, le docteur Payne, du 43e. Bonsoir, monsieur. » Ayant terminé ce discours, dont les derniers mots furent prononcés d’une voix élevée, il marcha majestueusement sur les traces de son ami, et fut suivi immédiatement par le docteur Slammer, qui ne dit rien, mais qui soulagea sa bile en écrasant la compagnie d’un regard méprisant. Pendant ces longues provocations, un abasourdissement extrême, une rage toujours croissante, avaient enflé le noble sein de M. Pickwick jusqu’au point de faire crever son gilet. Il était resté pétrifié, regardant encore la place que le docteur Payne avait occupée, quand le bruit de la porte qui se fermait le rappela à lui-même. Il se précipita, la fureur peinte sur le visage et lançant des flammes de ses yeux. Sa main était sur la serrure. Un instant plus tard elle aurait été à la gorge du docteur Payne, du 43 e si M. Snodgrass ne s’était empressé de saisir son vénérable mentor par le pan de son habit et de le tirer en arrière. « Winkle, Tupman, s’écria-t-il en même temps, avec l’accent du désespoir, retenez-le ! Il ne doit pas risquer sa précieuse vie dans une cause comme celle-ci. – Laissez-moi ! dit M. Pickwick. – Tenez ferme, cria M. Snodgrass, et par les efforts réunis de toute la compagnie M. Pickwick fut assis dans un fauteuil. – Laissez-le, dit l’étranger à l’habit vert. Un verre de grog. Quel vieux gaillard, plein de courage ! Avalez ça. Hein ! fameuse boisson ! » En parlant ainsi et après avoir préalablement goûté la rasade fumante, l’étranger appliqua le verre à la bouche de M. Pickwick, et le reste de ce qu’il contenait disparut, en peu de temps, dans le gosier du divin philosophe. Il y eut une courte pause : le grog faisait son effet, et la contenance aimable de M. Pickwick reprit rapidement son expression accoutumée, tandis que l’étranger lui disait : « Ils sont indignes de votre attention… – Vous avez raison, monsieur, répliqua M. Pickwick. Ils n’en sont pas dignes. Je suis honteux de m’être laissé entraîner à la chaleur de mes sentiments. Approchez votre chaise, monsieur. » Le comédien ne se fit pas prier. On se réunit en cercle autour de la table, et l’harmonie régna de nouveau. M. Winkle lui seul paraissait conserver encore quelques restes d’irritabilité. Cette disposition était-elle occasionnée par la soustraction temporaire de son habit ? Une circonstance aussi futile pouvait-elle allumer un sentiment de colère, même passager dans un cœur pickwickien ? Nous l’ignorons, mais à cette exception près, la bonne humeur était complètement rétablie, et la soirée se termina avec toute la jovialité qui en avait signalé le commencement.
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