IJe menais à Naples à peu près la même vie contemplative qu’à Rome
chez le vieux peintre de la place d’Espagne ; seulement, au lieu de passer mes
journées à errer parmi les débris de l’Antiquité, je les passais à errer ou sur
les bords ou sur les flots du golfe de Naples. Je revenais le soir au vieux
couvent où, grâce à l’hospitalité du parent de ma mère, j’habitais une petite
cellule qui touchait aux toits, et dont le balcon, festonné de pots de fleurs
et de plantes grimpantes, ouvrait sur la mer sur le Vésuve, sur Castellamare et
sur Sorrente.
Quand l’horizon du matin était limpide, je voyais briller la maison
blanche du Tasse, suspendue comme un nid de cygne au sommet d’une falaise de
rocher jaune, coupée à pic par les flots. Cette vue me ravissait. La lueur de
cette maison brillait jusqu’au fond de mon âme. C’était comme un éclair de
gloire qui étincelait de loin sur ma jeunesse et dans mon obscurité. Je me
souvenais de cette scène homérique de la vie de ce grand homme, quand, sorti de
prison, poursuivi par l’envie des petits et par la calomnie des grands, bafoué
jusque dans son génie, sa seule richesse, il revient à Sorrente chercher un peu
de repos, de tendresse ou de pitié, et que, déguisé en mendiant, il se présente
à sa sœur pour tenter son cœur et voir si elle, au moins, reconnaîtra celui
qu’elle a tant aimé.
« Elle le reconnaît à l’instant, dit le biographe naïf, malgré sa
pâleur maladive, sa barbe blanchissante et son manteau déchiré. Elle se jette
dans ses bras avec plus de tendresse et de miséricorde que si elle eût reconnu
son frère sous les habits d’or des courtisans de Ferrare. Sa voix est étouffée
longtemps par les sanglots ; elle presse son frère contre son cœur. Elle lui
lave les pieds, elle lui apporte le manteau de son père, elle lui fait préparer
un repas de fête. Mais ni l’un ni l’autre ne purent toucher aux mets qu’on
avait servis, tant leurs cœurs étaient pleins de larmes ; et ils passèrent le
jour à pleurer sans se rien dire, en regardant la mer et en se souvenant de
leur enfance. »