IIIQuand Camilla fut partie, je restai absolument seul à Rome, sans
aucune lettre de recommandation, sans aucune autre connaissance que les sites,
les monuments et les ruines où la Camilla m’avait introduit. Le vieux peintre
chez lequel j’étais logé ne sortait jamais de son atelier que pour aller le
dimanche à la messe avec sa femme et sa fille, jeune personne de seize ans
aussi laborieuse que lui. Leur maison était une espèce de couvent où le travail
de l’artiste n’était interrompu que par un frugal repas et par la prière.
Le soir quand les dernières lueurs du soleil s’éteignaient sur les
fenêtres de la chambre haute du pauvre peintre, et que les cloches des
monastères voisins sonnaient l’Ave Maria, cet adieu harmonieux du jour
en Italie, le seul délassement de la famille était de dire ensemble le chapelet
et de psalmodier à demi-chant les litanies jusqu’à ce que les voix affaissées
par le sommeil s’éteignissent dans un vague et monotone murmure semblable à
celui du flot qui s’apaise sur une plage où le vent tombe avec la nuit.
J’aimais cette scène calme et pieuse du soir, où finissait une
journée de travail par cet hymne de trois âmes s’élevant au ciel pour se
reposer du jour. Cela me reportait au souvenir de la maison paternelle, où
notre mère nous réunissait aussi, le soir, pour prier tantôt dans sa chambre,
tantôt dans les allées de sable du petit jardin de Milly, aux dernières lueurs
du crépuscule. En retrouvant les mêmes habitudes, les mêmes actes, la même
religion, je me sentais presque sous le toit paternel dans cette famille
inconnue. Je n’ai jamais vu de vie plus recueillie, plus solitaire, plus
laborieuse et plus sanctifiée que celle de la maison du peintre romain.
Le peintre avait un frère. Ce frère ne demeurait pas avec lui. Il
enseignait la langue italienne aux étrangers de distinction qui passaient les
hivers à Rome. C’était plus qu’un professeur de langues, c’était un lettré
romain du premier mérite. Jeune encore, d’une figure superbe, d’un caractère
antique, il avait figuré avec éclat dans les tentatives de révolution que les
républicains romains avaient faites pour ressusciter la liberté dans leur pays.
Il était un des tribuns du peuple, un des Rienzi de l’époque. Dans cette courte
résurrection de Rome antique suscitée par les Français, étouffée par Mack et
par les Napolitains, il avait joué un des premiers rôles, il avait harangué le
peuple au Capitole, arboré le drapeau de l’indépendance et occupé un des
premiers postes de la république. Poursuivi, persécuté, emprisonné au moment de
la réaction, il n’avait dû son salut qu’à l’arrivée des Français, qui avaient
sauvé les républicains, mais qui avaient confisqué la république.
Ce Romain adorait la France révolutionnaire et philosophique ; il
abhorrait l’empereur et l’empire. Bonaparte était pour lui, comme pour tous les
Italiens libéraux, le César de la liberté. Tout jeune encore, j’avais les mêmes
sentiments. Cette conformité d’idées ne tarda pas à se révéler entre nous. En
voyant avec quel enthousiasme à la fois juvénile et antique je vibrais aux
accents de liberté quand nous lisions ensemble les vers incendiaires du poète
Monti ou les scènes républicaines d’Alfieri, il vit qu’il pouvait s’ouvrir à
moi, et je devins moins son élève que son ami.