Chapter 10

2134 Words
CHAPITRE IV.La petite guerre. – De nouveaux amis. – Une invitation pour la campagne. Beaucoup d’auteurs éprouvent une répugnance ridicule et même indélicate à révéler les sources où ils ont puisé leur sujet. Nous ne pensons point de la même manière, et toujours nos efforts tendront simplement à nous acquitter d’une façon honorable des devoirs que nous impose notre rôle d’éditeur. Malgré la juste ambition qui, dans d’autres circonstances, aurait pu nous porter à réclamer la gloire d’avoir composé cet ouvrage, nos égards pour la vérité nous empêchent de prétendre à d’autre mérite qu’à celui d’un arrangement judicieux et d’une impartiale narration. Les papiers du Pickwick-Club sont comme un immense réservoir de faits importants. Ce que nous avons à faire, c’est de les distribuer soigneusement à l’univers, qui a soif de connaître les pickwickiens. Agissant d’après ces principes, et toujours déterminé à avouer nos obligations pour les autorités que nous avons consultées, nous déclarons franchement que c’est au mémorandum de M. Snodgrass que nous devons les particularités contenues dans ce chapitre et dans le suivant, particularités que nous allons rapporter sans autre commentaire, maintenant que nous avons soulagé notre conscience. Le lendemain, tous les habitants de Rochester et des lieux environnants sortirent de leur lit de très-bonne heure, dans un état d’excitation et d’empressement inaccoutumés, car il s’agissait pour eux de voir les grandes manœuvres. Une demi-douzaine de régiments devaient être inspectés par le regard d’aigle du commandant en chef ; des fortifications temporaires avaient été élevées ; la citadelle allait être attaquée et emportée d’assaut ; enfin on devait faire jouer une mine. Comme nos lecteurs ont pu le conclure, d’après les notes de M. Pickwick sur la ville de Chatham, il était admirateur enthousiaste de l’armée. Rien ne pouvait donc être plus délicieux pour lui et pour ses compagnons que la vue d’une petite guerre ; aussi furent-ils bientôt debout. Ils se dirigèrent à grands pas vers les fortifications, où se rendaient déjà de tous côtés une foule de curieux. Tout annonçait que la cérémonie devait être d’une importance et d’une grandeur peu communes. On avait posé des sentinelles pour maintenir libre le terrain nécessaire aux manœuvres ; on avait placé des domestiques dans les batteries afin de retenir des places pour les dames. Des sergents couraient de toutes parts, portant sous leurs bras des registres reliés en parchemin. Le colonel Bulder, en grand uniforme, galopait d’un côté ; puis, d’un autre, faisait reculer son cheval sur les curieux ; lui faisait faire des voltes, des courbettes, et criait avec tant de violence, que son visage en était tout rouge, sa voix tout enrouée, sans que personne pût comprendre quelle nécessité il y avait à cela. Des officiers s’élançaient en avant, en arrière ; parlaient au colonel Bulder, donnaient des ordres aux sergents, puis repartaient au galop et disparaissaient. Enfin, les soldats eux-mêmes, sous leurs cols de cuir, avaient un air de solennité mystérieuse qui indiquait suffisamment la nature spéciale de la réunion. M. Pickwick et ses trois compagnons se placèrent sur le premier rang des curieux, et attendirent patiemment le commencement des manœuvres. La foule augmentait constamment, et les efforts qu’ils étaient obligés de faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les deux heures qui s’écoulèrent dans l’attente. Quelquefois il se faisait par derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick était lancé en avant avec une vitesse et une élasticité peu conformes à la gravité ordinaire de son maintien. D’autres fois les soldats engageaient les spectateurs à reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient ladite crosse dans la poitrine pour l’engager à s’y conformer. Dans un autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour de M. Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et après lui avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette façon-là. À peine M. Winkle avait-il achevé d’exprimer l’indignation excessive que lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé son courroux, qu’un individu placé par derrière lui enfonçait son chapeau sur les yeux, en le priant d’avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa poche. Ces mystifications, jointes à l’inquiétude que leur causait la disparition inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur situation plus incommode que délicieuse. À la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui annonce l’arrivée de ce qu’elle a attendu pendant longtemps. Tous les yeux se tournèrent vers le fort, et l’on vit bataillons après bataillons se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement dans les airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent halte et prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent sur toute la ligne ; les armes furent présentées avec un cliquetis général ; le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux état-major passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d’un coup la musique de tous les régiments fit explosion ; les chevaux se dressèrent sur deux pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les directions ; les chiens aboyèrent ; la multitude cria ; les troupes reçurent le commandement de fixe ; et autant que les yeux pouvaient s’étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche qu’une longue perspective d’habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme pétrifiés. M. Pickwick avait été si absorbé par le soin de se reculer et de se dégager d’entre les pieds des chevaux, qu’il n’avait pas eu le temps de jouir de la scène qui se déroulait devant lui. Lorsqu’il lui fut enfin possible de se tenir d’aplomb sur ses jambes, les troupes avaient pris l’apparence inanimée que nous venons de décrire, et son admiration, ses jouissances furent inexprimables. « Y a-t-il rien de plus beau, rien de plus délicieux ? dit-il à M. Winkle. – Rien, assurément, répliqua ce dernier, qui pendant plus d’un quart d’heure avait porté un petit homme sur chacun de ses pieds. – Oui ! s’écria M. Snodgrass, dans le sein duquel s’allumait rapidement une flamme poétique, oui ! c’est un noble et magnifique spectacle de voir ainsi les vaillants défenseurs de la patrie se déployer en files brillantes devant ses paisibles citoyens. Leur visage est empreint, non d’une férocité guerrière, mais d’un esprit de civilisation ; leurs yeux n’étincellent pas du feu sauvage de la rapine et de la vengeance, mais de la douce lumière de l’intelligence et de l’humanité ! » M. Pickwick s’unissait entièrement à ces éloges, quant à l’esprit qui les dictait, mais il ne pouvait pas en approuver aussi complètement les termes. En effet, la douce lumière de l’intelligence brillait assez faiblement, attendu que le commandement de « yeux, front ! » avait été donné, et que les spectateurs n’apercevaient pas autre chose que plusieurs milliers de prunelles, regardant directement devant elles, et entièrement dénuées de toute expression quelconque. Cependant la foule s’était écoulée peu à peu, et nos voyageurs se trouvaient presque seuls dans cet endroit. « Nous sommes maintenant dans une excellente position, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui. – Excellente, repartirent à la fois MM. Winkle et Snodgrass. – Que font-ils maintenant ? reprit M. Pickwick, en ajustant ses lunettes. – Il me… Il me semble…, balbutia M. Winkle en changeant de couleur, il me semble qu’ils vont faire feu ! – Allons donc ! s’écria M. Pickwick avec précipitation. – Je crois… je crois qu’il a raison, observa M. Snodgrass avec quelque alarme. – Impossible ! répéta M. Pickwick. » Mais à peine avait-il prononcé ces mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et comme s’ils n’avaient eu qu’un seul point de mire, couchèrent en joue les malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge qui ait jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d’un gentleman un peu mûr. Dans cette situation critique, exposé à un feu continuel de cartouches blanches, harassé par les opérations des troupes, auxquelles un nouveau renfort venait d’arriver, se développant derrière M. Pickwick, il montra cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d’un esprit supérieur. Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M. Snodgrass, il les engagea instamment à remarquer qu’excepté le danger d’être assourdi par le bruit, il n’y avait aucun péril à redouter. « Mais… mais…, dit M. Winkle, en pâlissant, supposez que les soldats aient quelques cartouches à balles, par erreur ? Je viens d’entendre un sifflement aigu, juste à mon oreille. – Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre ? demanda M. Snodgrass ? – Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. Pickwick. » Et en disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues pouvaient blanchir, mais aucune expression de crainte ou d’inquiétude ne s’échappa de la bouche de cet homme immortel. M. Pickwick ne s’était pas trompé ; la fusillade était terminée. Il ne songeait donc plus qu’à se féliciter de la justesse de son hypothèse, quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les cris de commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent eu le temps de former une conjecture relativement à cette nouvelle manœuvre, les six régiments tout entiers firent une charge à la baïonnette au pas de course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis étaient stationnés. Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse compacte qui s’avançait ; puis il lui tourna le dos, et se mit… nous ne dirons pas à fuir, premièrement, parce que c’est une expression déshonorante ; secondement, parce que la personne de M. Pickwick n’était nullement appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à trotter aussi vite que le lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de son corps ; si vite, en effet, qu’il s’aperçut trop tard de tous les dangers de sa situation. Les troupes, dont l’apparition sur ses derrières avait déjà inquiété M. Pickwick quelques secondes auparavant, s’étaient déployées en bataille pour repousser la feinte attaque des assiégeants fictifs de la citadelle ; de sorte que les trois amis se trouvèrent enfermés entre deux longues murailles de baïonnettes, dont l’une s’avançait rapidement, tandis que l’autre attendait avec fermeté le choc épouvantable. « Hohé ! hohé ! crièrent les officiers de la colonne mouvante. – Ôtez-vous de là ! beuglèrent les officiers de la colonne stationnaire. – Où pouvons-nous aller ? s’écrièrent les pickwickiens pleins de trouble. – Hohé ! hohé ! » telle fut la seule réponse ; puis il y eut un moment d’égarement inouï, un bruit lourd de pas cadencés, un choc v*****t, une confusion de rires étouffés, et les troupes se retrouvèrent à cinq cents toises de distance, et les semelles des bottes de M. Pickwick furent aperçues en l’air. M. Snodgrass et M. Winkle venaient d’exécuter, avec beaucoup de prestesse, une culbute obligée. M. Winkle, assis par terre, étanchait, avec un mouchoir de soie jaune, le sang qui s’écoulait de son nez, quand ils virent leur vénérable chef courant, à quelque distance, après son chapeau, lequel s’éloignait en caracolant avec malice. Il y a peu d’instants dans l’existence d’un homme où il éprouve plus de détresse visible, où il excite moins de commisération que lorsqu’il donne la chasse à son propre chapeau. Il faut avoir une grande dose de sang-froid, un jugement bien sûr pour le pouvoir rattraper. Si l’on court trop vite, on passe par-dessus ; si l’on se baisse trop lentement, au moment où l’on croit le saisir, il est déjà bien loin. La meilleure méthode est de trotter parallèlement à l’objet de votre poursuite, d’être prudent et attentif, de bien guetter l’occasion, de gagner les devants par degrés, puis de plonger rapidement, de prendre votre chapeau par la forme, et de le planter solidement sur votre tête, en souriant gracieusement pendant tout ce temps, comme si vous trouviez la plaisanterie aussi bonne que tout le monde. Il faisait un petit vent frais, et le chapeau de M. Pickwick roulait comme en se jouant devant lui. Le vent soufflait et M. Pickwick s’essoufflait ; et le chapeau roulait, et roulait aussi gaiement qu’un marsouin en belle humeur dans un courant rapide ; il roulerait encore, bien au delà de la portée de M. Pickwick, s’il n’eût été arrêté par un obstacle providentiel, au moment où notre voyageur allait l’abandonner à son malheureux sort. M. Pickwick, complètement épuisé, allait donc abandonner sa poursuite, quand le chapeau s’aplatit contre la roue d’un carrosse qui se trouvait rangé en ligne avec une douzaine d’autres véhicules. Le philosophe, apercevant son avantage, s’élança vivement, s’empara de son couvre-chef, le plaça sur sa tête, et s’arrêta pour reprendre haleine. Il y avait une demi-minute environ qu’il était là, lorsqu’il entendit son nom chaleureusement prononcé par une voix amie ; il leva les yeux et découvrit un spectacle qui le remplit à la fois de surprise et de plaisir. Dans une calèche découverte, dont les chevaux avaient été retirés à cause de la foule, se tenaient debout les personnes ci-après désignées : un vieux gentleman, gros et vigoureux, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, d’une culotte de velours et de bottes à revers ; deux jeunes demoiselles, avec des écharpes et des plumes ; un jeune homme, apparemment amoureux d’une des jeunes demoiselles ; une dame, d’un âge douteux, probablement tante desdites demoiselles ; et enfin M. Tupman, aussi tranquille, aussi à son aise que s’il avait fait partie de la famille depuis son enfance. Derrière la voiture était attachée une bourriche d’une vaste dimension, une de ces bourriches qui, par association d’idées, éveillent toujours, dans un esprit contemplatif, des pensées de volailles froides, de langues fourrées et de bouteilles de bon vin. Enfin, sur le siège de la calèche, dans un état heureux de somnolence, était assis un jeune garçon, gros, rougeaud et joufflu, qu’un observateur spéculatif ne pouvait regarder pendant quelques secondes sans conclure qu’il devait être le dispensateur officiel des trésors de la bourriche, lorsque le temps convenable pour leur consommation serait arrivé.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD