Chapter 8

2172 Words
HISTOIRE D’UN CLOWN. « Vous ne trouverez rien de merveilleux dans le récit que je vais vous faire. Besoins et maladie, ce sont des choses trop connues, dans beaucoup d’existences, pour mériter plus d’attention qu’on n’en accorde aux vicissitudes journalières de la vie humaine. J’ai rassemblé ces notes parce que celui qui en fait le sujet m’était connu depuis fort longtemps. J’ai suivi pas à pas sa descente dans l’abîme, jusqu’au moment où il atteignit le dernier degré de la misère, dont il ne s’est jamais relevé depuis. « L’homme dont il s’agit était un acteur pantomime, et, comme beaucoup de gens de cet état, un ivrogne invétéré. Dans ses beaux jours, avant d’être affaibli par la débauche, il recevait un bon salaire, et s’il avait été rangé et prudent, il aurait pu le toucher encore durant quelques années ; quelques années seulement, car ceux qui font ce métier meurent de bonne heure ou du moins perdent avant le temps l’énergie physique dont ils ont a***é, et qui était leur unique gagne-pain. Celui-ci se laissa abrutir si vite qu’il devint impossible de l’employer dans les rôles où il était réellement utile au théâtre. Le cabaret avait pour lui des charmes auxquels il ne pouvait résister. Les maladies, la pauvreté l’attendaient aussi sûrement que la mort s’il continuait le même genre de vie, et cependant il le continua. Vous devinez ce qui dut en résulter. Il ne put obtenir d’engagement et il manqua de pain. Tous ceux qui connaissent un peu le théâtre savent quelle nuée d’individus misérables, râpés, affamés, entourent toujours un vaste établissement de ce genre. Ce ne sont pas des acteurs engagés régulièrement, mais des comparses passagers, des figurants, des paillasses, etc., qui sont employés tant que dure une pantomime ou quelque féerie de Noël et qui sont remerciés ensuite, jusqu’à ce qu’une nouvelle pièce, exigeant un nombreux personnel, réclame de nouveau leurs services. Notre homme fut obligé d’avoir recours à ce genre de vie, et comme, en outre, il prit chaque soir le fauteuil dans un de ces cafés chantants de bas étage qui restent ouverts après la fermeture des théâtres, il gagna quelques shillings de plus par semaine, ce qui lui permit de se livrer à ses vieux penchants. Mais cette ressource même lui manqua bientôt, son ivrognerie l’empêchant de mériter la faible pitance qu’il aurait pu se procurer de cette manière. Il se trouva donc réduit à la misère la plus absolue ; toujours sur le point de mourir de faim, et n’échappant à cette destinée qu’en recevant quelques secours d’un ancien camarade, ou en obtenant d’être employé par hasard à l’un des plus petits spectacles. Encore, le peu qu’il attrapait ainsi était-il dépensé suivant le même système. Vers cette époque (il y avait déjà plus d’un an qu’il vivait ainsi, sans qu’on sût de quelles ressources) je fus engagé à un des théâtres situés du côté sud de la Tamise, et je revis cet homme que j’avais perdu de vue, car j’avais parcouru la province pendant qu’il flânait dans les carrefours de Londres. La toile était tombée ; je venais de me rhabiller, et je traversais la scène, quand il me frappa sur l’épaule. Non, jamais je n’oublierai la figure repoussante qui se présenta à mes yeux lorsque je me retournai. Les personnages fantastiques de la danse des morts, les figures les plus horribles, tracées par les peintres les plus habiles, rien n’offrit jamais un aspect aussi sépulcral. Il portait le costume ridicule d’un paillasse ; et son corps bouffi, ses jambes de squelette étaient rendus plus horribles encore par cet habit de mascarade. Ses yeux vitreux contrastaient affreusement avec la blancheur mate dont toute sa face était couverte. Sa tête, grotesquement coiffée et tremblante de paralysie, ses longues mains osseuses, frottées de blanc d’Espagne, tout contribuait à lui donner une apparence hideuse, hors de nature, qu’aucune description ne peut rendre, qu’aujourd’hui encore je ne me rappelle qu’en frémissant. Il me prit à part, et d’une voix cassée et tremblante, il me raconta un long catalogue de maladies et de privations, qu’il termina comme à l’ordinaire en me suppliant de lui prêter une bagatelle. Je mis quelque argent dans sa main, et, tandis que je m’éloignais, le rideau se leva et j’entendis les bruyants éclats de rire que causa sa première culbute sur le théâtre. Quelques jours après, un petit garçon m’apporta un morceau de papier malpropre, par lequel j’étais informé que cet homme était dangereusement malade, et qu’il me priait de l’aller voir après la comédie, dans une rue dont j’ai oublié le nom, mais qui n’était pas éloignée du théâtre. Je promis de m’y rendre aussitôt que je le pourrais, et quand la toile fut baissée je partis pour ce triste office. Il était tard, car j’avais joué dans la dernière pièce, et comme c’était une représentation à bénéfice, elle avait duré fort longtemps. La nuit était sombre et froide, un vent glacial fouettait violemment la pluie contre les vitres des croisées ; des mares d’eau s’étaient amassées dans ces rues étroites et peu fréquentées ; une partie des réverbères, assez rares en tout temps, avaient été éteints par la violence de la tempête, et je n’étais pas sûr de trouver la demeure qui m’appelait, dans des circonstances bien faites pour attrister. Heureusement je ne m’étais pas trompé de chemin et je découvris, quoique avec peine, la maison que je cherchais. Elle n’avait qu’un seul étage, et l’infortuné que je venais voir gisait dans une espèce de grenier, au-dessus d’un hangar qui servait de magasin de charbon de terre. Une femme, à l’air misérable, la femme du paillasse, me reçut sur l’escalier, me dit qu’il venait de s’assoupir, et m’ayant introduit doucement, me fit asseoir sur une chaise auprès de son lit. Il avait la tête tournée du côté du mur, et, comme il ne s’aperçut pas d’abord de ma présence, j’eus le temps d’examiner l’endroit où je me trouvais. Au chevet du grabat près duquel j’étais assis, on avait suspendu des lambeaux de couvertures pour préserver le malade du vent qui pénétrait, par mille crevasses, dans cette chambre désolée, et qui, à chaque instant, agitait ce lourd rideau. Sur une grille rouillée et descellée, brûlait lentement du poussier de charbon de terre. À côté, sur une vieille table à trois pieds, il y avait plusieurs fioles, un miroir brisé et quelques autres ustensiles. Un enfant dormait sur un matelas étendu par terre, et sa mère était assise auprès de lui, sur une chaise à moitié brisée. Quelques assiettes, quelques tasses, quelques écuelles, étaient placées sur une couple de tablettes : au-dessous on avait accroché des fleurets avec une paire de souliers de théâtre, et ces objets composaient seuls l’ameublement de la chambre, si l’on excepte deux ou trois petits paquets de haillons, jetés en désordre dans les coins. Tandis que je considérais cette scène de désolation et que je remarquais la respiration pesante, les soubresauts fiévreux du misérable comédien, il se tournait et se retournait sans cesse pour trouver une position moins douloureuse. Une de ses mains sortit de son lit et me toucha : il tressaillit et me regarda avec des yeux hagards. « John, lui dit sa femme, c’est M. Hutley que vous avez envoyé cherché ce soir, vous savez. – Ha ! dit-il en passant sa main sur son front, Hutley ! Hutley ! voyons. Pendant quelques secondes il parut s’efforcer de rassembler ses idées, et ensuite, me saisissant fortement par le poignet, il s’écria : Oh ! ne me quittez pas ! ne me quittez pas, vieux camarade ! Elle m’assassinera. Je sais qu’elle en a envie. – Y a-t-il longtemps qu’il est comme cela ? demandai-je à cette femme qui pleurait. – Depuis hier soir, monsieur. John ! John ! ne me reconnaissez-vous pas ? » En disant ces mots elle se courbait vers son lit, mais il s’écria avec un frisson d’effroi : « Ne la laissez pas approcher ! Repoussez-la ! Je ne peux pas la supporter près de moi ! En parlant ainsi il la regardait d’un air égaré et plein d’une terreur mortelle, puis il me dit à l’oreille : Je l’ai battue, Jem. Je l’ai battue hier, et bien d’autres fois auparavant. Je l’ai fait mourir de faim, et son enfant aussi ; et maintenant que je suis faible et sans secours, elle va m’assassiner. Je sais qu’elle en a envie. Si comme moi, aussi souvent que moi, vous l’aviez entendue gémir et crier, vous n’en douteriez pas. Éloignez-la ! » En achevant ces mots il lâcha ma main et retomba épuisé sur son oreiller. Je n’entendais que trop ce que cela signifiait. Si j’avais pu en douter un seul instant, il m’aurait suffi, pour le comprendre, d’un coup d’œil jeté sur le visage pâle, sur les formes amaigries de sa malheureuse femme. « Vous feriez mieux de vous retirer, dis-je à cette pauvre créature, vous ne pouvez pas lui faire de bien. Peut-être sera-t-il plus calme s’il ne vous voit pas. » Elle se recula hors de sa vue. Au bout de quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec anxiété autour de lui, en demandant : « Est-elle partie ? – Oui, oui, lui dis-je, elle ne vous fera pas de mal. – Je vais vous dire ce qui en est, reprit-il d’une voix caverneuse. Elle me fait mal ! il y a quelque chose dans ses yeux qui me remplit le cœur de crainte et qui me rend fou. Toute la nuit dernière ses grands yeux fixes et son visage pâle ont été devant moi. Où je me tournais, elle se tournait. Quand je me réveillais en sursaut, elle était là, tout auprès de mon lit, à me regarder. » Il s’approcha plus près de moi et ajouta d’une voix basse et tremblante : « Jem, il faut qu’elle soit mon mauvais ange ! un démon ! Chut ! j’en suis sûr. Si elle n’était qu’une femme, il y a longtemps qu’elle serait morte. Aucune femme n’aurait pu endurer ce qu’elle a enduré. » Je me sentis frémir en pensant à la longue série de mépris et de cruautés dont un tel homme devait s’être rendu coupable, pour en conserver une telle impression. Je ne pus rien lui répondre, car quelle espérance, quelle consolation était-il possible d’offrir à un être aussi abject ? Je restai là plus de deux heures, pendant lesquelles il se retourna cent fois de côté et d’autre, jetant ses bras à droite et à gauche, et murmurant des exclamations de douleur ou d’impatience. À la fin il tomba dans cet état d’oubli imparfait, où l’esprit erre péniblement de place en place, de scène en scène, sans être contrôlé par la raison, mais sans pouvoir se débarrasser d’un vague sentiment de souffrances présentes. Jugeant alors que son mal ne s’aggraverait pas sur-le-champ, je le quittai en promettant à sa femme que je viendrais le revoir le lendemain soir, et que je passerais la nuit auprès de lui, si cela était nécessaire. Je tins ma promesse. Les vingt-quatre heures qui s’étaient écoulées avaient produit en lui une altération affreuse. Ses yeux, profondément creusés, brillaient d’un éclat effrayant ; ses lèvres étaient desséchées et fendues en plusieurs endroits ; sa peau luisait, sèche et brûlante ; enfin, on voyait sur son visage une expression d’anxiété farouche, qui indiquait encore plus fortement les ravages de la maladie, et qui ne semblait déjà plus appartenir à la terre. La fièvre le dévorait. Je pris le siège que j’avais occupé la nuit précédente. Je savais, par ce que j’avais entendu dire au médecin, qu’il était à son lit de mort ; et je restai là, durant les longues heures de la nuit, prêtant l’oreille à des sons capables d’émouvoir les âmes les plus endurcies ; c’étaient les rêveries mystérieuses d’un agonisant. Je vis ses membres décharnés, qui peu d’heures auparavant se disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous les tortures d’une fièvre ardente. J’entendis le rire aigu du paillasse se mêler aux murmures du moribond. C’est une chose touchante de suivre les pensées qui ramènent un malade vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie active, lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant vos yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces occupations sont entièrement opposées à toute idée grave et religieuse. Le théâtre et le cabaret étaient les principaux sujets de divagation de ce malheureux. Dans son délire, il s’imaginait qu’il avait un rôle à jouer cette nuit même, qu’il était tard et qu’il devait quitter la maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on ? pourquoi l’empêchait-on de partir ? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu’il partît ! Non ; on le retenait ! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et il gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses persécuteurs. Une courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les dernières qu’il eut apprises : tout d’un coup il se leva dans son lit, étendit ses membres de squelette et se posa d’une manière grotesque. Il était sur la scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il murmura le refrain d’une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café chantant ! Comme la salle était chaude ! Il avait été malade, très-malade ; mais maintenant il allait bien, il était heureux ! Remplissez mon verre ! Qui est-ce qui le brise entre mes lèvres ? C’était le même persécuteur qui l’avait poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds gémissements. Après un court intervalle d’oubli, il se retrouva errant dans un labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes étaient si basses qu’il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et sur ses genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et menaçant ; et de quelque côté qu’il se tournât, un nouvel obstacle s’opposait à son passage. Des reptiles immondes rampaient autour de lui ; leurs yeux luisants dardaient des flammes au milieu des ténèbres visibles qui l’entouraient ; les murailles, les voûtes, l’air même, étaient empoisonnés d’insectes dégoûtants. Tout à coup les voûtes s’agrandirent et devinrent d’une étendue effrayante ; des spectres effroyables voltigeaient de toutes parts, et parmi eux il voyait apparaître des visages qu’il connaissait, et que rendaient difformes des grimaces, des contorsions hideuses. Ces fantômes s’emparèrent de lui ; ils brûlèrent ses chairs avec des fers rouges ; ils serrèrent des cordes autour de ses tempes, jusqu’à en faire jaillir le sang ; et il se débattit violemment pour échapper à la mort qui le saisissait.
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