Chapter 11

2000 Words
M. Pickwick avait à peine jeté un coup d’œil rapide sur ces intéressants objets, quand il fut hélé de nouveau par son fidèle disciple. « Pickwick ! Pickwick ! lui disait-il ! montez ! montez vite ! – Venez, monsieur, venez, je vous en prie, ajouta le vieux gentleman. Joe ! Que le diable emporte ce garçon ! Il est encore à dormir ! Joe ! abaissez le marchepied. » La gros joufflu se laissa lentement glisser à bas du siège, abaissa le marchepied, et, d’une manière engageante, ouvrit la portière du carrosse. M. Snodgrass et M. Winkle arrivèrent dans ce moment. « Il y a de la place pour vous tous, messieurs, reprit le propriétaire de la voiture. Deux dedans, un dehors. Joe, faites de la place sur le siège pour l’un de ces messieurs. Maintenant, monsieur, montez. » Et le vieux gentleman, étendant le bras, hissa de vive force dans la calèche, d’abord M. Pickwick, ensuite M. Snodgrass. M. Winkle monta sur le siège ; le gros joufflu se percha près de lui et se rendormit instantanément. « Je suis charmé de vous voir, messieurs, poursuivit le gentleman, je vous connais très-bien, messieurs, quoique vous ne vous souveniez peut-être pas de moi. J’ai passé plusieurs soirées dans votre club, l’hiver dernier. Ce matin j’ai rencontré ici mon ami, M. Tupman, et j’ai été enchanté de le voir. Hé bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? Vous avez l’air tout à fait bien portant, mais là, très-bien portant ! » M. Pickwick, à qui ces dernières paroles étaient adressées, rétorqua le compliment, et donna une vigoureuse poignée de mains au vieux gentleman. « Eh bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? continua celui-ci en regardant M. Snodgrass avec une sollicitude paternelle. À merveille, n’est-ce pas ? Ah ! tant mieux, tant mieux ! Et comment cela va-t-il, monsieur Winkle ? Bien ? J’en suis charmé. Mes filles, messieurs. Et voilà ma sœur Rachel Wardle : c’est une demoiselle, sans que cela paraisse. N’est-ce pas, monsieur ? N’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant à gorge déployée, et en insérant plaisamment son coude entre les côtes de M. Pickwick. – Mon Dieu ! frère… dit miss Wardle, avec un sourire suppliant. – Vrai, vrai, reprit le vieux gentleman, personne ne peut le nier, messieurs, je vous présente mon ami, M. Trundle. Et maintenant que vous vous connaissez tous, tâchons d’être confortables et heureux, et voyons ce qui se passe. Voilà mon opinion. » Ayant ainsi parlé, il mit ses lunettes, tandis que M. Pickwick tirait son télescope ; et chacun se tint debout dans la voiture pour regarder les évolutions des militaires. C’étaient des manœuvres étonnantes. Un rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait aussitôt en arrière, puis un autre rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait en arrière à son tour ; ensuite il y avait des formations de carrés, avec les officiers dans le centre ; des descentes dans la tranchée avec des échelles ; de l’autre côté des ascensions par le même moyen ; puis on abattait des barricades de paniers ; et tout cela se faisait avec un courage sans pareil. Dans les batteries, les artilleurs fourraient de gros tampons dans les bouches d’effroyables canons, et il fallait tant de préparatifs pour les bourrer, et ils faisaient tant de bruit quand on y avait mis le feu, que l’air résonnait au loin des cris plaintifs des femmes. Dans le carrosse, les jeunes miss Wardle étaient si effrayées que M. Trundle fut absolument obligé de soutenir l’une d’elles, tandis que M. Snodgrass supportait la seconde : et les nerfs de miss Rachel Wardle étaient dans un état d’alarme si terrible que M. Tupman trouva indispensable de passer le bras autour de sa taille pour l’empêcher de tomber. Enfin tout le monde éprouvait une exaltation prodigieuse, excepté le groom joufflu, qui dormait au tonnerre du canon aussi profondément que si ç’avait été la chanson habituelle de sa nourrice. Lorsque la citadelle fut prise et qu’on servit à dîner au assiégeants et aux assiégés, le vieux gentleman s’écria : « Joe ! Joe ! Damné garçon, il est encore à dormir ! Soyez assez bon, monsieur, pour lui pincer la jambe, s’il vous plaît, c’est le seul moyen de le réveiller. Je vous remercie. Joe, défaites la bourriche. » Le gros joufflu, qui avait été effectivement éveillé par la compression d’une partie de son mollet, entre le pouce et l’index de M. Winkle, se laissa de nouveau glisser à bas du siège et s’occupa à dépaqueter la bourriche, d’une manière plus expéditive qu’on n’aurait pu l’attendre de sa précédente inactivité. « Maintenant il faut nous asseoir serrés, » dit le vieux gentleman. Après beaucoup de plaisanteries sur le froissement des manches des dames, après beaucoup de rougeur occasionnée par la joyeuse proposition de les faire asseoir sur les genoux des messieurs, la société tout entière parvint à s’empiler dans la calèche, et le vieux gentleman s’occupa de faire circuler les objets que le gros joufflu lui tendait de derrière la voiture où il était monté. « Maintenant, Joe, les couteaux, les fourchettes. » Les couteaux et les fourchettes furent passés. Les dames et les messieurs de l’intérieur, et M. Winkle sur son siège, furent fournis de ces ustensiles nécessaires. « Des assiettes, Joe ! des assiettes ! » Les assiettes furent distribuées de la même manière. « Maintenant, Joe, la volaille. Damné garçon, il est encore à dormir. Joe ! Joe ! Plusieurs coups de canne administrés sur la tête du dormeur le tirèrent enfin de sa léthargie. Allons passez-nous les comestibles. » Il y avait quelque chose, dans le son de ce dernier mot, qui réveilla entièrement le gros dormeur. Il tressaillit, et ses yeux plombés, à moitié cachés par ses joues bouffies, lorgnèrent amoureusement les comestibles à mesure qu’il les déballait. « Allons, dépêchons, » dit M. Wardle, car le gros joufflu dévorait du regard un chapon, dont il paraissait ne pas pouvoir se séparer. Il soupira profondément, jeta un coup d’œil désespéré sur la volaille dodue, et la remit tristement à son maître. « Bon ! Un peu de vivacité ! Maintenant la langue. Maintenant le pâté de pigeons ! Prenez garde au veau et au jambon. Attention aux écrevisses. Ôtez la salade de la serviette. Passez-moi l’assaisonnement. » Tout en donnant ces ordres précipités, M. Wardle distribuait dans l’intérieur de la voiture les articles qu’il nommait, et plaçait des plats sans nombre dans les mains et sur les genoux de chacun. Lorsque l’œuvre de destruction fut commencée, le joyeux hôte demanda à ses convives : « Eh bien ! n’est-ce pas délicieux ? – Délicieux ! répondit M. Winkle, qui découpait une volaille sur le siège. – Un verre de vin ? – Avec le plus grand plaisir. – Ne feriez-vous pas mieux d’avoir une bouteille pour vous, là-haut ? – Vous êtes bien bon. – Joe ! – Oui, monsieur. (Il n’était point endormi, cette fois, étant parvenu à soustraire un petit pâté de veau.) – Une bouteille de vin au gentleman sur le siège. Je suis charmé de vous voir, monsieur. – Bien obligé, répondit M. Winkle, en plaçant la bouteille à côté de lui. – Voulez-vous me permettre de prendre un verre de vin avec vous ? dit M. Trundle à M. Winkle. – Avec grand plaisir, » repartit celui-ci ; et les deux gentlemen prirent du vin ensemble ; et tous les assistants, même les dames, suivirent leur judicieux exemple. « Comme notre chère Emily coquette avec ce jeune homme, observa tout bas à M. Wardle la tante demoiselle, avec toute l’envie convenable à une tante demoiselle. – Bah ! répliqua le brave homme de père. Ça n’a rien d’extraordinaire. C’est fort naturel. M. Pickwick, un verre de vin ? » M. Pickwick, interrompant pour un instant les profondes recherches qu’il faisait dans l’intérieur du pâté de pigeons, accepta en rendant grâce. « Emily, ma chère, dit la tante demoiselle avec un air de chaperon ; ne parlez pas si haut, mon amour. – Plaît-il, ma tante ? – Il paraît que ma tante et le vieux petit monsieur voudraient qu’il n’y en eût que pour eux, chuchota miss Isabella Wardle à sa sœur Emily. Puis les deux jeunes demoiselles se mirent à rire de tout leur cœur, et la vieille demoiselle s’efforça de prendre une physionomie aimable, mais elle ne put en venir à bout. « Les jeunes filles ont tant de gaieté ! observa-t-elle à M. Tupman avec un air de tendre commisération, comme si la gaieté eût été marchandise de contrebande, et comme si c’eût été un crime que d’en porter sur soi sans avoir un laissez-passer ; mais M. Tupman ne fit pas exactement la réponse désirée. – Vous avez bien raison, dit-il ; c’est tout à fait charmant ! – Hem ! fit miss Wardle d’un ton dubitatif. – Voulez-vous me permettre, reprit M. Tupman, de la manière la plus insinuante, en touchant de la main gauche le poignet de la séduisante Rachel, tandis que de la main droite il levait tout doucement une bouteille. Voulez-vous me permettre ?… – Oh ! monsieur ! » M. Tupman prit un air encore plus persuasif, et miss Rachel exprima la crainte qu’on ne tirât encore des coups de canon, ce qui aurait naturellement obligé son cavalier à la soutenir. « Trouvez-vous mes nièces jolies ? murmura ensuite la tante affectueuse à l’oreille de M. Tupman. – Je les trouverais jolies si leur tante n’était pas ici, répondit le galant pickwickien, avec un regard passionné. – Oh ! le méchant homme ! Mais réellement, si elles avaient un peu de fraîcheur, ne trouvez-vous pas qu’elles feraient de l’effet… à la lumière ? – Oui,… je le crois, répliqua M. Tupman d’un air indifférent. – Oh ! moqueur ! Je sais ce que vous alliez dire. – Quoi donc ? demanda M. Tupman, qui n’était pas bien décidé à dire quelque chose. – Vous alliez dire qu’Isabelle est voûtée. Je sais que vous l’alliez dire. Les hommes sont de si bons observateurs ! Eh bien ! c’est vrai ; je ne puis pas le nier ! Et certainement s’il y a quelque chose de vilain pour une jeune personne, c’est d’être voûtée. Je le lui dis souvent, et qu’elle deviendra tout à fait effroyable quand elle sera un peu plus vieille. Je vois que vous avez l’esprit malin. » M. Tupman, charmé d’obtenir cette réputation à si bon marché, s’efforça de prendre un air fin, et sourit mystérieusement. « Quel sourire sarcastique ! s’écria l’inflammable Rachel. Je vous assure que vous m’effrayez. – Je vous effraye ? – Oh ! vous ne pouvez rien me cacher. Je sais ce que ce sourire signifie. – Hé bien ? dit M. Tupman, qui lui-même n’en avait pas la plus légère idée. – Vous voulez dire, poursuivit l’aimable tante, en parlant encore plus bas, vous voulez dire que la tournure d’Isabelle vous déplaît encore moins que l’effronterie d’Emily. C’est vrai, elle est effrontée. Vous ne pouvez croire combien cela me rend parfois malheureuse. Je suis sûre que j’en ai pleuré pendant des heures entières. Mon cher frère est si bon, si peu soupçonneux, qu’il n’en voit rien. S’il le voyait, je suis certaine que cela lui briserait le cœur. Je voudrais pouvoir me persuader qu’il n’y a pas de mal au fond. Je le désire si vivement ! (Ici l’affectueuse parente poussa un profond soupir, et secoua tristement la tête.) – Je suis sûre que ma tante parle de nous, dit tout bas miss Emily Wardle à sa sœur. J’en suis tout à fait sûre : elle a pris son air malicieux. – Tu crois, répondit Isabelle. Hem ! tante, chère tante ! – Oui, mon cher amour. – J’ai bien peur que vous ne vous enrhumiez, ma tante : mettez donc un mouchoir de soie autour de votre bonne vieille tête. Vous devriez prendre plus soin de vous, à votre âge. » Quoique cette revanche fût bien motivée, elle était tellement poignante qu’il est impossible d’imaginer de quelle manière se serait exhalé le courroux de la tante, si M. Wardle n’avait pas fait diversion, sans y penser, en criant d’une voix forte : « Joe ! Damné garçon ! il est encore à dormir ! – Voilà un jeune homme bien extraordinaire, dit M. Pickwick. Est-ce qu’il est toujours assoupi comme cela ? – Assoupi ! Il dort toujours. Il fait mes commissions en dormant ; et quand il sert à table, il ronfle. – Bien extraordinaire ! répéta M. Pickwick. – Ha ! extraordinaire en vérité, reprit le vieux gentleman. Je suis orgueilleux de ce garçon. Je ne voudrais m’en séparer à aucun prix, sur mon âme. C’est une curiosité naturelle. Hé ! Joe ! Joe ! ôtez tout cela, et débouchez une autre bouteille, m’entendez-vous ? » Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l’énorme morceau de pâté qu’il était en train de mastiquer lorsqu’il s’était endormi, et tout en exécutant les ordres de son maître, il lorgnait languissamment les débris de la fête, à mesure qu’il les remettait dans la bourriche. La nouvelle bouteille fut débouchée et vidée rapidement : la bourriche fut rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta sur le siège ; les besicles et les lunettes d’approche furent braquées sur nouveaux frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y eut encore un grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes ; puis on fit jouer une mine à l’immense satisfaction de tout le monde ; et quand la mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, et partirent aussi. À la fin d’une conversation interrompue par les décharges, le vieux gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main : « Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.
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